PIERRE BEAUDET, 23 NOVEMBRE 2019
À la fin des années 1980, des fissures sont apparus dans l’édifice néolibéral mondial. Les premières crises ont éclaté au Mexique, au Brésil, en Thaïlande et en Russie, notamment, contre les coupes massives dans les services publics et les emplois, l’explosion de la dette, la privatisation et la déréglementation. Ces révoltes fragmentées des années 80 étaient un signe avant-coureur de ce qui allait arriver.
Origines
Au début de 1994 au Chiapas, la population paysanne indigène est descendue dans les rues sous le drapeau de l’Armée de libération zapatiste (EZLN). Les Zapatistes ont adopté un nouveau langage le distinguant des mouvements de libération antérieurs, mettant l’accent sur une vision non-étatique, l’autonomie locale et des structures non hiérarchiques. Ce discours a gagné en popularité dans le monde entier grâce aux médias sociaux émergents et aux conférences annuelles tenues dans la jungle du Chiapas. Au même moment, d’énormes marches de protestation étaient organisées en Europe et en Amérique du Nord contre la Banque mondiale, le FMI et l’OMC. Puis en 1998 survint la «bataille de Seattle» réunissant une grande variété de mouvements sociaux, allant des «teamsters» (syndicats) aux « tortues » (environnementalistes). Dans les Amériques, au nord et au sud, cela a inauguré une série de luttes qui ont conduit au sommet du peuple à Québec en 2001.
La phase ascendante
Ce n’était pas encore un mouvement, mais plutôt un vaste ensemble d’initiatives allant à l’encontre de la mondialisation néolibérale. Ces luttes ont redynamisé un certain nombre de groupes de réflexion, de publications et d’organisations de gauche dans le Nord. Entre temps, en Amérique du Sud, les mouvements de masse opposaient une réelle résistance aux régimes autoritaires. Des coalitions au Brésil, au Venezuela, en Argentine, puis en Bolivie et en Équateur se sont unies et au début du nouveau millénaire, des gouvernements de la « vague rose » ont été mis en place. Pendant cette phase agitée, des mouvements ont eu l’idée de créer une plate-forme pour alimenter les débats politiques et explorer les contours de nouvelles visions de la transformation sociale. Cela a jeté les bases du Forum social mondial. Dirigé par le Brésil, le FSM n’avait pas de stratégie claire et explicite, mais il y avait un consensus autour de la nécessité de construire un nouveau cadre d’analyse. Plusieurs années après l’événement fondateur, des centaines de milliers de mouvements et de personnes se sont réunis au Brésil, puis en Inde, au Mali, en Tunisie, au Kenya et dans de nombreux autres pays, dans le but de développer une perspective altermondialiste.
Le processus du FSM était original, car il s’agissait d’un espace ouvert où les participants devaient définir eux-mêmes l’ordre du jour au moyen d’activités politiques et culturelles autoorganisées. Une grande partie du travail a consisté à élaborer un programme économique alternatif basé sur la revitalisation du secteur public, la désagrégation des biens et services de base, de nouveaux mécanismes fiscaux et financiers permettant de réduire les inégalités, les entreprises locales non marchandes, etc. En même temps, de nombreuses discussions ont eu lieu sur la manière de « démocratiser la démocratie », de lutter contre la discrimination entre les sexes, entre générations et entre ethnies, et de changer les règles du jeu pour réduire l’espace et les opportunités de participation significative des citoyens. Ces immenses rencontres ont été utilisées par des mouvements sociaux pour créer de nouveaux réseaux internationaux et orientés vers l’action, tels Via Campesina et la Marche mondiale des femmes.
La méthodologie du FSM a également été adoptée par des centaines de forums nationaux et municipaux au cours desquels les citoyens ont eu la possibilité d’agir, de jouer, de s’exprimer et d’exprimer leurs espoirs. Elle a ainsi permis de rapprocher des mouvements, de créer de nouvelles dynamiques et de donner lieu à de nouveaux projets. Un tel forum a été organisé à Ottawa en 2012. Le Forum social des peuples a réuni une masse critique de mouvements du Canada, du Québec et des communautés autochtones pour la première fois de l’histoire du Canada.
