Manifestation le 21 avril 2024 à Bogota contre la réforme en santé et le gouvernement Petro @Voice of America - Public domain via WikiCommons

Alexandre Dubé-Belzile, collaboration de Bogota

En avril dernier, la Colombie a connu de grandes manifestations contre le gouvernement progressiste de Gustavo Petro. Face à cette grogne et à une forte opposition de la droite, le nouveau président saura-t-il insuffler un changement de cap aux institutions colombiennes ?

À l’occasion de cette mobilisation, la plupart des membres de la classe politique de droite ont exprimé leur soutien, au nom de la défense des institutions démocratiques supposément sans faille et pour empêcher que le pays devienne, soi-disant, un autre Venezuela ou un autre Cuba. On reproche au président, entre autres, son passé de guérillero, comme membre de la guérilla urbaine M-19.

Quelle est la nature de ces manifestations ?

En marge du centre historique de Bogotá, dans le quartier populaire Teusaquillo, c’était la grogne contre les manifestant·es, « ces corrompu.es », pouvait-on entendre. Pour Freddy Diaz Garcia, beaucoup de gens peu politisés auraient été payés pour prendre la rue ou incités par les grands médias du pays. Freddy est directeur de l’Instituto Nacional Sindical, affilié au Congreso de los Pueblos, une organisation militante née dans les années 1990.

Pour lui, cette opposition blâme le gouvernement de Petro pour les problèmes liés aux politiques néolibérales qui sont en place depuis les années 1990. En fait, selon Freddy, les manifestant·es n’ont pas vraiment d’idéologie commune, mais toutes et tous souhaitent l’influence des États-Unis dans le pays.

En effet, il y a tout un problème d’hégémonie culturelle qui mine les possibilités de changement. On retrouve, parmi cette population influencée par la droite, les valeurs d’un évangélisme réactionnaire, l’anticommunisme qui s’étend à tous les mouvements un tant soit peu progressistes, le racisme, souvent dirigé contre les Vénézuéliens.nes, l’antiféminisme et l’homophobie, dans une société encore très machiste.

Quelles sont les avancées dans le processus de paix ?

Arrivé au pouvoir depuis bientôt presque deux ans, le gouvernement Petro a engagé une rupture et opéré un changement de mentalité aux commandes de l’État. En effet, le président affirme vouloir en finir avec la culture de violence, les inégalités qui en sont la cause et la répression de l’État qui était auparavant la norme.

Des changements profonds restent encore à voir. Cependant, il est extraordinaire de constater qu’un projet de paix totale émane du gouvernement en Colombie. En effet, pour une première fois, ce dernier semble vraiment vouloir négocier avec tous les groupes armés, notamment l’Armée de libération nationale (ELN), exclu de l’Accord de 2016, et même avec les paramilitaires. Le paramilitarisme n’est donc plus une politique d’État !

Cependant, on ne peut s’empêcher d’y voir un paradoxe : d’une part, les groupes paramilitaires n’ont pas d’idéologie politique, contrairement à l’ELN ou aux FARC (Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia) et, d’autre part, ils sont encore au service des secteurs plus réactionnaires de l’appareil étatique et continuent d’entretenir des relations avec les forces de sécurité de l’État. C’est à se demander ce qu’ils ont à apporter à la table des négociations.

Cela dit, d’un point de vue politique, cela témoigne d’une rupture réelle et de la volonté du gouvernement de se distancer de ces derniers. Malheureusement, les groupes dissidents, guérillas et paramilitaires, sont de plus en plus divisés et la tâche de négocier avec tous ces groupes est extrêmement compliquée. À titre d’exemple, les forces de sécurité ont infiltré l’État major central (Estado Mayor Central – EMC) des FARC dans l’Arauca, qui est devenu un groupe paramilitaire s’adonnant au narcotrafic1.

Selon Ernesto Roa, président de la Associacion Nacional Campesina José Antonio Galan Soca (ASONALCA), l’EMC assassine les leaders paysans pour favoriser les intérêts de la bourgeoisie nationale et du narcotrafic en les profilant comme des membres de l’ELN, et ce, avec la complicité de La Fiscalia, une institution affiliée au pouvoir judiciaire en Colombie. En fait, pour Ernesto Roa, la violence n’est pas le résultat de conflits entre différents groupes. Il s’agit d’une méthode de contrôle politique et l’Accord de 2016 n’aura servi qu’à générer l’illusion de la paix, alors que la réalité sur le terrain est toute autre.

Le défi de pouvoir gouverner autrement

Pour changer les choses, l’actuel gouvernement colombien doit pouvoir gouverner, ce qui n’est pas une mince affaire. En effet, dans les 12 mois qui ont suivi son arrivée au pouvoir, il a dû changer 12 de ses 19 ministres, destituer des généraux et le chef de la police, en plus d’avoir essuyé des démêlés avec les diverses institutions du pays.

L’implication du fils du président dans l’acquisition illicite de fonds pour la campagne pour son père a également fourni des munitions à l’opposition. Plusieurs y voient des manigances de l’opposition, ce qui n’est pas impossible. Il est aussi difficile de voir comment Petro pourrait changer la structure du pouvoir en Colombie en quatre ans. Qui plus est, il n’y a, pour le moment, personne pour suivre ses pas après son mandat.
En fin de compte, l’élection de Gustavo Petro marque l’arrivée d’une nouvelle volonté d’en finir avec une manière de faire qui a pratiquement toujours été la norme en Colombie.

Cependant, on peut se demander si ce gouvernement ne sera pas qu’un soubresaut dans l’histoire du pays avant un retour à la droite. Pour Freddy, le gouvernement de Petro n’aura servi qu’à freiner l’émergence d’idées plus radicales et, pour Ernesto, rien n’a changé.
Plus de marge de manœuvre pour les mouvements sociaux

Néanmoins les mouvements sociaux ont aujourd’hui beaucoup plus de marge de manœuvre. Il y a un peu plus de 10 ans, ils pouvaient à peine opérer, faisant face à une répression impitoyable. De nos jours, même si les assassinats persistent, l’influence de ces mouvements est grandissante.

Et comme journaliste indépendant, il est beaucoup plus facile de mener mon travail d’enquête. Il y a seulement trois ans, je n’aurais même pas pu mentionner les noms des personnes avec qui je me suis entretenu. On peut donc garder espoir pour la Colombie avec la direction que cherche à prendre le gouvernement de Petro. Toutefois, il ne pourra y arriver sans l’action des mouvements sociaux qui eux vont traverser le temps.

  1. À cet égard, il est possible de consulter l’article de la revue Raya https://revistaraya.com/estan-infiltradas-las-disidencias-por-el-ejercito.html – en espagnol seulement []