CARVALHO Raquel, LOPEZ Elyssa, Courrier international, 29 mars 2021
En Asie, la pandémie entraîne un appauvrissement généralisé, particulièrement sensible pour les femmes. À défaut de politiques publiques ambitieuses, il sera difficile d’inverser la tendance.
Michelle de Guzman a vu sa vie bouleversée par la pandémie de Covid-19. En mars 2020, alors que le nombre de cas commençait à flamber aux Philippines, elle dirigeait un restaurant haut de gamme de Quezon City, un quartier de la capitale, Manille, sur le point de changer de propriétaire.
Cela faisait plus d’un an qu’elle s’occupait de gérer le restaurant au quotidien, et elle se réjouissait à l’idée de travailler avec les nouveaux propriétaires. Mais ceux-ci ont brusquement retiré leur offre d’achat, ce qui lui a valu d’être licenciée de façon très brutale, ainsi que le reste du personnel.
Depuis, cette mère de trois enfants, âgée de 54 ans, n’a pas réussi à retrouver du travail. Une catastrophe pour cette femme élevant seule ses enfants.
Dans le monde entier, comme Michelle de Guzman, des femmes font les frais des conséquences sociales et économiques de l’épidémie de Covid-19. Elles sont de plus en plus nombreuses à se retrouver au chômage, soit à cause de la pandémie elle-même, soit en raison des mesures mises en place pour enrayer sa propagation, car dans les secteurs les plus touchés (l’alimentation, le commerce de détail et le divertissement), la main-d’œuvre est majoritairement féminine.
47 millions de femmes pauvres en plus
Selon un récent rapport des Nations unies, la crise du Covid-19 devrait augmenter considérablement le taux de pauvreté des femmes et creuser l’écart entre les hommes et les femmes vivant sous le seuil de pauvreté. D’ici l’an prochain, 47 millions de femmes et de filles supplémentaires devraient sombrer dans l’extrême pauvreté (c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollar par jour), ce qui portera leur total mondial à 435 millions. D’après ce même rapport, il faudra sans doute attendre 2030 pour revenir aux niveaux d’avant la pandémie.
Sara Davies, professeure en relations internationales à l’université Griffith, en Australie – qui axe plus spécifiquement son travail sur les questions relatives aux femmes et à la gouvernance mondiale de la santé –, estime que l’écart de rémunération entre les sexes devrait se creuser pour la première fois cette année. Le télétravail ne favorise qu’une petite partie des femmes, sachant que certaines économies ont décidé de mettre l’accent, en priorité, sur le retour au travail des hommes.
Le secteur informel particulièrement touché
Selon l’universitaire, les femmes ont également été touchées de manière disproportionnée par le manque d’offres d’emploi dans l’économie informelle, représentant une partie substantielle et importante de la main-d’œuvre dans la région Asie-Pacifique. Près de 510 millions de femmes, soit 40 % de celles exerçant un emploi dans le monde, travaillent dans des secteurs durement touchés par la pandémie, selon une estimation de l’Organisation internationale du travail, alors que, chez les hommes, la proportion est de 36,6 %.
Une étude récente de l’organisation à but non lucratif américaine Women in Informal Employment : Globalizing and Organizing (Wiego) dresse “un sombre tableau mondial, avec des travailleuses déclarant être exclues du marché du travail, sans aucun revenu, au plus fort des confinements de leurs villes”.
“Dans des endroits comme Ahmedabad, en Inde, nous avons constaté que, dans certains secteurs, près de 100 % des membres de l’échantillon de l’étude étaient complètement au chômage, en particulier les employées domestiques, les travailleuses à domicile, les vendeuses de rue et les ramasseuses de déchets”, indique la coordinatrice internationale de Wiego, Sally Roever, dans un communiqué.
“À Bangkok, en Thaïlande, les masseuses se sont retrouvées complètement au chômage lorsque les mesures de distanciation physique sont entrées en vigueur.”
