Julie Massal, Institut français des études américaines, 23 janvier 2020
Une mobilisation multisectorielle d’ampleur inégalée
La mobilisation sociale en Colombie a débuté avec la « grève nationale » du 21 novembre 2019, suivie massivement[1] dans les principales villes que sont Bogota, Medellin et Cali (la Colombie compte 45 millions d’habitants, à 70% urbains), mais aussi dans les villes petites et moyennes de toutes les régions, confirmant ainsi son caractère national. Elle s’est poursuivie avec les journées de grève des 29 novembre et 4 décembre, avec une participation un peu moindre, mais elle s’est aussi diversifiée dans ses expressions, comme des marches quasiment quotidiennes et des concerts de casserole, inédits en Colombie. Elle a également donné lieu à des assemblées citoyennes de quartier et à diverses modalités de débat, comme les « cours au parc » sur la conjoncture, et à maintes manifestations festives et culturelles, telles que les concerts du 8 décembre, jour de la fête de Bogota, tout cela permettant une réappropriation de l’espace public.
Au-delà des syndicats qui ont convoqué la grève, la mobilisation s’est élargie aux organisations étudiantes, paysannes, indiennes, environnementalistes et féministes mais aussi à des acteurs non organisés, comme les personnes âgées qui craignent une diminution de leurs retraites, et « la jeunesse » non étudiante, qui demande à être entendue et mieux représentée. Autoproclamée « mobilisation citoyenne », cette contestation multisectorielle a principalement axé son discours autour de trois thèmes :
- a) la lutte contre la corruption, notamment au sein de la classe politique et dans le secteur éducatif, après divers scandales au sein d’universités publiques ;
- b) la défense de l’accord de paix et le refus de la violence sociale contre les activistes ainsi que la dénonciation du recrutement forcé de jeunes mineurs par les acteurs armés ;
- c) le refus d’un « paquet » (paquetazo) de mesures économiques et sociales, en débat au Congrès (réforme fiscale, réforme des retraites). Ces mesures, selon les syndicats, accroîtraient la privatisation des retraites (qui fonctionnent déjà selon le système de capitalisation en grande part), aggraveraient l’emploi précaire et mal rémunéré, notamment pour les jeunes diplômés et professionnels, et renchériraient le coût de la vie (impôts, tarifs des services publics).
Ces thèmes sont articulés autour de deux axes centraux : d’une part, le refus de la politique sociale et économique du gouvernement, qui mobilise les secteurs en grève plutôt proches des acteurs syndicaux, les étudiants, ainsi que les retraités et les familles modestes en milieu urbain ; et d’autre part, la revendication d’un débat « nécessaire » sur la mise en œuvre de l’accord de paix, exprimée sous la forme d’une critique de la « politique sécuritaire » du gouvernement, présente aussi au niveau rural. Ce second axe acquiert de fait une importance majeure dans le débat public, ce qui témoignerait d’une évolution depuis le référendum du 2 octobre 2016, lorsque l’accord de paix avait été rejeté à 50.2%.
La mobilisation en cours s’avère, à bien des égards, surprenante. La convocation d’une grève nationale par les principaux syndicats le 21 novembre, n’est certes pas en soi une innovation ; d’autres convocations à une grève nationale, comme celle du 25 avril 2019, n’ont cependant pas eu le même écho. Cette fois, la convocation agrège bien au-delà des secteurs traditionnellement mobilisés et repose sur la mise à l’agenda politique de nouvelles revendications, tout en maintenant une forte attente à l’égard du processus de paix. Il s’agit donc de comprendre ce processus d’articulation multisectorielle.
L’émergence de nouveaux débats sociaux et politiques
Cette mobilisation est perçue comme innovante, tant par sa composition, ses motivations que par son ampleur et son étendue géographique. La mobilisation sociale n’est pourtant pas un phénomène totalement inédit en Colombie : que ce soit au plan national ou local, elle a permis de maintenir un tissu d’organisations diverses, paysannes, féministes, environnementales ou pacifistes, qui ont participé à construire diverses modalités de résistance civile, face au conflit armé et à la violence politique engendrée par celui-ci. Les mobilisations passées ont ainsi produit de nouvelles articulations au plan national, entre les acteurs paysans et étudiants en 2011 et 2013, ainsi qu’avec les mouvements pacifistes (Massal 2018 ; Allain & Beuf 2014 ; Cruz 2013). Ces antécédents mettent en lumière un processus de recomposition des mouvements sociaux, initié peu avant la négociation du processus de paix en 2012 et qui se poursuit depuis lors. Mais la violence sociale et politique avait semblé restreindre une extension de la mobilisation. La surprise générée par la contestation fin 2019 est donc liée à sa dimension nationale et à sa composition sociale hétérogène, et au fait qu’elle se situe en grande partie en dehors des canaux institutionnels syndicaux et partisans.
