Crack Up ! Féminisme, pandémie et après

Par Luci Cavallero et Verónica Gago, Plateforme d’enquêtes militantes, publié le 13 avril 2020

D’après les images de douleur qui circulent depuis des semaines, aucune banalisation n’est possible. Le virus a simultanément accéléré la compréhension du néolibéralisme dans ses mécanismes mortels sur les corps concrets partout sur la planète. On pourrait dire que ce n’est pas une nouveauté. Le néolibéralisme a montré qu’il coexiste parfaitement avec les machines de mort : celles qui se produisent aux frontières et dans les camps de réfugié.e.s pour ne citer que les plus brutales. Mais maintenant, le virus, qui ne fait pas de distinction de classe et ne sélectionne pas en fonction du passeport, a monté une répétition générale de la vie néolibérale comme un spectacle que nous voyons se produire en ligne, avec un comptage nécropolitique en temps réel. Il en résulte deux lieux d’énonciation qui ne sont pas efficaces pour nous. Un match à mort rapide pour le capitalisme (allant d’un éditorial du Washington Post à des théoriciens établis) ou, en contrepoint, l’insistance sur le fait que la pandémie confirme le contrôle totalitaire du capitalisme sur la vie.

Nous voulons demander, à partir de notre pratique à l’intérieur du mouvement féministe, quelles sont les luttes qui ont impulsé la crise de légitimité du néolibéralisme actuel, et marquer les champs ouverts aujourd’hui dans la crise et de fait qu’elles sont les sorties possibles en jeu. Nous voulons donc mettre en action les clés de lecture que le féminisme a produites pour comprendre l’avenir qui se dessine en ce moment. Autrement dit, peut-on imaginer ce que serait cette pandémie sans la politisation préalable des soins, sans le militantisme pour la reconnaissance des tâches de reproduction et la valorisation des infrastructures d’emplois invisibles, sans la dénonciation de l’endettement public et privé, sans la force des luttes anti-extractivistes pour défendre les territoires du pillage des entreprises ? Ce n’est pas sans raison qu’il existe aujourd’hui un vocabulaire et des pratiques pour dénoncer les effets du pillage de la santé publique, de la surexploitation des emplois précaires et des migrant.e.s, et de l’augmentation de la violence domestique en confinement. Au niveau mondial, les mouvements sociaux sont en alerte car à la fin de la pandémie, il y a un risque de se retrouver avec plus de dettes en raison de l’accumulation des loyers et des services impayés, du prix de la nourriture qui ne cesse d’augmenter et de l’endettement plus important des États qui décident de sauver les banques.
Chaque jour, on dénonce les dérives sécuritaires, militaristes et racistes de la crise. Il est nécessaire d’expliciter les luttes qui traversent cette crise en ce moment, de mettre en évidence les revendications des féminismes et des mouvements contre la précarité en général. Et, enfin, d’insister sur le fait que si le monde change, c’est parce que, comme on peut le lire sur certains murs, la soi-disant normalité était et continue d’être le problème. Nous voulons soulever une série de points qui actualisent un programme ouvert et collectif qui existait avant la pandémie et qui nous sert, en tant que source commune, à respirer et à imaginer des moyens d’en sortir.

