Entrevue d’Eric Toussaint par Ashley Smith
Prévu pour protester contre la réunion des élites de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international qui se déroule à Marrakech du 9 au 15 octobre, le contre-sommet militant rassemblera des délégations de mouvements sociaux du monde entier, créant ainsi une force d’opposition aux 10 000 banquiers, PDG d’entreprises et bureaucrates gouvernementaux qui se rendront dans le pays pour séjourner dans des hôtels cinq étoiles et discuter de la manière de gérer le système d’endettement qu’ils imposent aux pays du Sud mondial.
Ashley Smith, de Truthout, s’est entretenu avec l’un des principaux organisateurs du contre-sommet, Éric Toussaint, au sujet de la nature du système de la dette et de la lutte pour son abolition. Toussaint est le porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et fait partie du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le système dette. Une histoire des dettes souveraines et de leur répudiation et Banque mondiale : Une histoire critique.
Ashley Smith : Les pays du Sud sont pris dans une nouvelle crise de la dette souveraine qui ne cesse de s’aggraver. Qu’est-ce qui a poussé tant de pays à s’endetter ? Qu’est-ce qui a déclenché la crise de la dette actuelle ?
Éric Toussaint : Depuis la grande récession, l’endettement des pays en développement, en particulier des plus pauvres, a considérablement augmenté. La cause première de cette croissance de la dette est la politique adoptée par les États impérialistes pour relancer leurs économies.
Ils ont mis en œuvre l’assouplissement quantitatif, injectant des milliards de dollars, d’euros et de livres sterling sur leurs marchés financiers pour relancer les grandes banques et les fonds d’investissement qui étaient au bord de la faillite. Riche en liquidités, ces institutions financières ont cherché les sites d’investissement les plus rentables.
Elles ne les ont pas trouvés dans la dette publique des pays du Nord, où les taux de rendement étaient proches de zéro. Elles ont donc acheté des obligations souveraines émises par des pays en développement, y compris des pays désespérément pauvres comme le Rwanda et l’Éthiopie. Ces obligations leur ont rapporté entre 4 et 6 %.
Les dirigeants de ces pays ont ensuite convaincu les marchés financiers de leur prêter davantage d’argent. Ensuite, ils ont annoncé à la population de leur pays que la vente d’obligations et les nouveaux prêts assureraient un avenir meilleur.
L’accès à ces investisseurs et prêteurs privés était une nouveauté. Auparavant, les pays les plus pauvres ne pouvaient obtenir des prêts qu’auprès du FMI, de la Banque mondiale et d’autres banques multilatérales, ainsi que de créanciers bilatéraux comme la France, le Royaume-Uni, la Chine et les États-Unis.
Plusieurs chocs subis par le capitalisme mondial ont précipité une nouvelle crise de la dette. Tout d’abord, la pandémie a temporairement bloqué l’économie mondiale. Les pays pauvres ont soudain dû faire face à d’énormes dépenses de santé publique, tandis que leurs marchés d’exportation se sont fermés et que les voyages touristiques se sont arrêtés, plongeant les États dans des crises budgétaires et leurs économies dans une chute libre.
En outre, la guerre en Ukraine a fait grimper le prix des denrées alimentaires, que de nombreux pays en développement, si ce n’est la plupart, importent, imposant de nouveaux coûts aux populations pauvres. De même avec l’augmentation des prix des combustibles que beaucoup de pays du Sud importent. Ensuite, la Réserve fédérale américaine et d’autres banques centrales ont considérablement augmenté leurs taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation, faire baisser la demande et les salaires. Les nouveaux taux ont considérablement augmenté le prix des nouveaux prêts pour maintenir les États et les économies à flot.
Ces chocs ont déclenché la crise de la dette souveraine qui touche des pans entiers de l’hémisphère Sud. Pour ne citer qu’un exemple, le Ghana, qui avait été célébré comme une réussite néolibérale, a été contraint de suspendre ses paiements aux créanciers. On pourrait également cité le Sri Lanka.
