Dan Gallin, syndicaliste internationaliste (1931-2025)

Crédit photo site uif.org

Peter Rossman1 — 7 juin 2025 – sur le site du Global Labour Column – traduction par Johan Wallergren, pour le Journal des Alternatives

Dan Gallin, ancien secrétaire général de l’UITA (Union internationale des travailleuses et travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes), s’est éteint à son domicile de Genève, en Suisse, le 31 mai, à l’âge de 94 ans. Sa mort laisse un vide immense; son engagement militant et sa participation à la lutte au sein du mouvement syndical international pendant de nombreuses décennies laissent un riche héritage sur lequel on peut continuer de bâtir.

Dan est né à Lvov (qui faisait alors partie de la Pologne, aujourd’hui Lviv en Ukraine), où son père roumain était diplomate. Pendant la guerre, il déménage avec sa famille à Berlin, son père ayant été muté dans cette ville. Il y passe plusieurs années avant d’être envoyé en Suisse pour le mettre à l’abri alors des bombardements de plus en plus fréquents à Berlin. À la fin de la guerre, Dan se retrouve apatride en Suisse. En 1949, il obtient une bourse pour étudier à l’université du Kansas, où il embrasse l’action militante.

Dan se lance sur la voie du socialisme en rejoignant l’Independent Socialist League, qui tenait à se situer politiquement dans un «troisième camp» («Ni Moscou ni Washington») et à ce que le socialisme soit guidé par les besoins de la classe ouvrière plutôt que par ceux des blocs rivaux de la guerre froide. Dan est très actif dans l’aile jeunesse de cette organisation. Dans l’Amérique de la guerre froide de McCarthy, pareil positionnement était considéré comme de la subversion : il est arrêté et contraint de «s’auto-expulser» des États-Unis en 1953.

«Ce que j’ai pleinement réalisé par la suite, a-t-il écrit de nombreuses années plus tard, c’est qu’en réalité, il n’y a pas de troisième camp, mais seulement deux camps, “eux et elles” et “nous”. Le “troisième camp” représentait un slogan pour un monde polarisé entre deux superpuissances, mais sa signification profonde était obscure. Plus tard, lorsque j’ai commencé à donner des cours dans le mouvement syndical, je l’ai expliqué ainsi : la ligne de fracture fondamentale dans le monde d’aujourd’hui n’est pas la ligne verticale qui sépare les deux blocs, mais la ligne horizontale qui sépare la classe ouvrière de la classe dirigeante et qui traverse les deux blocs : nous ne sommes ni “de l’Est” ni “de l’Ouest”, nous sommes les “gens d’en bas”, qui appartiennent au camp des travailleuses et travailleurs»

Dan a retiré de l’expérience ainsi accumulée d’un engagement profond envers la solidarité internationale comme principe directeur de la politique de la classe ouvrière. La signification — et la pratique — de la solidarité devaient être sauvées de leur éviscération et de leur déformation dans le contexte de la guerre froide. Si la solidarité était bien un principe fondamental, elle devait aussi s’incarner dans un projet ne pouvant être construit que par une organisation dévouée; il n’y avait pas de raccourcis. Si le socialisme ne pouvait être que démocratique et qu’il n’y avait pas de démocratie sans socialisme, cela impliquait une opposition résolue à toutes les formes d’autoritarisme, ainsi qu’une vigilance constante face à la complaisance et au conformisme au sein même du mouvement syndical.

En 1960, Dan commence à travailler au secrétariat de l’UITA à Genève et est élu secrétaire général de l’organisation en 1968. Sous sa direction, l’UITA devient un acteur combatif et tourné vers l’avenir, un réseau mondial de solidarité avec un effectif de plus en plus important et des visées de plus en plus ambitieuses. De nouvelles antennes régionales dynamiques en Afrique, en Asie-Pacifique et en Amérique latine, dont beaucoup de membres luttaient pour leur survie face à des gouvernements répressifs, ont été l’un des piliers de cette croissance. Un autre pilier a été l’engagement à renforcer le pouvoir des syndicats au sein des sociétés transnationales, ces dernières conditionnant de plus en plus l’évolution de l’économie mondiale et celle de divers secteurs de l’UITA. Plus important encore, l’UITA a fourni une orientation stratégique qui n’était pas simplement réactive.