1. ÉTENDRE LA QUARANTAINE À LA FINANCE

Au fur et à mesure que le nombre de corps infectés par le virus augmentait, le cours des bourses dans le monde entier chutait. Une fois de plus, la finance montre sa dépendance à la force de travail pour détenir la valeur. Les gouvernements européens favorables à l’austérité ont fait un écart et détourné les ressources vers les services sociaux en situation d’urgence, mais en renforçant des connotations nationalistes ou sécuritaires. En Argentine, l’urgence a reporté la renégociation de la dette avec le FMI, tandis que le FMI lui-même – avec la Banque mondiale – a demandé l’annulation de la dette de certains pays pour atténuer les effets de la pandémie. Toutefois, cela n’élimine pas le problème de l’endettement public et privé. Il augmente plutôt l’exigence d’extension de la quarantaine financière au-delà de la pandémie. Une semaine avant que le premier cas de coronavirus ne soit identifié en Argentine, les féministes défilaient avec une banderole qui disait « La dette, c’est envers nous » et « Nous nous voulons vivantes, libres et désendettées ! », mettant des images concrètes sur le diagnostic qui relève maintenant du bon sens : le capital exploite nos vies précaires, que nous ayons un salaire ou non.
Nous savons qu’une des possibilités qui se joue dans cette crise au niveau mondial est la relance de l’endettement privé comme moyen de compléter les revenus qui ne sont pas suffisants pour payer les loyers, pour acheter des aliments de plus en plus chers et pour payer les services publics. Un nouveau cycle d’endettement a été proposé en Europe et aux États-Unis comme « solution » pour relancer la consommation après la crise de 2008. Y a-t-il une possibilité cette fois que cette « issue » ne soit pas une option ? Sur la base de demandes spécifiques aux mouvements sociaux, plusieurs gouvernements ont reporté les paiements des crédits personnels et des hypothèques, suspendu les expulsions et accordé des revenus extraordinaires pour la quarantaine. Cependant, la question est de savoir ce qui se passera une fois que ces mesures seront assouplies et, surtout, tant qu’elles ne parviendront pas à éviter l’endettement personnel pour traverser la crise. Mettre en avant de manière conflictuelle la question de la finalité et du montant des dépenses sociales est évidement nécessaire. Légitimées comme extraordinaires par l’urgence sanitaire, celles-ci ne peuvent être isolées comme mesures exceptionnelles mais sont le fer de lance d’une nécessaire et urgente réorganisation de la destination des fonds publics et d’une réorientation de la structure fiscale. Nous savons que les prestations sociales, qui semblent n’être que de simples transferts monétaires, sont chargées de valeurs morales qui légitiment ou délégitiment les formes de vie. De la phrase d’accroche selon laquelle les subventions récompensent la paresse (une discussion qui remonte au XVIIIe siècle) aux mandats de genre qui sont assemblés avec les réductions budgétaires, on peut voir quelle population est sélectionnée à chaque moment pour assumer les privations et les punitions. Aujourd’hui, face à la suspension mondiale de l’austérité en tant que mesure d’urgence, la querelle porte sur la manière de déterminer politiquement qui reçoit l’aide et comment cette dernière cesse d’être transitoire.
La bataille pour le public n’est rien d’autre qu’une bataille pour la redistribution de la richesse. L’effondrement est contenu par les travailleurs.se.s de la santé et les réseaux et organisations populaires qui produisent tout, des masques à la distribution de nourriture. Aujourd’hui plus que jamais, il est possible de remettre en question la segmentation des classes dans l’accès à la santé. Ici aussi, une conception du travail est en jeu, une conception de qui produit de la valeur et des modes de vie qui méritent d’être assistés, soignés et rémunérés. En ce sens, il existe des demandes pour un revenu de base universel, pour un revenu de soins et ce qui, en général, pourrait être considéré comme un « salaire féministe ». Toutes ces mesures sont indissociables, pour être efficaces, de l’expansion des services publics.