Ashley Smith : Qui sont les principaux détenteurs de la dette du Sud aujourd’hui ?
Éric Toussaint : Les créanciers privés tels que les fonds d’investissement, les banques et les classes dirigeantes locales du Sud détiennent plus de 50 % de la dette extérieure totale. Environ 25 % sont détenus par des institutions multilatérales telles que le FMI, la Banque mondiale, la Banque asiatique de développement, la Banque africaine de développement et la Banque interaméricaine de développement. Le reste est entre les mains de créanciers bilatéraux comme les États-Unis, les pays européens et la Chine.
Les plus pauvres sont principalement à la merci du FMI et de la Banque mondiale. Certains pays émergents sont également sous leur coupe : l’Argentine leur doit environ 44 milliards de dollars et l’Ukraine environ 20 milliards de dollars.
Ashley Smith : Le FMI et la Banque mondiale se réunissent ce mois-ci à Marrakech, au Maroc. Quel agenda tenteront-ils de faire avancer lors de leur sommet ? Quel sera l’impact sur les pays endettés ?
Éric Toussaint : Leur ordre du jour est d’affirmer quelques points essentiels. Tout d’abord, ils rappelleront au monde qu’aucune autre institution (et surtout pas la nouvelle banque de développement des BRICS) ne peut les remplacer. Il ne faut pas oublier que les États-Unis contrôlent le FMI et la Banque mondiale et les utilisent comme des outils impérialistes, malgré la participation de nombreux autres pays, dont la Chine, à ces deux institutions.
Les États-Unis veulent donc s’assurer que le FMI reste le créancier de dernier recours et la Banque mondiale le principal prêteur pour le développement dans le Sud le plus pauvre. Washington veut ainsi repousser les tentatives de la Chine de rivaliser avec son hégémonie économique et politique.
Deuxièmement, les États-Unis veulent renforcer leur modèle néolibéral – déréglementation, privatisation, flexibilisation des marchés du travail et ouverture des pays aux capitaux multinationaux. Bien sûr, ils ne peuvent pas le dire publiquement car ces politiques sont fortement discréditées.
Au lieu de cela, ils diront que leur objectif est d’alléger la dette, de réduire la pauvreté et de renforcer les économies des pays en développement pour faire face au changement climatique et à la crise écologique. Mais cela n’est guère crédible, surtout de la part des dirigeants actuels de ces deux institutions.
Il suffit de prendre le cas Ajay Banga, le nouveau directeur de la Banque mondiale. Avant sa nomination, il était directeur de Mastercard et n’avait aucune expérience dans le domaine du développement, mais il était doué pour escroquer les gens en leur faisant payer des taux d’intérêt exorbitants sur les cartes de crédit.
Par exemple, il a convaincu le gouvernement sud-africain du Congrès national africain de mettre fin à sa politique de distribution d’aide sociale en espèces aux pauvres et de la remplacer par une carte de crédit. Bien entendu, cette mesure s’accompagnait de la signature d’un contrat par lequel les bénéficiaires s’engageaient à payer toute dette contractée à un taux d’intérêt de 5 %. Ce système était tellement corrompu qu’il a été fermé en l’espace de cinq ans seulement.
La directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a une histoire tout aussi mouvementée. Alors qu’elle était haut fonctionnaire à la Banque mondiale, une enquête indépendante a révélé qu’elle avait trafiqué des données pour faire passer les pratiques commerciales et industrielles de la Chine pour meilleures, afin de justifier une amélioration de son rang dans la liste publiée dans le rapport Doing Business publié par la Banque mondiale, à une époque où Washington et Pékin collaboraient sous l’administration Obama.
À la Commission européenne, elle aurait soi-disant aidé Haïti à se remettre du tremblement de terre de 2010. Cette aide de l’Europe, des États-Unis et des institutions financières internationales a laissé Haïti dans une situation pire que jamais.
