Le 26 octobre 2024, le président Gustavo Petro a partagé cette image sur Facebook, qui montre la saisie de plus de 3,3 tonnes de chlorhydrate de cocaïne, évaluées à 113 millions de dollars. @ page FB de Gustavo Petro
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Isabel Cortés, correspondante

L’affrontement entre Donald Trump et le président colombien Gustavo Petro a déclenché une crise diplomatique qui interroge la cohérence de la politique antidrogue américaine. Trump a traité Petro de «leader du narcotrafic» et annoncé la suspension de l’aide économique à la Colombie, accusée d’encourager la production de cocaïne. Cette escalade survient après que Petro a dénoncé le bombardement par des forces américaines d’une embarcation colombienne dans les Caraïbes, incident mortel qu’il a qualifié de violation de la souveraineté nationale.

Au-delà des invectives, l’enjeu est double : la responsabilité américaine dans la «guerre à la drogue» et la légitimité d’une stratégie colombienne qui mise sur les résultats opérationnels et les solutions sociales plutôt que sur la militarisation.

Un bombardement contesté

Le 15 septembre 2025, une opération navale américaine a frappé une lancha colombienne, probablement confondue avec une embarcation de narcotrafiquants. La victime, Alejandro Carranza, pêcheur de 40 ans originaire de Santa Marta, réparait son moteur, relevé en signal d’urgence selon sa famille.

Des témoins affirment que le bateau, parti de La Guajira, n’avait pas quitté les eaux territoriales colombiennes. Petro a exigé des explications sur X, parlant de «meurtre» et de «violation de souveraineté». L’épisode a ravivé dans l’opinion l’idée que la «lutte contre la drogue» sert trop souvent de paravent à des opérations meurtrières sur des civil.es.

Une riposte colombienne chiffrée

Aux accusations de Trump, Bogotá oppose des faits. Petro a rappelé ses dénonciations historiques des liens entre narcotrafic et pouvoir. Surtout, les données depuis son entrée en fonctions sont substantielles : de 2022 à 2025, plus de 2 300 tonnes de cocaïne saisies, pour 56 milliards $ de pertes infligées aux organisations criminelles. En 2023, 746 tonnes; en 2024, 884 tonnes (+18 %); et, sur les neuf premiers mois de 2025, déjà plus de 700 tonnes.

La stratégie cible les routes maritimes (80–90 % des flux), avec des coups d’éclat à Carthagène (5 t, août 2025) et à Buenaventura (8,2 t, janvier 2025). Elle s’accompagne de la destruction de près de 4 000 laboratoires et de l’arrestation de 38 chefs ou stratèges, dont des membres du Clan du Golfe et des dissidences des FARC. Le tout, sans éradication forcée : l’accent est mis sur la substitution volontaire et la réforme agraire, conformément aux accords de paix de 2016, afin de ne pas punir des communautés paysannes prises en étau.

Le poids d’une histoire militarisée

Notre correspondant et sociologue, Mario Gil, candidat aux primaires pour être candidat de la diaspora pour le Pacte historique, parti de la gauche colombienne, soutient que «la crise s’inscrit dans une continuité. Washington a longtemps privilégié une approche de contrôle et de sanction au détriment du traitement des besoins sociaux». Le Plan Colombie (2000–2016) a injecté environ 10 milliards $ US, dont près de 80 % en équipements militaires et en agrochimiques (glyphosate). Malgré cela, la production de coca a augmenté de manière notable dans la décennie 2000.

La copie mexicaine, le Plan Mérida, a produit des effets similaires : cartels fragmentés, mais plus violents, armements acheminés depuis les États-Unis, populations civiles prises pour cibles. Pour Mario, cette «certification» américaine — récompenser ou punir selon l’alignement — est aujourd’hui contestée par des gouvernements latino-américains qui refusent d’être les exécutants d’une guerre inefficace.

La double morale de Washington

Les attaques de Trump occultent une réalité : les États-Unis sont le premier marché mondial de drogues illicites, avec des millions de personnes consommatrices de cocaïne et une demande soutenue qui alimente l’économie criminelle. À l’extérieur, Washington brandit l’étendard de la guerre à la drogue; à l’intérieur, la réduction des risques et l’accès aux soins restent inégaux, tandis que le trafic d’armes vers le Sud fragilise la sécurité régionale.

