Cédric Durand . Fondation Rosa Luxemburg, 14.10.2019
A la manière des années 30 ou des années 70, la décennie 2010 est une période charnière. Dans un premier temps, la mondialisation néolibérale a semblé avoir absorbé l’onde de choc de la grande crise de 2008. La montée en puissance du G20 et l’engagement des principales puissances à poursuivre sur la voie du libre-échange pouvaient accréditer l’idée de résilience de ce projet. A l’aube des années 20, ce n’est décidemment plus le cas. L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump et de son agenda protectionniste a marqué l’irruption sur le plan politique d’un basculement de tendance que l’on observait déjà dans les statistiques du commerce international : la période d’intégration rapide des économies nationales dans la mondialisation était derrière nous. S’il n’est pas question pour l’instant de dé-mondialisation, la mondialisation a cessé de s’approfondir sur le plan commercial et financier. Pour autant, les déséquilibres internationaux accumulés avant la crise subsistent et sont la source de tensions géopolitiques croissantes.
Dans cette conjoncture, deux positions s’opposent. D’une part, il y a les partisans d’une poursuite de l’agenda néolibéral des années 1990, qui passe par la conclusion d’une nouvelle génération d’accords de libre-échange permettant une intégration beaucoup plus poussée, notamment sur le plan réglementaire, des différentes économies. Cette position, qui était celle de l’administration Obama, reste dominante en Europe, mais elle est aujourd’hui très affaiblie. L’administration Trump a fait du protectionnisme sa signature ; contre l’agenda internationaliste d’une grande part des milieux d’affaires, elle affiche un nationalisme décomplexé qui trouve un écho chez un nombre grandissant de gouvernements dans le monde. La situation évolue si rapidement, notamment avec l’installation d’une logique de confrontation entre les Etats-Unis et la Chine, que l’hypothèse d’une fragmentation de l’économie mondiale en bloc rivaux relativement isolés les uns par rapport aux autres devient plus probable. En Europe, cette problématique se déploie d’une manière différente. En contrepoint à une décennie cataclysmique pour le projet européen, des forces d’extrême droite porteuses d’un discours critique sur l’intégration continentale montent en puissance.
Dans un tel contexte de polarisation entre nationalisme et internationalisme du capital, les positions de la gauche ont parfois du mal à se faire entendre. Comment concilier dénonciation du libre-échange et refus du nationalisme ? Comment promouvoir la solidarité internationale tout en récusant un agenda guidé par les intérêts des multinationales et de la finance ? Comme plaider pour un plus grand encastrement social de l’économie sans succomber à une politique de repli ? Ces questions ne peuvent pas être esquivées. La présente brochure n’entend pas y répondre directement, mais elle vise à donner quelques clés pour y réfléchir en partant d’une dimension importante du problème : la question des déséquilibres commerciaux et financiers internationaux.
A l’intersection de l’économique et du politique, les déséquilibres internationaux sont le principal point de friction dans la fabrique du marché mondial. C’est la question à partir de laquelle les intérêts communs du capital à élargir les opportunités d’échange et d’investissement se heurtent à la tentation des capitaux particuliers de puiser dans les ressources étatiques les moyens de pousser leurs avantages. C’est aussi ce point de jointure où les divers compromis sociaux nationaux s’influencent les uns les autres. C’est enfin ce lieu périlleux où la convergence nationale de ces monstres froids que sont l’État et le capital peut faire transmuter les rivalités géoéconomiques en conflit ouvert. Au fil des développements qui suivent, je vais tenter d’esquisser un point de vue de gauche sur cette question.
Qu’est-ce qu’un point de vue de gauche sur les déséquilibres internationaux ? C’est essentiellement deux choses. D’abord, le choix de l’internationalisme, c’est-à-dire d’une analyse dans laquelle les conséquences des politiques économiques adoptées dans un pays donné sont aussi considérées sous l’angle de leurs conséquences pour les autres pays. Ensuite, c’est une volonté de contrer la logique du capital pour faire prévaloir celle de la justice sociale, de la restauration de l’environnement et de la satisfaction des besoins, autrement dit une volonté de remettre la politique aux commandes. Le problème pour la gauche est ici celui de la «contrainte extérieure» face à laquelle tant de gouvernements ont succombé. Dans un premier temps, des éléments de clarification conceptuels sont proposés. Ils permettent de démontrer que la course à la compétitivité est un jeu à somme nulle, les gains des uns étant les pertes des autres, et que l’accumulation des excédents conduit à la cristallisation de rapports économiques inégaux.
Dans un second temps, les notions d’impérialisme, de développement autocentré keynésien et de mondialisation sont présentées de manière à couvrir à grands traits les principaux régimes internationaux du XXe siècle. La section suivante fait état de la montée de l’instabilité sous le néolibéralisme, avec la multiplication des crises financières dans les pays en développement et l’aggravation brutale des déséquilibres de la balance courante à partir des années 2000, ce qui alimente la marche à la crise.
Le jeu de miroir des déséquilibres contemporains est ensuite analysé en se focalisant sur les principales économies mondiales, qui sont aussi celles qui ont les excédents ou déficits de très loin les plus importants : les Etats-Unis, la Chine, le Japon et l’Allemagne. La complémentarité des régimes de croissance et les tensions qui en résultent sont examinées. La dernière section est consacrée au problème des déséquilibres internes à la zone euro. A titre d’illustration stratégique, la question de la contrainte extérieure pesant sur le gouvernement Syriza à l’été 2015 est évoquée. Les causes de l’excédent allemand et l’urgence qu’il y a à les résorber tant pour la population allemande que pour instaurer un climat de coopération sont aussi discutées. La conclusion établit la responsabilité partagée mais inégale des différents pays dans la montée des déséquilibres internationaux et indique des pistes de réflexion pour faire advenir un régime international tourné vers la coopération et favorable à la démocratie.