Anne Proenza, Libération, 8 octobre 2019
Etat d’urgence décrété depuis jeudi, transfert du gouvernement lundi soir de Quito, la capitale, à Guayaquil, la deuxième ville du pays, manifestations tendues : la situation a pris un tour chaotique en Equateur, où la rue a déjà fait tomber trois présidents dans les années 1990-2000. Et même si la situation de ce petit pays de 15 millions d’habitants est aujourd’hui bien différente, nul ne sait comment cela peut évoluer.
Le président Lenín Moreno, élu en 2017 avec le parti Alianza País (AP, centre gauche), a dénoncé lundi soir lors d’une allocution télévisée «l’activation d’un plan de déstabilisation» qui serait, selon lui, fomenté par le «satrape Nicolas Maduro» avec l’ancien président équatorien Rafael Correa (2007-2017) dont il fut le vice-président et le dauphin, mais qui est devenu en moins de deux ans son frère ennemi. Moreno est apparu à la télévision accompagné du ministre équatorien de la Défense.
Tout a commencé la semaine dernière avec l’annonce par le gouvernement de plusieurs mesures d’ajustement économique permettant d’obtenir un crédit du Fonds monétaire international (FMI) et consistant notamment à supprimer les subventions sur les carburants et à réduire les congés payés des fonctionnaires (qui passent de 30 à 15 jours).
Blocages
La hausse de 123 % du prix de l’essence (qui était jusque-là une des moins chères du continent après le Venezuela) a mis le feu aux poudres. Le secteur des transports s’est mis en grève, bloquant quasiment ce pays de 283 000 km2 où la circulation routière est reine. Invoquant les violences sporadiques qui ont éclaté en marge de certaines manifestations, le gouvernement a décrété jeudi dernier «l’état d’exception», le jour même où les nouvelles mesures entraient en vigueur. Malgré la levée officielle de la grève des transports samedi, la situation est restée explosive tout le week-end. Selon les autorités, le bilan était lundi soir d’un mort, 73 blessés et 477 arrestations tandis que 19 des 24 provinces équatoriennes étaient encore bloquées. Le ministère de l’Energie a aussi dénoncé la suspension des opérations dans trois exploitations pétrolières en Amazonie à la suite de l’occupation des installations.
Après le secteur des transports, le mouvement indien a pris le relais des mobilisations : il proteste non seulement contre l’augmentation du prix des carburants, mais brandit également des revendications plus anciennes : la gestion de l’exploitation minière et pétrolière du pays, le développement de l’éducation bilingue ou encore la gestion des ressources en eau. La Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (Conaie) a, dès dimanche, déclaré elle aussi «l’état d’exception dans tous les territoires indigènes», menaçant de capturer les militaires et les policiers qui s’y trouveraient. L’organisation indigène a aussi appelé ses troupes à marcher sur Quito pour se joindre à la grande manifestation et à la grève générale convoquée par la plupart des syndicats ce mercredi.
Le président de la Conaie, Jaime Vargas, a ainsi décrété «une mobilisation nationale indéfinie». Des milliers d’Indiens sont arrivés dans la capitale lundi en fin d’après-midi alors que l’armée faisait évacuer le palais présidentiel de Carondelet. Le gouvernement a alors annoncé son transfert à Guayaquil, capitale économique du pays située à 420 km plus au sud sur la côte Pacifique et bien loin des mobilisations indiennes.
Caisses vides
Le gouvernement de Moreno doit enfin faire face aux mécontentements des partisans de Rafael Correa qui entendent prendre leur revanche face à celui qu’ils considèrent comme un «traître». Peu après son élection, Moreno avait commencé à prendre ses distances avec l’ex-président en déclarant qu’après des années de grands travaux et de modernisation, les caisses étaient quasiment vides. Il n’a pas non plus défendu Jorge Glas, son vice-président et chouchou de Rafael Correa, condamné fin 2017 à six ans de prison pour corruption.
L’état d’exception a été confirmé par la Cour constitutionnelle lundi pour une durée de trente jours. Ce qui permet de mobiliser l’armée et la police pour assurer l’ordre public, d’établir des zones de sécurité, de suspendre ou de limiter certains droits, ou encore d’imposer une censure aux médias. Après des années de manne pétrolière et depuis la chute des cours de l’or noir en 2014, l’Equateur, dont le pétrole représente 40 % des recettes publiques, est confronté à un véritable ralentissement économique, avec une croissance proche de zéro et une dette publique qui ne cesse d’augmenter.