La mobilisation actuelle est le fruit d‘évolutions sociopolitiques à moyen terme. Au niveau urbain, depuis une décennie, de nouveaux débats modifient l’agenda des acteurs sociaux. Les mobilisations étudiantes de 2011, réunissant les étudiants du secteur public et privé, avaient déjà élargi le débat en mettant l’accent sur le difficile accès aux études universitaires, tout en contestant la privatisation des universités publiques et le coût de l’éducation supérieure. Fin 2018 ce thème est revenu dans le débat lors de nouvelles marches étudiantes (mais aussi d‘enseignants et de recteurs) qui pointaient le financement insuffisant du secteur public et le manque de débouchés professionnels pour les plus diplômés. Le chômage s’est d’ailleurs aggravé en 2019, notamment pour les plus jeunes, ce qui alimente la crise sociale parmi la jeunesse.
A cela s’ajoute une contestation croissante de la classe politique traditionnelle jugée corrompue, ainsi que plusieurs institutions, notamment la police. Le gaspillage de l’argent public et le « manque d’attention » pour les enjeux sociaux quotidiens d’une population à 70% urbaine, sont ainsi de plus en plus fortement dénoncés. Le thème de la corruption a donné lieu à la convocation d’un référendum (août 2018) par une nouvelle classe politique urbaine, proche de la maire élue de Bogota C. López (qui prendra ses fonctions en janvier 2020), en faveur de réformes institutionnelles, mais cette consultation a échoué de peu, suscitant un mécontentement accru contre les partis traditionnels, jugés responsables de cet échec.
Le thème de la corruption reste d’ailleurs un élément majeur du débat politique et les partis traditionnels perdent de leur emprise, comme le reflètent les élections municipales et départementales du 27 octobre 2019, ayant abouti dans les villes principales (Bogota, Medellin et Cali), à l’émergence de figures indépendantes des alliances partisanes habituelles. Les acteurs de la contestation actuelle dénoncent d’ailleurs toute réappropriation partisane, y compris de la part des partis de gauche ou de centre ; le parti Farc s’est ainsi montré silencieux à ce sujet.
Un processus de paix au cœur des attentes sociales.
Le processus de paix est apparu comme l’un des trois enjeux majeurs de la mobilisation. Or celui-ci est fragilisé. Les attentes sociales concernant la paix alimentent donc la mobilisation actuelle, car la fin du conflit et de la violence sont au cœur des revendications.
Bien qu’ayant évolué dans un cadre formellement démocratique depuis 1958, les mouvements sociaux ont connu de longues périodes de restriction des libertés civiques et diverses formes de répression ou de stigmatisation politique et sociale. Le degré de violence est même évalué comme « anormalement élevé » dans un contexte démocratique (Gutiérrez 2014). Durant le conflit armé, la violence sociale et politique a restreint les possibilités de contestation, en stigmatisant la mobilisation sociale pour ses liens avec les guérillas. Mais, en dépit de l’accord de paix conclu entre le gouvernement Santos et la guérilla des FARC, entré en vigueur le 1er décembre 2016, la violence n’a pas disparu. Malgré la démobilisation des FARC et la constitution d’un parti politique Farc[2], le conflit armé se poursuit, car des groupes dissidents des FARC (représentant environ 400 personnes en 2016, 2800 aujourd’hui) ont refusé de se démobiliser et se sont depuis fortifiés ; à cela s’ajoute la reprise des armes le 29 août 2019 par certains anciens dirigeants de cette guérilla. Pour sa part, la guérilla ELN reste active, puisque le dialogue engagé début 2017 par le gouvernement Santos est interrompu en janvier 2019 par le président I. Duque[3]. Ainsi, la violence sociale et politique reste très présente dans de nombreuses régions de Colombie.
Cette violence s’exerce notamment contre les « leaders sociaux » (activistes), sous forme de menaces de mort, d’assassinats ciblés et autres formes d’intimidation. Elle est mise en œuvre par divers acteurs armés, que ce soit la guérilla ELN, les groupes dissidents des Farc, ou les organisations issues des groupes paramilitaires (démobilisés para la loi Justice et Paix de 2005), qui perdurent sous des formes criminelles et mafieuses multiples sans oublier les réseaux criminels transnationaux liés au narcotrafic (CCJ 2018 ; ICG 2019).
C’est pourquoi la focalisation sur le processus de paix se décline en trois thématiques lors de la mobilisation actuelle : la défense de l’accord de paix (2016), le refus de la violence sociale contre les activistes[4] et les populations civiles dans les régions où les acteurs armés prédominent, et la dénonciation du recrutement forcé de jeunes mineurs par les acteurs dissidents. Cette triple thématique acquiert une dimension nouvelle avec la révélation (le 5 novembre 2019) par le sénateur Roy Barreras, de la présence d’au moins 8 jeunes mineurs dans un camp de dissidents bombardé par l’armée, peu après la reprise des armes par d’anciens dirigeants Farc, le 29 août 2019[5].
