À propos de : Thomas Brisson, Décentrer l’Occident. Les intellectuels postcoloniaux, chinois, indiens et arabes, et la critique de la modernité, Paris, La Découverte, 2018.
Comment est née l’idée d’écrire Décentrer l’occident (La Découverte, 2018) ? Pourriez-vous revenir sur le contexte intellectuel français de réception des études postcoloniales ?
L’idée est née un peu par hasard. J’ai été amené à enseigner dans une université en Asie pendant plusieurs années. Je cherchais alors un sujet de recherche sur cette aire culturelle et politique que je connaissais très mal. Je suis tombé sur les penseurs néo-confucéens, des intellectuels chinois installés aux États-Unis, dont l’un des intérêts, très pragmatiquement, était que leurs textes étaient en anglais et donc aisément accessibles pour moi. Assez vite, la ressemblance avec des intellectuels sur lesquels j’avais déjà travaillés et que connaissais mieux – les intellectuels arabes en France ou aux Etats-Unis – est apparue frappante. Ces femmes et ces hommes présentaient des trajectoires sociales relativement comparables ; par ailleurs, toutes et tous avaient développé des formes d’interventions intellectuelles critiques semblables. De tout cela a émergé l’idée d’un terrain comparatif sur le déplacement des intellectuels postcoloniaux en Occident et, finalement, de l’ouvrage aux éditions La Découverte.
C’est à ce moment que quelques grands textes, comme Provincialiser l’Europede Dipesh Chakrabarty, ont été traduits, et que d’autres (Edward Saïd, Gayati Spivak) ont été retraduits ou mieux connus. C’est aussi le moment où plusieurs numéros de revues ou d’ouvrages, parfois issus de colloques importants, sont parus sur la question. Mais c’est aussi à cette occasion qu’un certain nombre de voix opposées aux postcolonial studies se sont fait entendre.
Dans la partie de votre ouvrage consacrée à L’Orientalisme d’Edward Said, vous écrivez que « l’optique critique que Said adopte sur l’orientalisme pose l’impossibilité d’isoler le domaine du savoir de celui du pouvoir, science et politique étant indissociablement mêlées ». Il est intéressant que, la même année que la publication de la traduction française du livre de Said (1980), un intellectuel français comme Maxime Rodinson, tout en reconnaissant la qualité du travail d’Edward Said, pointait le risque qu’en « poussant à la limite certaines analyses et (…) formulation de Said, on tombe dans une doctrine toute semblable à la théorie jdanovienne des deux sciences » (La fascination de l’Islam, p. 15). Que pensez-vous de l’évolution des études postcoloniales depuis L’Orientalisme ?
Dans ce mouvement de redistribution de la parole scientifique et politique, Rodinson n’a pas été le seul spécialiste du monde arabe engagé du côté de son objet d’étude, puisque même les très conservateurs orientalistes parisiens ont soutenu la décolonisation (Louis Massignon, qui appartenait aux milieux catholiques, visitait ainsi chaque semaine ceux qu’il appelait ses « frères algériens » emprisonnés). Mais il a été l’un des premiers à prendre acte du fait que la prise de parole des Arabes allait transformer la manière dont on parlerait du monde arabe et que la décolonisation aurait des conséquences épistémologiques. Lui-même était très bien placé puisque, marxiste, il avait déjà développé une manière d’analyser les cultures arabes et musulmanes qui intégrait systématiquement l’économie, les rapports de pouvoir, les déterminations matérielles. Or ce fut l’une des transformations radicales du regard occidental pour laquelle les nouveaux intellectuels arabes allaient plaider après la fin de la décolonisation : que l’on arrête de parler du monde arabe au seul prisme des textes classiques, sans égards pour les relations de pouvoir, les transformations socio-économiques, le présent politique, etc. En d’autres termes, Rodinson avait anticipé une manière renouvelée de parler, de l’intérieur des sciences sociales françaises mêmes, du monde arabe.
La propre évolution de Said fournit probablement un élément de réponse sur la situation des études postcoloniales depuis la parution de L’Orientalisme, au moins en ce qu’elle montrerait la persistance et la cohabitation de régimes épistémiques divers.
D’un côté, un critique postcoloniale toujours active, même si, encore une fois, il faudrait prendre en compte des différences, par exemple entre l’institutionnalisation du discours dans les universités anglo-saxonnes (le « radicalisme chic » de quelques professeurs très bien payés est une réalité, qui produit une critique paradoxalement à la fois hyper-radicalisée et convenue, probablement du fait des contradictions inscrites au cœur de la position de leurs auteurs), et l’invention de programmes de recherche beaucoup plus novateurs, tels que ceux, par exemple, qu’ont initiés récemment des intellectuels africains depuis Dakar.
Propos recueillis par Selim Nadi.