Entraide familiale
Duong Thi Huyen gagnait auparavant près de 7 millions de dongs (255 euros) par mois en enseignant le yoga dans trois centres différents de la capitale vietnamienne, Hanoi. Depuis février 2020, lorsque la première vague de Covid-19 a frappé le Vietnam, elle ne parvient pas à trouver du travail. “J’ai dû laisser mon fils chez mes parents, parce que je n’avais pas les moyens pour qu’il habite avec moi à Hanoi”, explique la jeune femme de 28 ans. Même lorsqu’ils sont restés ouverts, les centres dans lesquels elle travaillait ont préféré garder en priorité leurs enseignants masculins, “parce que les hommes ont plus de force que les femmes, dit Duong Thi Huyen. Et puis, ils peuvent se concentrer sur leur boulot, alors que, nous, nous devons aussi nous occuper des enfants.”
Sa plus grande préoccupation, pour l’heure, est de gagner assez d’argent pour subvenir aux besoins de son fils en vendant des vêtements en ligne, ce qu’elle faisait déjà avant de devenir professeure de yoga. Elle reconnaît cependant que les affaires “ne sont plus aussi bonnes qu’avant, parce que les gens semblent ne pas avoir beaucoup d’argent en ce moment pour acheter des vêtements”.
Retour à la case départ
Ses inquiétudes sont partagées par Dwi Kunto. Cette Indonésienne de 27 ans a quitté son emploi de comptable dans une entreprise agricole de la capitale indonésienne, Jakarta, en mai 2020, pour se rapprocher de son mari à Purwokerto, dans le centre de Java, en prévision de la naissance de leur fille. À l’époque, Jakarta était confinée, et la location d’un minivan pour quitter la ville coûtait trois fois plus cher que d’habitude. Dwi Kunto a malgré tout tenu à partir :
“Nous ne savions pas quand la pandémie allait se terminer, et j’avais peur d’accoucher seule là-bas.”
Depuis qu’elle a donné naissance à son bébé, en juillet, Dwi Kunto a dû s’habituer à la fois à sa vie de maman et à n’avoir qu’une seule paie [pour deux]. Elle s’inquiète pour l’avenir de sa fille, car elle craint de “ne pas parvenir à satisfaire ses besoins”. Elle prévoit de chercher à nouveau du travail l’année prochaine, impatiente de recommencer à gagner sa vie. Car “actuellement, tout l’argent que j’ai, c’est ce qu’il me donne”, dit-elle en parlant de son mari.
Travailleuses domestiques piégées
En Indonésie, environ 56 % des femmes au foyer déclarent se sentir stressées, anxieuses et dorment mal en raison de la pandémie, selon une enquête menée par Populix, un fournisseur d’informations sur les consommateurs, et Teman Bumil, une application mobile destinée aux mères et aux femmes enceintes. Environ 60 % des personnes interrogées ont également indiqué être préoccupées par leur situation financière.
Les travailleurs migrants et tout particulièrement les employés domestiques, parmi lesquels on trouve une grande majorité de femmes, ont été touchés de plein fouet, 72 % ayant perdu leur emploi cette année, selon une estimation des Nations unies. Beaucoup n’ont pas pu retourner dans leur pays d’origine. Sans argent et dénués d’une couverture sociale digne de ce nom, ils ont dû chercher refuge auprès de centres d’accueil. C’est notamment le cas dans des villes comme Hong Kong. Les travailleuses migrantes qui avaient réussi à rentrer chez elles en début d’année 2020 s’y sont retrouvées piégées. Incapables de regagner leur lieu de travail, elles ne peuvent plus toucher ces revenus qui leur permettaient d’envoyer de l’argent à leur famille.
Le télétravail, une chance ?