Dans sa phase ascendante, l’altermondialisation a été à la fois un point de ralliement pour les mouvements sociaux, un programme politique pour les partis les plus avancés, un laboratoire vivant réunissant des millions de professeurs, étudiants, intellectuels et artistes. Il a également bénéficié du soutien concret des gouvernements de la vague rose, notamment du Brésil et du Venezuela.
Temps incertains
En 2008, le capitalisme mondial a connu sa crise la plus grave depuis 1929. La crise a d’abord ébranlé le Nord. Des mobilisations de masse ont éclaté sous la bannière Occupy Wall Street (au Canada et aux États-Unis), les Indignés (en Espagne et d’autres pays du sud de l’Europe), avant de traverser la Méditerranée dans un mouvement historique qui a conduit à l’implosion de dictatures de longue date, principalement en Égypte et en Tunisie. Contrairement à l’Amérique du Sud cependant, ces mouvements n’avaient pas de répondant politique et les révoltes ne parvinrent pas à inverser la tendance. Les pays du Nord global ont ainsi pu se restabiliser sans trop d’effort. Même lorsque les mouvements sociaux ont pris de l’ampleur (en Espagne et en Grèce, par exemple), l’édifice du pouvoir a pu relever le défi en combinant des offensives réactionnaires locales / nationales, d’une part, et une intervention internationale d’institutions néolibérales non démocratiques. Cette contre-offensive a également entraîné la dislocation de nombreux gouvernements progressistes, le Brésil et le Venezuela en particulier – incapables de résister aux attaques réactionnaires, en plus d’être affaiblis par leurs propres limites et contradictions.
Le Forum social mondial a été profondément affecté par cette corrélation de forces débilitante. Le traditionnel leadership sud-américain du FSM était déstabilisé par les divisions croissantes entre mouvements et gouvernements de la vague rose. Le FSM à Tunis (2015), Montréal (2016) et Salvador de Bahia (2018) ont été des événements intéressants, mais ils ont manqué de l’énergie et de l’enthousiasme du passé, tombant dans une sorte d’ornière plutôt que d’innover et d’explorer de nouvelles avenues.
Regarder vers l’avant
Le mouvement qui avait créé le FSM n’est pas mort. Ses idées et réalisations continuent à nous inspirer. Certes, dans de nombreux pays, les mouvements populaires sont sur la défensive, tandis que de nouvelles formes d’autoritarisme ou d’austéritarisme s’imposent. Cependant, nous constatons la multiplication des soulèvements, comme en Chine, au Chili, au Soudan, au Liban, en Iraq, en Argentine, en Algérie et en Colombie. Les mouvements sociaux sont devenus plus astucieux, utilisant de nouvelles stratégies décentralisées. Beaucoup mènent la bataille pour la Pachamama, annonçant haut et fort que le problème, comme le souligne Naomi Klein, n’est pas le climat mais le capitalisme. En même temps, le dialogue internationale se poursuit via de nouvelles formes de mise en réseau, tel que la conférence La grande transition (Montréal, mai 2020), le Forum social mondial sur l’économie transformative (Barcelone, juin 2020 et le Forum mondial sur la migration et le développement (Quito, janvier 2020).
En même temps, les nuages noirs du militarisme, du racisme et du fascisme se profilent partout, comme on le constate en Bolivie. Dans tous ces lieux, les rapports de forces sont complexes et non prédéterminés, permettant aux mouvements créatifs de se regrouper, de transcender leurs expériences passées et d’inventer de nouvelles formes de mobilisation politique et sociale. Beaucoup plus que par le passé, les femmes, les jeunes et les communautés marginalisées prennent les devants. C’est probablement un « interrègne », pour reprendre l’expression de Gramsci, entre le trou noir de la destruction massive et l’espoir d’émancipation.