2. LE DOMESTIQUE COMME LABORATOIRE DU CAPITAL

Le retard pris par certains gouvernements pour déclarer la quarantaine ou la dérision de la gravité de la pandémie par d’autres ont marqué des scénarios politiques très différents. Il y a les dirigeants qui, dans une performance d’homme décadent, ont parié sur un malthusianisme social aux conséquences catastrophiques – comme on le voit aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et comme on l’annonce au Brésil et en Inde. Chacune de ces réponses pourrait être considérée comme une conjonction particulière entre un néolibéralisme qui ne s’éteint pas et des formes fascistes qui viennent à son secours. Il y a d’autres dirigeants qui ont lésiné sur les mesures de sécurité pour les travailleur.se.s – comme au Chili et en Équateur ou, jusqu’à un certain point, en Italie. En Argentine, en revanche, le gouvernement a anticipé à l’aide de mesures sanitaires et économiques pour contenir les effets de la pandémie. La quarantaine en tant que mesure publique s’avère efficace pour réduire le nombre d’infections par jour dans les pays dont les systèmes de santé ont été dévastés par des années de politiques néolibérales.
D’autre part, comme cela est particulièrement souligné dans les perspectives féministes, nous savons qu’il existe de multiples formes de quarantaine, segmentées par sexe, classe et race et, plus encore, que tous les corps n’ont pas la possibilité de rester dans une maison et aussi que l’enfermement implique pour beaucoup des abus et de la violence machiste. Dans ce tableau, la complexité de ce qu’impliquent les mesures sanitaires globales et générales est révélée par le bas. Pour cette raison, nous voyons comment les luttes pour le droit au logement sont interconnectées et se complexifient avec les dénonciations de l’augmentation de la violence machiste. Le bilan des féminicides en temps de quarantaine montre quelque chose qui avait déjà été diagnostiqué : l’implosion des maisons, véritables champs de guerre pour de nombreuses femmes, lesbiennes, travestis et trans qui tentent des tactiques d’évasion et qui maintenant, moyennant un virus, sont 24h/24 avec les agresseurs. Le bruyant tapage féministe de lundi dernier (30 mars) en Argentine a mis en musique cette violence assourdissante. On a fait sonner les casseroles dans les couloirs du villa, sur les balcons et les patios, inventant des formes de protestation pour montrer que la quarantaine n’est pas synonyme d’isolement.
Parce que la maison ne peut être un lieu de spéculation immobilière ou de violence machiste, lorsque cette pandémie passera, il restera un horizon par rapport à la lutte pour l’accès au logement et une question plus profonde : où, comment et avec qui voulons-nous vivre ? Que signifie produire une spatialité féministe qui, tout en problématisant le #restezchezvous proposé par les gouvernements, ne se contente pas de proposer comme alternative face à la violence machiste la construction de refuges ? Là encore, la question est de savoir pourquoi la maison est synonyme de famille nucléaire hétérosexuelle : c’est dans ces familles que se sont produits 12 féminicides au cours des 10 premiers jours de quarantaine. Ces diagnostics sont nombreux grâce à une politisation féministe qui a mis en évidence dès le départ et qui a dé-idéalisé la notion même d’espace domestique comme lieu sûr.
Mais nous voulons aller plus loin et nous demander comment le capital va profiter de cette mesure de confinement pour reconfigurer les formes de travail, les modes de consommation, les paramètres des revenus et les relations de sexe et de genre. Plus précisément : sommes-nous confronté.e.s à une restructuration des relations de classe qui prend la sphère de la reproduction comme scène principale ?
La politisation de l’espace domestique est un étendard féministe. Nous avons dit que la valeur y est produite, que les soins qui entretiennent la vie sont historiquement invisibles et indispensables, que l’enfermement entre quatre murs est un ordre politique de hiérarchies patriarcales. Peut-on lire ici une traduction du capital qui cherche à tirer profit de cette crise en hyper-exploitant l’espace domestique ? Se pourrait-il que l’impératif du télétravail, de l’enseignement à domicile, du home-office, pousse au maximum l’exigence de productivité dans cette maison-usine qui fonctionne en huis clos et tous les jours de la semaine sans limite horaire ? Qui peut assurer qu’une fois l’urgence sanitaire passée, ces avancées dans la flexibilité du travail qui atomisent les travailleur.se.s et qui les rendent encore plus précaires, ne reviendront pas ?
Nous nous demandons à nouveau : de quels genres de maisons parlons-nous ? Des intérieurs avec peu d’espace, saturés de charges familiales et qui doivent être maintenant aussi le lieu de production de tâches qui, il y a encore quelques jours, étaient effectuées dans des bureaux, des usines, des ateliers, des magasins, des écoles et des universités. Il y a une demande d’hyperactivité alors que, dans le même temps, nous nous déplaçons de moins en moins. Le capital minimise ses coûts : nous, travailleur.se.s, payons le loyer et les services de « notre » lieu de travail ; notre reproduction sociale, si nous n’avons pas « besoin » de transport pour aller travailler, devient également moins chère ; tandis que les livraisons par les plateformes assurent une logistique de distribution précaire. Mais l’espace domestique dépasse aussi les maisons : il est formé par les espaces de voisinage et de communautés, qui sont super-exploités face à la crise, qui inventent des réseaux avec des ressources rares et qui parlent depuis longtemps d’une situation d’urgence.