L’usage de la force dans les Caraïbes illustre ce décalage : six opérations américaines auraient causé 27 morts en 2024. Sur la même période, la Colombie revendique 34 tonnes de cocaïne saisies sans pertes humaines — contraste entre une militarisation extraterritoriale coûteuse en vies et une approche axée sur l’interception, le renseignement et les alternatives économiques. Cette dérive suscite des critiques jusque sur la scène américaine : des élus ont dénoncé le recours à des frappes «illégales» risquant l’escalade.

Souveraineté et dignité

Les menaces de sanctions, l’insulte personnelle et la logique d’intervention heurtent la souveraineté colombienne. Petro a été élu sur un mandat de paix totale et de justice territoriale. Sa stratégie antidrogue s’inscrit dans ce cadre, articulant répression ciblée des réseaux, substitution des cultures, redistribution foncière et coopération régionale.

Pendant ce temps, sur les côtes caraïbes, des familles de pêcheurs craignent de reprendre la mer. La mort d’Alejandro Carranza n’est pas un «dommage collatéral», mais le symbole d’une population écrasée par une guerre externalisée.

Une solidarité régionale affirmée

La réaction latino-américaine a été prompte : déclarations de solidarité en Équateur, au Mexique, au Brésil, en Argentine; intellectuel.les, journalistes et syndicalistes dénoncent une intimidation politique et défendent une coopération fondée sur la santé publique, le développement rural et la réduction de la demande. L’idée progresse qu’une politique viable doit combiner interceptions efficaces, démantèlement financier des réseaux, réduction des risques et alternatives économiques crédibles pour le monde agraire — et non l’obsession de l’éradication forcée, dont les coûts humains et écologiques sont considérables.

Pour une autre coopération

Cinquante ans de «guerre à la drogue» n’ont pas tari les flux. Les milliards engloutis dans les hélicoptères et les herbicides ont laissé un héritage de violences et de méfiance. La proposition colombienne — substitutions volontaires au lieu de la répression aveugle, réforme agraire, sécurité humaine, renseignement maritime, coopération judiciaire et douanière — offre une voie plus cohérente. Elle suppose que Washington reconnaisse sa part de responsabilité : diminuer la demande, endiguer le trafic d’armes, mettre fin aux opérations létales dans les eaux latino-américaines.

La crise actuelle dépasse le clash verbal. Elle oppose une vision d’hégémonie punitive à une exigence de souveraineté responsable. La Colombie a des résultats à faire valoir; les États-Unis ont une demande intérieure à affronter et un trafic d’armes à contenir. La mort d’un pêcheur, les menaces de sanctions et la rhétorique dénigrante ne peuvent servir de politique. Ce qui s’impose, c’est le respect, la coopération fondée sur des preuves et la dignité d’un pays qui refuse de plier.

Sources :
• Ministère de la Défense de Colombie, Rapports de saisies, 2022-2025.
• UNODC, Rapport mondial sur les drogues 2023-2025.
• RTVC Noticias, « Les familles confirment la mort d’un pêcheur dans un bombardement », octobre 2025.
• Communiqué du Ministère des Relations Extérieures de Colombie, 19 octobre 2025.
• Publications sur X de Gustavo Petro, Iván Cepeda et Adam Schiff, octobre 2025.
• U.S. Government Accountability Office (GAO) : « Plan Colombie : Résumé des dépenses » (2008).
• United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC) : Rapport mondial sur les drogues (2023, 2024).
• Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI) Mexique : Statistiques des homicides (2007-2011).
• Drug Enforcement Administration (DEA) : Évaluation nationale des menaces liées aux drogues (2025).

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Isabel Cortés
Isabel Cortés est journaliste colombienne avec plus de 14 ans d’expérience en journalisme d’investigation et en conseil pour les publications scientifiques. Son parcours s’est concentré sur la défense de la liberté de la presse, des droits humains et la promotion d’un journalisme indépendant et à impact social. Jusqu’en 2023, elle a occupé le poste de Directrice numérique de la Corporation des Journalistes du Valle del Cauca en Colombie, où elle a dirigé des stratégies visant à renforcer la profession journalistique et à promouvoir un environnement informationnel plus juste, libre et sécurisé pour les journalistes et celles et ceux qui défendent les droits humains.