Il ne faut donc pas prendre pour argent comptant la prétendue préoccupation de ces deux institutions pour l’éthique, la dette et la pauvreté. Ce n’est que de la rhétorique. Au mieux, elles veulent que les prêteurs privés allègent une partie de la dette et acceptent une décote sur la valeur de leurs prêts. Ils disent la même chose aux créanciers bilatéraux comme la Chine.
Mais le FMI et la Banque mondiale eux-mêmes ne réduisent jamais véritablement le volume de leurs créances aux pays en développement. Bien sûr, ils annoncent périodiquement des plans de suspension temporaire des paiements et d’allègement de la dette pour les pays les plus pauvres. Mais jamais d’annulation complète de la dette.
Le FMI et la Banque mondiale ne sont donc que des usuriers impérialistes qui se font passer pour des anges du développement et de la charité
Elles se contentent de proposer de nouveaux prêts, augmentant ainsi l’endettement global. Par exemple, ils viennent d’annoncer 1,3 milliard de dollars de prêts supplémentaires au Maroc, soi-disant pour l’aider à se remettre de l’impact désastreux du tremblement de terre qu’il a subi en septembre 2023.
Mais ces prêts ne feront que s’ajouter à la dette extérieure existante de 63 milliards de dollars, qui représente plus de 70 % du PIB du pays. Le FMI et la Banque mondiale ne sont donc que des usuriers impérialistes qui se font passer pour des anges du développement et de la charité.
Ashley Smith : Vous avez contribué à l’organisation d’un contre-sommet pour défier ces deux institutions. Qui fait partie de ce contre-sommet, quelles seront les revendications des forces rassemblées et quelles campagnes allez-vous lancer ?
Éric Toussaint : D’importantes délégations viennent du monde entier. Elles viennent de groupes actifs dans les mouvements pour l’abolition de la dette, la justice climatique, les droits des femmes, la justice sociale et l’égalité économique.
Plus de 20 groupes d’Irak soutiennent le contre-sommet. Des organisations palestiniennes y participeront, ainsi que des groupes du Niger, du Mali, du Burkina Faso et du Gabon. Nous aurons également des délégations d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe.
Nous avons des délégations très importantes de pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Par exemple, plus de 20 groupes d’Irak soutiennent le contre-sommet. Des organisations palestiniennes y participeront, ainsi que des groupes du Niger, du Mali, du Burkina Faso et du Gabon. Nous aurons également des délégations d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe.
La principale demande que nous ferons est l’annulation immédiate et totale de la dette souveraine. En outre, nous aborderons une série d’autres problèmes liés à la dette, qui vont du changement climatique à la pauvreté systémique.
Une chose qui frappe à travers tous les préparatifs du contre-sommet est le radicalisme d’une nouvelle génération d’activistes. Presque toutes les personnes impliquées dans les campagnes pour la justice climatique savent parfaitement que ce système ne peut pas être réformé. C’est particulièrement vrai pour les jeunes activistes comme Greta Thunberg.
Ce radicalisme est aujourd’hui typique, et non exceptionnel. Les gens n’ont plus les mêmes illusions que dans les années 80, 90 et 2000. À l’époque, des organisations de justice globale comme ATTAC pensaient pouvoir obtenir une taxe Tobin sur les transactions spéculatives comme réforme pour lutter contre l’endettement et la spéculation.
Nous n’avons pas de taxe Tobin, la spéculation s’est emballée et la crise de la dette s’est encore aggravée. Les militants se font donc moins d’illusions sur des réformes aussi limitées.
Mais 20 ans plus tard, nous n’avons pas de taxe Tobin, la spéculation s’est emballée et la crise de la dette s’est encore aggravée. Les militants se font donc moins d’illusions sur des réformes aussi limitées.
Cependant, le mouvement global est plus faible. Au début des années 2000, il était facile de mobiliser des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de personnes pour des contre-sommets dans des villes comme Washington, Prague, Bangkok et Gênes.
Aujourd’hui, nous n’avons pas cette capacité. Il y a de nombreuses raisons à cela, notamment la désillusion, la répression et la difficulté de voyager. Certaines sont également tentées de remplacer les actions de masse par des actions en petits groupes.