Cette révélation a un double effet : dans un premier temps, elle produit une indignation sur le fait que ces 8 jeunes (de 12 à 17 ans) aient été tués lors du bombardement en étant présentés comme des « morts au combat ». Ceci relance deux débats cruciaux ; l’un est celui du recrutement forcé des mineurs par les acteurs armés, l’autre celui des « faux-positifs »[6], ce qui rappelle les heures difficiles du conflit. Puis dans un deuxième temps, le fait que cette information soit révélée si tardivement, plus de deux mois après les faits, et que la presse et le pouvoir ne s’en soient pas fait l’écho plus tôt, génère une contestation envers le ministre de la défense G. Botero (déjà mis en cause pour d’autres raisons, il est contraint de démissionner le 6 novembre) et envers le président I. Duque, accusé de minimisé l’ampleur du sujet. Dès lors, la politique « sécuritaire » du gouvernement est mise en question de façon plus globale.
Le débat se déplace et s’élargit alors au « manque de respect et de mise en œuvre » de l’accord de paix, et à « la violence envers les activistes sociaux »[7]. C’est après le 6 novembre que la plupart des organisations sociales se joignent à la grève nationale, amplifiant l’agenda de revendications au-delà du seul refus des « mesures » socio-économiques. Durant les journées de mobilisation, depuis le 21 novembre, la défense de la paix[8] et le refus de la violence sociale envers les activistes sont présents dans les revendications des manifestants de façon visible. Le refus de la violence sociale, qui avait commencé à acquérir une visibilité sur le plan médiatique depuis 2017, restait encore peu débattu sur le plan politique. La réactivation du thème du recrutement forcé des mineurs[9], également débattu en novembre par la Commission de la Vérité lors d’une rencontre à Medellin[10], est aussi un fait majeur dans les régions les plus pauvres, encore souvent affectées par la violence armée.
Ainsi, la mobilisation multisectorielle a replacé dans le débat public des préoccupations sociales longtemps demeurées inaudibles, mais aussi réactivé le débat sur le processus de paix, très fragilisé. Les acteurs sociaux ont pu articuler de façon innovante les enjeux sécuritaire et socio-économique. Au-delà de la contestation à l’encontre du gouvernement Duque, ce sont là des évolutions majeures qu’il convient de suivre à plus long terme.
[1] Le 21 novembre, selon diverses sources de presse, environ 800 000 personnes se seraient mobilisées à Bogota (sur 8 millions d’habitants), 80 000 à Medellín (sur 2.4 millions). C’est beaucoup plus que d’ordinaire.
[2] La guérilla et le parti gardent le même acronyme mais le nom diffère ; la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie a donné lieu au Parti de la Force Alternative Révolutionnaire du Commun (31 août 2017). Le pronom diffère également : les FARC sont devenues la Farc.
[3] Massal Julie, “Deux ans après l’accord de paix, où en est la Colombie” : Entretien réalisé par M. Allain (Iheal/Creda), Noria Research (18 février 2019) : https://www.noria-research.com/fr/deux-ans-apres-laccord-avec-les-farc/
[4] Celle-ci est mesurée par l’ONG colombienne Somos Defensores depuis 2010 (rapports en ligne): https://www.somosdefensores.org/ . Par exemple contre les femmes : El Nuevo Siglo, Bogotá, 15/11/2019: “Las mujeres líderes enfrentan nuevas amenazas”, https://www.elnuevosiglo.com.co/articulos/11-2019-las-mujeres-lideres-enfrentan-nuevas-amenazas
[5] Initialement le chiffre était de 7, mais il est passé à 8 après vérification : El País, 5-11-2019: “Barreras denuncia que en bombardeo murieron 7 niños que fueron reportados como bajas en combate”: https://www.elpais.com.co/colombia/roy-barreras-denuncia-que-en-bombardeo-murieron-7-ninos-y-los-hicieron-pasar-por-bajas-de-combate.html
[6] Des victimes civiles avaient été présentées comme des guérilleros morts au combat afin d’octroyer des primes aux soldats, dans la décennie 2000 sous le mandat d’A. Uribe. Les victimes de faux positifs sont évaluées selon les chiffres les plus conservateurs à près de 3000 personnes.
[7] Voir par exemple les rapports des think tank colombiens (PARES 2018 ; Indepaz 2018) ou de l’organisation International Crisis Croup (ICG 2019).
[8] “El llamado a incluir el Acuerdo de Paz en la conversación con Duque”, El Espectador, 27/11/2019 : https://www.elespectador.com/colombia2020/pais/el-llamado-incluir-el-acuerdo-de-paz-en-la-conversacion-con-duque-articulo-893056?fbclid=IwAR2_8QIqW474lZsofz8rCIz5h13FBJrEqdOhVsVnkcVP9CThrw-X8Y8obLY
[9] “Reclutamiento forzado, un cáncer que está avanzando”, El Espectador, 16/11/2019 : https://www.elespectador.com/colombia2020/pais/reclutamiento-forzado-un-cancer-que-esta-avanzando-articulo-891393
[10] Comisión de la verdad (CVCR) : “Niños, niñas y adolescentes le hablaron a Colombia” (27/11/2019) : https://comisiondelaverdad.co/actualidad/noticias/nunca-mas-ninos-y-ninas-en-la-guera-ninas-ninos-adolescentes-hablaron-colombia