Cabral a été le fondateur et dirigeant du mouvement de libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). C’était un révolutionnaire, un humaniste, un poète, un stratège militaire et un écrivain prolifique sur la théorie révolutionnaire, la culture et la libération. Les luttes qu’il a menées contre le colonialisme portugais ont contribué non seulement à l’effondrement de l’empire africain du Portugal, mais aussi à la chute de la dictature fasciste au Portugal et à la révolution portugaise de 1974/5, événements dont il ne sera pas témoin: il a été assassiné par certains de ses camarades, avec le soutien de la police secrète portugaise, la PIDE, le 20 janvier 1973.
Au moment de sa mort, les deux tiers de la Guinée se trouvaient en zones libérées, où se constituaient des structures démocratiques populaires qui formeraient la base de la future société: les femmes avaient un rôle de leadership politique et militaire, la monnaie portugaise fut interdite et remplacée par le troc, la production agricole dédiée aux besoins de la population et nombre d’éléments d’une société fondée sur l’humanité, l’égalité et la justice ont commencé à émerger, de façon organique, à travers le débat populaire et la discussion. La résistance culturelle a joué un rôle crucial à la fois dans la défaite des Portugais et dans l’établissement des zones libérées.
Cabral a compris que l’extension et la domination du capitalisme dépend essentiellement de la déshumanisation du sujet colonial. Et au coeur du processus de déshumanisation se trouve la nécessité de détruire, modifier ou refondre la culture du colonisé, car c’est principalement par la culture, “parce que c’est l’histoire », que les colonisés ont cherché à résister à la domination et à affirmer leur humanité.
La culture comme subversion
L’histoire du libéralisme a été l’opposition entre les cultures, ce que Losurdo[1] appelle les espaces sacrés et profanes. La démocratie de l’espace sacré auquel les Lumières donnèrent naissance dans le Nouveau Monde était, écrit Losurdo, une «démocratie Herrenvolk», une démocratie de supériorité de la race blanche qui refusait de permettre aux noirs, aux peuples autochtones ou même aux femmes blanches d’être considérés comme des citoyens. On estimait qu’ils appartenaient à l’espace profane occupé par le moins-qu’humain.
L’idéologie d’une démocratie basée sur la supériorité de la race blanche, se reproduisit alors que le capital colonisait de vastes régions du globe. La victoire de Trump aux États-Unis et la nomination d’un entourage de droite, sinon fasciste, est à bien des égards l’expression du ressentiment croissant et de l’antagonisme de sections importantes de l’Amérique blanche, dû à la perception d’une invasion et d’une souillure de l’espace sacré par les autochtones, les noirs, les “latinos”, les Mexicains, les homosexuels, les lesbiennes, les syndicats, les immigrants et tous ces êtres profanes qui n’appartiennent pas à cet espace. Nous pouvons prédire avec certitude que, sous la présidence de Trump, il y aura de grandes offensives contre les cultures, les organisations et les capacités d’organisation de ceux considérés comme les détritus de la société, pour les abstraire des privilèges de l’espace sacré et les «renvoyer» au domaine des déshumanisés. En même temps, nous pouvons prédire qu’il y aura une résistance généralisée à ces tentatives, et que la culture y jouera un rôle essentiel.
Dans ce contexte, les écrits et les discours de Cabral sur la culture, la libération et la résistance au pouvoir ont des implications importantes pour les luttes à venir non seulement aux États-Unis, mais aussi dans la Grande-Bretagne post-Brexit, et en Europe continentale, où le fascisme relève à nouveau sa tête hideuse dans plusieurs pays. En m’appuyant sur les œuvres de Cabral[2] je peux voir comment le colonialisme a établi et maintenu son pouvoir en tentant d’éradiquer les cultures du sujet colonial et comment la culture comme force libératrice a été fondamentale pour les Africains pour réaffirmer leur humanité, pour inventer ce que signifie être humain et développer une humanité universaliste. J’observe comment les régimes néocoloniaux ont tenté de désarticuler culture et politique, un processus que le néolibéralisme a exacerbé. Mais après quelque 40 ans d’austérité en Afrique (à savoir les «programmes d’ajustements structurels») le mécontentement augmente et les gouvernements perdent de plus en plus de légitimité populaire. Il y a une résurgence des soulèvements et des protestations et une fois de plus la culture revient comme force de mobilisation et d’organisation.