Cet engagement a été mis à rude épreuve dans le cadre de la campagne mondiale de l’UITA en soutien au syndicat des travailleuses et travailleurs de Coca-Cola dans l’usine d’embouteillage franchisée de la multinationale à Guatemala City, dont les cadres étaient systématiquement assassinés. La société Coca-Cola a nié toute responsabilité à l’égard de ce qui se passait à l’usine. Pendant cinq ans (1979-1984), dotée de ressources limitées, mais fortes du soutien de ses membres, l’UITA a mobilisé ses forces et organisé une série de campagnes de solidarité internationale qui ont finalement contraint la société mère à faire ce qu’elle avait obstinément refusé de faire et prétendu ne pas pouvoir faire : remplacer la société franchisée par une entreprise propriétaire qui allait reconnaître le syndicat, s’engager dans des négociations collectives et verser une indemnisation aux familles des cadres syndicaux assassinés. Il s’agissait de la première campagne syndicale internationale contre une entreprise transnationale, et aussi de la première à avoir abouti.2

L’UITA était une organisation militante, mais son action ne pouvait être efficace sans le socle d’une base organisationnelle solide. Pour soutenir cette organisation de base, sans pour autant la remplacer, l’UITA a été la première à mettre en place ce qui allait devenir plus tard des accords-cadres mondiaux, en négociant le premier accord international sur les droits syndicaux entre une entreprise transnationale (la société française BSN, qui deviendra Danone) et une organisation syndicale internationale, en 1988. Pour Dan, la reconnaissance internationale de l’UITA n’avait qu’un seul objectif : s’assurer que dans toutes les sphères d’une entreprise, les travailleuses et travailleurs aient toute la latitude nécessaire pour s’organiser librement et entreprendre des négociations faisant valoir toute la gamme de leurs revendications.

L’édification d’une structure solidaire au sein des entreprises transnationales n’était qu’un volet du travail de l’UITA, qui a toujours été présente pour tous ses membres et a tendu la main aux travailleuses et travailleurs qui s’organisaient en dehors des structures établies du mouvement syndical. Dan a accueilli l’Association des femmes travailleuses indépendantes (SEWA) en Inde dans le mouvement syndical international en l’affiliant à l’UITA au début des années 1980 (non sans controverse) et l’UITA s’est mise à défendre avec constance les droits et la reconnaissance des travailleuses et travailleurs (en grande majorité des femmes) qui cherchaient à défendre leurs intérêts dans ce qui allait plus tard être appelé l’économie informelle. Cela a jeté les bases du soutien indispensable que l’UITA a ensuite apporté à la Fédération internationale des travailleuses et travailleurs domestiques.

Dan s’est battu pour un mouvement syndical international qui serait plus que la somme de ses parties, une force indépendante pour l’émancipation des travailleuses et travailleurs et la justice sociale, opposée à toutes les formes d’oppression et d’exploitation, et non un simple regroupement de syndicats nationaux ou de centrales syndicales. Il déplorait le remplacement des principes du mouvement syndical par un consensus superficiel, des compromis ou un comportement passif et n’hésitait jamais à se battre lorsqu’il estimait que les principes qu’il défendait étaient en jeu.

Pendant son mandat à l’UITA et jusque dans sa période de retraite, Dan a généreusement et avec enthousiasme fait bénéficier les autres de son expérience et de ses connaissances encyclopédiques de l’histoire du mouvement syndical et socialiste, avec pour motivation de contribuer à la construction de ce mouvement. Dan estimait que l’histoire du mouvement syndical concernait l’avenir, et non le passé. Il aimait à dire et à redire qu’il n’y a pas de victoires permanentes ni de défaites permanentes, seulement une lutte permanente.

Bon nombre de ses écrits sont disponibles, dans différentes langues, sur le site web du Global Labour Institute, qu’il a fondé une fois à la retraite. Ceux-ci méritent la plus large diffusion possible.

  • 1. Peter Rossman a été directeur des campagnes et de la communication de l’UITA de 1991 jusqu’à sa retraite en 2020.
  • 2. Un excellent compte rendu de la campagne de l’UITA contre Coca-Cola au Guatemala — en anglais — peut être consulté ici.