Guy Taillefer, Le Devoir, 28 juillet 2020
Le 19 juin dernier dans une ville du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, J. Jayarav, 58 ans, et son fils Bennicks, 31 ans, ont été arrêtés pour avoir fermé leur commerce 30 minutes après l’heure prévue par les directives de confinement. Ils sont décédés de leurs blessures quelques jours plus tard, après avoir de toute évidence été atrocement torturés par des policiers pour cette infraction mineure. L’affaire a fait grand bruit dans le pays, comme il se doit. Une enquête a été ouverte, deux policiers ont été suspendus.
En Inde, que des policiers frappent ou menacent de frapper à coups de bâton des Indiens ou des Indiennes dans la rue est courant. C’est la manifestation largement banalisée d’une culture profonde de violence institutionnalisée que les corps policiers sont autorisés depuis toujours à perpétuer en toute impunité. En particulier contre les dalits (ceux qu’on appelait les intouchables) et la minorité musulmane. Si donc le meurtre de ces deux hommes a suscité un grand émoi, il se trouve que cette affaire n’est pas exceptionnelle : selon un rapport de la Commission nationale des droits de la personne, plus de 3000 personnes sont mortes en détention en 2017 et 2018. Ce qui représente forcément la pointe de l’iceberg. Rien n’indique que cet émoi y changera grand-chose.
Les musulmans qui forment environ 14 % du 1,3 milliard de citoyens indiens n’ont qu’à bien se tenir. Une autre enquête réalisée en 2019 indiquait que 51 % des policiers jugeaient les musulmans « très », sinon « assez » naturellement enclins à commettre des crimes.
Cette violence et cette impunité, qui ne sont pas des réalités nouvelles, ont crû avec la pandémie de coronavirus. Une pandémie qui fait que l’Inde est aujourd’hui le troisième pays parmi les plus affectés, après les États-Unis et le Brésil, avec 1,5 million de cas et plus de 33 000 morts, des chiffres qui, là encore, sous-évaluent nécessairement la crise, vu la démographie indienne, l’inadéquation d’un système de santé essentiellement privé et la pauvreté endémique qui sévit en milieu rural comme en milieu urbain.
La violence n’est pas seulement policière, tant s’en faut, elle est aussi politique. Ultralibéral et ultranationaliste religieux, paternaliste et infantilisant, le premier ministre, Narendra Modi, massivement réélu aux élections de 2019, s’emploie à consolider son dessein autoritaire à la faveur de la COVID-19. Cet homme pour qui Donald Trump est un modèle a laissé courir un certain temps le bruit que les musulmans étaient responsables de la propagation du virus.
La démocratie indienne, pour son plus grand malheur, traverse une « pandémie de préjugés et de répression », pour reprendre les mots du journaliste Siddharth Varadarajan, fondateur du média en ligne indépendant The Wire. Et que les autorités harcèlent.
Répression des intellectuels qui défendent des positions laïques : le cas de deux militants connus pour leur lutte contre le système de castes, arrêtés en avril au nom des lois antiterroristes, a frappé les esprits. Mais ils ne sont que deux exemples dans la longue liste des arrestations qui sont survenues depuis les grandes manifestations contre les politiques antimusulmanes adoptées, fin 2019, par le gouvernement Modi.
Incessante intimidation des médias que le pouvoir ne trouve pas assez complaisants : qu’il suffise ici de signaler qu’au classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, l’Inde ne se situe plus qu’au 142e rang sur 180.
Dans un pays sans filet social où 90 % de la population active travaille dans le secteur informel, M. Modi avait appliqué fin mars une absurde politique de confinement qui a jeté sur les routes et privé de travail des millions de travailleurs migrants. Dans les pays « pauvres », le virus tuera autant qu’il fera mourir de faim. Face à une récession inévitable, et plutôt que de déployer un arsenal de mesures d’aide sociale, 13 des 28 États de l’Union indienne ont saccagé, sur prétexte de COVID-19, les lois du travail dans ce qu’il reste d’économie formelle, permettant aux employeurs de baisser les salaires, de procéder à des licenciements à leur guise et d’augmenter la semaine de travail à 72 heures. C’est une autre forme de répression. « Un retour à l’esclavage », de dire certains. Une façon de creuser encore plus les inégalités.
En sous-main, M. Modi enfonce le clou de sa gestion autoritaire à un autre chapitre, militaire celui-là. La pandémie en est le paravent. C’est ainsi qu’une récente réorganisation de l’armée orchestrée par M. Modi a vu s’installer un chef d’état-major qui ne se prive pas de faire des déclarations politiques — du jamais vu dans l’histoire de ce pays, qui a toujours eu la qualité de ne pas laisser les militaires se mêler au pouvoir civil. En cela aussi, il y a lieu de s’inquiéter pour l’avenir de la démocratie indienne.
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Une journée mondiale de protestations a lieu ce samedi 24 octobre contre le gouvernement indien responsable de la violence contre les minorités fondées sur la caste et la religion, pour l’abrogation de la loi sur la prévention des activités illégales et la libération de tous les prisonniers politiques incarcérés.
A Montréal, la manifestation a lieu ce samedi 24 octobre au Square Norman Béthune (à l’intersection de Guy et de Maisonneuve, près de la station de métro Guy-Concordia).