En 1916, Lénine publie un pamphlet, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme[1]. Sur le coup, cette synthèse, qui vulgarise les travaux scientifiques du théoricien socialiste allemand Rudolf Hilferding[2], n’a pas beaucoup d’impact. Les socialistes, à part quelques exceptions dont évidemment les Russes, sont dévoués corps et âme à leurs différentes « unions sacrées », aux côté de « leur » capitalisme national. L’impérialisme et sa base originale, le colonialisme, ne leur posent pas un problème particulier.
Le capitalisme et la « civilisation »
Au sein de la Deuxième Internationale, le plus grand parti de l’époque, le SPD en Allemagne, affirme que la guerre contre la Russie est celle de la « civilisation » contre la « barbarie ». Ce point de vue reflète une dérive à l’œuvre dans le mouvement socialiste, où le capitalisme « moderne » est pensé comme une étape « nécessaire » dans l’histoire, un tremplin en fin de compte vers le triomphe inévitable du prolétariat. Marx estime par exemple que le colonialisme anglais, tout en étant guidé dans cette entreprise de prédation par ses « intérêts abjects », est en réalité « un instrument inconscient de l’histoire »[3]. Parallèlement, Engels applaudit la brutale conquête du Mexique par les États-Unis, car dit-il, « les Mexicains sont un « peuple paresseux », alors que les États-Unis représentent le dynamisme et le progrès. Pour celui qui est la référence au sein de l’Internationale socialiste, une fois que « l’Europe et l’Amérique du Nord auraient été réorganisées (par le socialisme), elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi-civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage »[4].
Plus tard, les socialistes français deviennent d’ardents défenseurs de la conquête de l’Algérie. En Angleterre, les mouvements syndicaux se retrouvent du même côté que les classes dominantes pour s’opposer aux revendications d’émancipation nationale en Irlande et en Inde. Au début du vingtième siècle, devant l’armée allemande qui procède à un véritable génocide en Namibie, les socialistes pensent que cette « bavure » fait partie de la marche de l’histoire. Le dirigeant du SPD Éduard Bernstein déclare que « les colonies sont là « pour rester. Les peuples civilisés doivent guide les peuples non-civilisés. Notre vie économique repose sur des produits qui viennent des colonies que les indigènes ne peuvent utiliser »[5].
C’est sur ce fonds de rationalisation colonialiste et d’illusions hégéliennes que les socialistes se retrouvent globalement désemparées au début de la Première Guerre mondiale. Avant la guerre, ils se sont pratiquement tous commis à la paix et à la fraternité. Mais quand arrive l’heure des canons, c’est la bousculade car presque tous, en Allemagne, en Angleterre, en France et ailleurs en Europe, c’est le retournement. Peu après, au moment où la véritable nature de la guerre, avec son cortège de massacres et de destructions inégalées, se révèle, c’est le chaos.
L’heure des brasiers
De toute évidence, le capitalisme triomphant se disloque. Les sociétés se déchirent : guerres civiles, insurrections, répression tout azimut. Alors que personne ne s’attend à cela, L’État tsariste, à la fois archaïque de par sa structure politique et moderne de son insertion dans le capitalisme européen, est jeté par terre. Il y aussi un mouvement socialiste particulier, plus radical, habitué à la lutte contre la dictature, ancré dans les grandes villes, la classe ouvrière naissante et une vaste intelligentsia révoltée. Des penseurs hétérodoxes, notamment Lénine, Trotski, Boukharine, estiment que la vision socialiste traditionnelle est trop passive et déterministe et que la Russie, même dans son état arriéré, peu trouver son propre chemin vers la révolution socialiste. Lénine pour sa part voit dès le début des années 1910 l’importance des luttes d’émancipation dans la périphérie de l’empire russe, alors que dans une certaine tradition socialiste, ces résistances nationales sont passéistes, voire réactionnaires[6].
Avec le début de la Première Guerre mondiale, tout s’accélère. Devant l’inertie et la complaisance des leaders socialistes, les factions socialistes russes, pour une fois réunies, tiennent tête[7]. Selon le pamphlet de Lénine, cette guerre est une foire d’empoigne entre impérialistes, un aboutissement normal du capitalisme. Il n’y a plus d’union sacrée, il n’y a plus de « civilisés » qui amèneront les « sauvages » vers le socialisme, il n’y a plus d’Internationale socialiste. Le capitalisme moderne, celui des cartels, des grands monopoles et des banques, impose un nouveau partage du monde :
D’embryon, l’impérialisme est devenu le système prédominant; les monopoles capitalistes ont pris la première place dans l’économie et la politique; le partage du monde a été mené à son terme; d’autre part, au lieu du monopole sans partage de l’Angleterre, nous assistons maintenant à la lutte d’un petit nombre de puissances impérialistes pour la participation au monopole, lutte qui caractérise tout le début du XXe siècle[8].
Il faut alors que les socialistes fassent deux choses en même temps :
- Transformer la guerre inter-impérialiste en une guerre civile, c’est-à-dire attaquer, sans compromis les États impérialistes, quel qu’ils soient, quitte à utiliser leur affaiblissement dans le contexte de l’affrontement inter-capitaliste. C’est exactement ce qui se passe en février et en octobre 1917.
- Établir une liaison étroite, organique, entre les mouvements socialistes européens et les insurrections anticoloniales et anti-impérialistes ailleurs dans le monde. C’est ce que l’Internationale communiste, mise en place à Moscou, entend faire, via des alliances inédites avec des mouvements de libération nationale, principalement en Asie.
L’appel de l’IC, relayé lors d’un fameux « Congrès des peuples », à Bakou en 1920, est sans ambiguïté :
Le socialiste qui défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre (…) Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révolutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique, mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique (…) L’Internationale Communiste est convaincue qu’elle ne sera pas seulement suivie par des prolétaires d’Europe, et que, formant comme une immense réserve de fantassins, les lourdes masses paysannes de l’Asie, du proche et du lointain Orient vont s’ébranler à leur suite[9].
[1] Lénine, 1916, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, en ligne à <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp.htm
[2] Son ouvrage principal est Le Capital financier, publié en 1910. L’ouvrage est numérisé : https://www.marxists.org/francais/hilferding/1910/lcp/index.htm
[3] Karl Marx, « La domination britannique en Inde », New York Daily Tribune, 25 juin 1853.
[4] Lettre d’Engels à Karl Kautsky, 12 septembre 1882. Marx changera d’optique plus tard dans son travail scientifique et politique, tel qu’expliqué par Kevin Anderson, Marx aux antipodes, Paris, Syllepse, 2015.
[5] Cité dans L’internationale sera le genre humain, sous la direction de Thierry Drapeau et Pierre Beaudet, M Éditeur, 2015, p. 143.
[6] C’est entre autres l’opinion de la polonaise Rosa Luxemburg. La Pologne fait alors partie de l’Empire tsariste. Luxemburg est contre la revendication polonaise à l’autodétermination.
[7] Les deux principales factions, les bolchéviques (majoritaires) et les menchéviques (minoritaires) s’opposent l’un a l’autre sur à peu près tout, sauf la guerre qu’ils condamnent comme une entreprise de prédation impérialiste, à laquelle est asservi l’État russe.
[8] Lénine, 1916, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
[9] L’Internationale communiste et la libération de l’Orient. Le premier Congrès des peuples de l’orient, Milan, Feltrinelli, 1967, p. 33