3. LA LECTURE FÉMINISTE DU TRAVAIL DEVIENT UNE CLÉ DE L’ANTI-NÉOLIBÉRALISME GÉNÉRAL

La quarantaine amplifie la scène de la reproduction sociale, c’est-à-dire l’évidence de l’infrastructure qui soutient la vie collective et la précarité qu’elle subit. Qui soutient la quarantaine ? Toutes les tâches de soins, de nettoyage et d’entretien, les multiples emplois des systèmes sanitaire et agricole constituent aujourd’hui les infrastructures essentielles. Quel est le critère pour les déclarer comme telles ? Ils expriment la limite du capital : ce dont la vie sociale ne peut se passer pour continuer. Il y a aussi tout un domaine de la logistique et de la distribution du capitalisme de plateforme qui, bien que reposant sur la métaphysique des algorithmes et du GPS, est soutenu par des corps concrets. Ces corps, généralement des migrant.e.s, sont ceux qui traversent la ville du désert, ceux qui permettent – avec leur exposition – d’entretenir et d’alimenter le refuge de beaucoup. Ce sont des domaines de travail qui présentent les caractéristiques d’un travail féminisé et précaire. Les tâches historiquement dépréciées, mal payées, non reconnues ou directement déclarées comme du non-travail se révèlent être la seule infrastructure irremplaçable. Une sorte d’inversion de la reconnaissance. Ici, le travail communautaire a un rôle fondamental : des centres de santé au retrait des poubelles, des cantines populaires aux crèches, tout cela a remplacé ce qui a été successivement privatisé, dépouillé et non financé. Ces tâches sont si irremplaçables que dans de nombreux quartiers, il est devenu impossible de penser à une quarantaine qui implique un confinement dans chaque maison, ce qui a lancé le slogan « Restez dans votre quartier ».
Ces infrastructures collectives sont les véritables réseaux d’interdépendance, auxquels la reproduction est déléguée, tout en restant méprisés. Si cela était clair dans les pays du tiers monde, aujourd’hui la scène est immédiatement mondiale. C’est sur ces tâches que le mouvement féministe a fait une pédagogie de la reconnaissance ces dernières années, en appelant à des grèves internationales et à l’approfondissement des diagnostics qui ont montré la précarité comme une économie spécifique de la violence. Aujourd’hui, ce diagnostic fait la couverture de tous les journaux de la planète. À partir de ce constat, il est nécessaire de réfléchir à la réorganisation globale des emplois – leur reconnaissance, les salaires et les hiérarchies – pendant et après la pandémie. Autrement dit, la pandémie peut aussi être une répétition générale pour une autre organisation du travail. Nous ne pouvons pas être naïves à ce sujet. Le rapport de force ne permet pas de tenir un triomphe pour acquis. La crise de légitimité du néolibéralisme tentera d’être résolue par plus de fascisme : plus de peur, plus de menace des autres comme ennemis et tout ce qui conduit à une élaboration paranoïaque de l’incertitude partagée.

4. LA GRÈVE EN QUESTION OU QUI A LE POUVOIR D’« ARRÊTER »

On pourrait dire que le frein à main sur le monde qu’a déclenché la pandémie ressemble à une fausse « grève ». Après l’énorme grève féministe internationale en Amérique latine (bien qu’en Italie elle n’ait pas pu avoir lieu à cause du coronavirus et qu’en Espagne les féministes aient été accusées de l’avoir faite), ce « retournement » de la grève, de l’arrêt au niveau mondial, est toujours frappant. Et pourtant, la pandémie ne cesse d’être remplie, en son sein, d’appels à la grève : des loyers, des travailleurs d’Amazon, des métallurgistes en Italie, des travailleur.se.s de la santé, des étudiant.e.s.
Comme l’ont déclaré les féministes de la Coordinadora 8M au Chili, il faut une grève des tâches qui ne sont pas essentielles pour la reproduction de la vie. Sans doute, la grève à l’époque du coronavirus est-elle un élément de discussion. D’une part, comme nous l’avons déjà dit, dans cet « arrêt » du monde, les emplois féminisés – ceux que nous rendons visibles avec la grève féministe – sont les seuls qui ne peuvent pas s’arrêter. Et cela est plus clair aujourd’hui que jamais. D’autre part, il y a une exigence de grève des revenus : loyers, hypothèques, services de base, intérêts sur les dettes. Face à des tâches essentielles, ce sont les revenus financiers et immobiliers qui doivent cesser d’être valorisés et ne plus être soutenus par des promesses d’austérité future.
Le champ de bataille du capital contre la vie se joue aujourd’hui sur les emplois déclarés comme essentiels et rémunérés selon ce critère, ce qui implique une réorganisation globale du travail. Le champ de bataille du capital contre la vie se joue aujourd’hui sur notre capacité collective à suspendre l’extraction de revenus (financiers, immobiliers, des transnationales de l’agro-industrie et celles responsables de l’effondrement écologique) et à modifier les structures fiscales. Ce champ de bataille n’est pas abstrait. Il est constitué de chaque lutte dans la crise, de chaque initiative concrète. Le défi consiste à relier les demandes qui émanent de divers territoires et à les transformer en un horizon futur ici et maintenant.