Bien sûr, nous défendons et soutenons la désobéissance civile pour perturber les sommets. Mais de telles actions, aussi bien intentionnées soient-elles, n’empêcheront pas les puissances impérialistes, leurs institutions financières et les prêteurs privés d’imposer leur système d’endettement.
Nous avons besoin de masses de personnes en mouvement au niveau international pour obtenir l’abolition de la dette. Nous considérons notre contre-sommet de Marrakech comme une étape dans la construction d’un nouvel internationalisme et d’une capacité renouvelée de mobilisation de masse.
Ashley Smith : L’un des pays sur lesquels vous attirez l’attention lors du contre-sommet est l’Ukraine. Comment s’inscrit-elle dans le schéma général de la dette et de l’ajustement structurel ? Pourquoi les pays du Sud devraient-ils considérer sa lutte pour l’autodétermination et l’annulation de la dette comme faisant partie de la leur ?
Éric Toussaint : Tout le monde devrait soutenir la lutte de l’Ukraine contre l’agression impérialiste russe. Comme tous les pays opprimés, l’Ukraine devrait avoir le droit à l’autodétermination. Mais la lutte de l’Ukraine ne devrait pas seulement être dirigée contre la Russie, mais aussi contre les puissances occidentales.
Les États-Unis et leurs alliés ont imposé au peuple ukrainien une thérapie de choc à partir des années 1990 et maintiennent le pays aujourd’hui dans une situation de domination par la dette. La lutte de l’Ukraine devrait donc être menée contre deux ennemis : l’impérialisme russe et l’impérialisme occidental.
L’Occident veut renforcer l’OTAN et imposer son modèle néolibéral à l’Ukraine, où il n’a pas été pleinement adopté. Les États-Unis et leurs alliés utilisent donc la carotte de l’intégration dans l’UE pour faire accepter le bâton du néolibéralisme.
Bien entendu, le gouvernement Zelenskyy et les oligarques ukrainiens sont complices de tout cela. Tout comme les classes dirigeantes du Sud, ils ont des profits à tirer du néolibéralisme et de l’intégration au capitalisme mondial.
Ainsi, la situation difficile de l’Ukraine n’est pas si différente de celle des pays du Sud. Il existe donc une base de solidarité avec les peuples d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Asie et d’Amérique latine. Nous devrions nous unir dans la solidarité en soulevant des demandes d’autodétermination et d’annulation de la dette partout, de l’Ukraine au Ghana en passant par le Sri Lanka et d’autres pays.
Mais ce n’est pas un argument facile, car beaucoup considèrent les États-Unis et les puissances européennes comme les principaux ennemis, ce qui est compréhensible compte tenu de leur longue et brutale expérience de l’intervention impérialiste qu’elle soit nord-américaine, européenne occidentale ou japonaise. Et Vladimir Poutine en profite pour prétendre représenter les intérêts du Sud.
C’est un mensonge. Dans les ateliers de notre contre-sommet, nous dénoncerons le régime russe comme une puissance impérialiste brutale.
Ashley Smith : Pourquoi est-il si important d’obtenir l’annulation de la dette pour les pays du Sud ?
Éric Toussaint : L’abolition de la dette illégitime est une condition essentielle mais insuffisante pour réaliser des réformes structurelles dans les pays appauvris. Ces réformes sont impossibles si les pays ne sont pas émancipés de leurs créanciers impérialistes.
Ces puissances utilisent la dette pour imposer leur volonté aux pays sous-développés. L’allègement de la dette n’est pas une solution, car il maintient l’endettement et, avec lui, l’oppression nationale. C’est pourquoi nous exigeons une abolition inconditionnelle.
En même temps, l’abolition de la dette ne suffit pas si les classes dirigeantes nationales ou étrangères maintiennent la propriété privée sur les grands leviers de l’économie et sur les ressources naturelles. L’abolition de la dette doit donc être un élément clé de la construction d’un mouvement anticapitaliste radical pour un changement de système dans chaque pays et dans le monde.