Bien que la crise du Covid pèse de façon disproportionnée sur les femmes, certaines dirigeantes d’entreprise internationale soulignent que la crise peut aussi être l’occasion d’améliorer l’égalité des sexes. C’est le cas de Christine Burrows, directrice générale de la stratégie et des performances commerciales pour l’Asie chez Manulife, à Hong Kong. Elle estime que la mise en place du télétravail et l’importance croissante accordée au numérique, des tendances lourdes dans son domaine, constituent “une chance inouïe” d’accroître la proportion de dirigeantes dans le secteur des services financiers. Cette proportion s’élevait à 22 % en 2019 dans le monde.
“Les obstacles auxquels se heurtent les femmes dans la vie active sont bien connus : cela va de certaines formes subtiles de partialité jusqu’à des désavantages systématiques qui peuvent entraver leur avancement professionnel”, souligne la directrice de 36 ans, originaire d’Afrique du Sud et vivant à Hong Kong depuis près de six ans.
“Le moment est venu de reformuler le problème. Il ne s’agit pas seulement d’une question féminine, mais cela concerne le leadership en général. Les dispositifs politiques axés sur la famille, comme les horaires de travail flexibles ou les congés parentaux et d’adoption indemnisés profitent à tous.”
Nécessité de politiques publiques
Lenovo Asie-Pacifique fait partie des entreprises qui ont défendu les droits des femmes en mettant en place des modalités de travail flexibles pendant la pandémie, explique sa directrice financière, Joey Wong, 35 ans. “En fait, il semblerait que la banalisation du télétravail offre de nouvelles possibilités. Par exemple, les mères qui ne pouvaient pas se rendre au bureau tous les jours peuvent maintenant travailler à temps partiel parce que ces nouvelles habitudes deviennent la norme.” Pour elle, les entreprises devraient prendre des mesures en faveur de leur personnel féminin, par exemple en les encourageant, en organisant des visioconférences lorsque c’est possible ou en informant les employés qu’ils seront “jugés sur leurs résultats” plutôt que sur le temps passé devant leur ordinateur…
Cependant, trouver un mode de garde abordable reste la “pierre d’achoppement de la carrière de nombreuses femmes”. Lorsqu’un mode de garde est fourni par les pouvoirs publics ou par leur employeur, “cela apporte une certaine tranquillité d’esprit”.
Faute d’aide véritable de la part des pouvoirs publics, des associations issues de la société civile interviennent. Mais pour l’universitaire Sara Davies, “demander à des acteurs de la société civile de gérer des situations dues à des manquements en matière de gouvernance et de respect des droits n’est pas une solution durable”.
Le poids des tâches domestiques
Dans toute l’Asie, où les Nations unies prévoient une recrudescence de l’extrême pauvreté en raison de la pandémie, les gouvernements doivent d’abord mieux appréhender “la division sexuée de la production économique et du travail dans chaque pays pour ensuite élaborer un budget prenant en compte les conséquences financières particulières de l’épidémie de Covid-19 sur les hommes, les femmes et les personnes non binaires”, estime la professeure de relations internationales.
Outre la question de l’emploi, il faudrait, selon elle, s’intéresser davantage au problème des violences domestiques et aux obstacles que les femmes doivent surmonter pour avoir accès, pendant la pandémie, à des soins abordables ou subventionnés en matière de sexualité ou de procréation. Par ailleurs, garder les établissements scolaires ouverts s’avère très important, notamment pour les femmes qui s’occupent d’enfants handicapés, souligne Sara Davies, car “le Covid-19 affecte particulièrement les personnes handicapées et leurs soignants, qui sont en grande majorité des femmes”.
Aux Philippines, ce sont les femmes qui ont souffert le plus des mesures de quarantaine prises par le gouvernement. Aimee Santos, responsable locale de la division pour l’égalité entre les sexes du Fonds des Nations unies pour la population, a déclaré, lors d’une audition devant une commission sénatoriale en septembre dernier, que les personnes interrogées “sentent peser sur leurs épaules tout le poids des tâches domestiques… Car elles assument de façon disproportionnée le fardeau du bien-être de leur famille.”