Isabel Cortés, correspondante
Dans un chapitre crucial pour la mémoire historique de la Colombie, 42 des 50 accusés dans le dossier Antioquia constitué par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) ont reconnu leur responsabilité dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité liés aux « faux positifs ». Entre 2002 et 2007, au moins 581 personnes ont été assassinées et 208 autres ont disparu de force par six bataillons de la IVe Brigade de l’Armée nationale, dans un schéma macabre qui présentait des personnes civiles innocentes comme des guérilleros tombés au combat. Le 11 juin 2025, dans le délai pour répondre à l’acte d’accusation, ils ont admis par écrit leur participation à ces crimes.

Un schéma macrocriminel qui a secoué l’Antioquia
Entre 2002 et 2007, cette brigade de l’Armée nationale, basée à Medellín a mis en place une politique de facto surnommée le « décompte des corps », qui faisait des morts au combat le principal indicateur de succès militaire. Selon la JEP, cette stratégie a déclenché un schéma macrocriminel qui a mené à l’exécution extrajudiciaire de citoyennes et citoyens, souvent des milieux paysans, des personnes vulnérables ou stigmatisées comme prétendument collaboratrices de la guérilla. L’Antioquia, avec 25,19 % des cas à l’échelle nationale, est devenue l’épicentre de ces atrocités, et la IVe Brigade est responsable de 73 % des victimes dans le département entre 2000 et 2013.
La JEP a documenté, par des ordres, des messages radio et des pressions systématiques, que des commandants aient encouragé une compétition féroce entre les unités, offrant des incitatifs comme des promotions, des congés et des médailles pour les bilans de morts rapportés.
Parmi les 42 personnes accusées ayant reconnu leur responsabilité, on compte six lieutenants-colonels, 23 officiers, huit sous-officiers, trois soldats professionnels et deux civils. Parmi les officiers de haut rang, le lieutenant-colonel Juan Carlos Piza Gaviria, qui était officier des opérations de la IVe Brigade entre 2004 et 2007, a admis avoir promu un système d’incitatifs et de pressions exigeant des « objectifs quasi inatteignables » en termes de bilans de morts. D’autres lieutenants-colonels inculpés incluent Juan Carlos Barrera Jurado, Rubén Briam Blanco Bonilla, Jaime Humberto Pinzón Amézquita, Gonzalo Enrique Lizcano Valero et Julio Alberto Novoa Ruiz, tous ayant occupé des postes de commandement dans les unités visées.
Les civils, intégrés à un réseau criminel, ont joué un rôle clé en recrutant des victimes sous de prétextes, comme des promesses d’emploi bidon, pour les livrer aux militaires en échange d’argent. Selon la JEP, cette pratique a transformé les exécutions en un commerce macabre qui s’acharnait sur les plus vulnérables : jeunes, personnes handicapées, en chômage, de la population paysanne et autochtone.
Reconnaissances et engagements envers la vérité
Pas moins de 84 % des accusations dans ce sous-dossier ont reconnu leur responsabilité par écrit. Dans leurs déclarations, plusieurs militaires ont exprimé des remords et se sont engagés à collaborer avec l’Unité de recherche des personnes portées disparues (UBPD). Certains, comme le major César Augusto Tavera Cardona, ont assumé leur responsabilité pour des faits additionnels non inclus dans l’acte d’accusation initial, tandis que le civil Luis Nolberto Serna a reconnu le tort causé aux familles par la stigmatisation des victimes.
Le lieutenant Hernando García a souligné l’impact émotionnel et moral sur les proches, et le lieutenant César Augusto Cómbita Eslava a exprimé son souhait de participer à des initiatives de justice réparatrice. Ces aveux, selon la JEP, confirment non seulement l’existence d’une politique systématique, mais apportent aussi de nouvelles informations sur des crimes jusqu’alors non enquêtés, renforçant l’importance de la justice transitionnelle.
Ceux qui nient : un chemin vers un procès contradictoire
Malgré des preuves accablantes, quatre accusés — les lieutenants-colonels Jairo Bocanegra de La Torre et Juan Pablo Forero Tascón, ainsi que les brigadiers généraux Óscar Enrique González Peña, Luis Roberto Pico Hernández et Jorge Ernesto Rodríguez Clavijo — ont refusé de reconnaître les accusations ou ont demandé l’annulation du processus. De plus, aucun commentaire n’a été enregistré de la part du lieutenant-colonel Édgar Emilio Ávila Doria. Ces cas, ainsi que ceux du général Mario Montoya Uribe et du colonel Iván Darío Pineda Recuero, ont été transférés à l’Unité d’investigation et d’accusation (UIA) de la JEP, où ils pourraient faire face à des procès contradictoires et à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison s’ils sont reconnus coupables.
Vers des audiences publiques : un espace pour les victimes
La JEP prépare déjà les Audiences publiques de reconnaissance de la vérité et de la responsabilité, prévues pour le second semestre de 2025 à Medellín et dans l’est de l’Antioquia. Ces audiences seront un moment clé pour que les accusés assument publiquement leur responsabilité sous trois angles : factuel (en détaillant les faits), juridique (en reconnaissant les violations du droit international humanitaire) et réparateur (en s’engageant dans la réparation). Ce processus vise à garantir les droits des victimes et à avancer vers la réconciliation.
L’Antioquia au cœur de l’horreur
L’ampleur des « faux positifs » en Antioquia reflète un phénomène national qui a fait au moins 6 402 victimes entre 2002 et 2008, selon la JEP. La IVe Brigade, sous-pression pour montrer des résultats dans un contexte de conflit armé, a privilégié les bilans de morts aux arrestations, même lorsque les guérillas ne représentaient plus une menace significative dans la région. Cette politique, documentée à travers 145 témoignages volontaires, des enregistrements radio et des documents opérationnels, expose une culture militaire qui a normalisé la violence contre la population civile qu’elle avait juré de protéger.
Impacts sur la justice transitionnelle
La reconnaissance de responsabilité par 42 ex-militaires et civils dans le sous-dossier Antioquia renforce le modèle de justice transitionnelle de la JEP, qui met l’accent sur la vérité et la réparation plutôt que sur la punition. Cela dit, des critiques persistent. Des organisations de victimes, comme la Corporación Jurídica Libertad, ont souligné que certains accusés n’admettent leur responsabilité qu’après des années de déni, et exigent que davantage de hauts gradés soient poursuivis. La JEP, de son côté, continue d’enquêter sur d’éventuelles responsabilités à l’échelle nationale, une étape cruciale pour éclaircir la chaîne de commandement derrière ces crimes.
La reconnaissance de responsabilité par 42 ex-militaires et civils dans le sous-dossier Antioquia représente une avancée majeure dans la quête de vérité et de justice pour les victimes des « faux positifs ». Bien que le chemin vers la réparation soit encore long, les audiences publiques et la collaboration avec l’UBPD offrent de l’espoir aux familles touchées. Ce processus met non seulement en lumière les blessures du conflit armé, mais réaffirme aussi l’engagement de la Colombie envers la paix et la non-répétition.
À la mémoire de Monsieur Raúl Carvajal et de son combat pour la vérité
Le 13 juin 2021, Monsieur Raúl Carvajal Pérez s’est éteint sans avoir obtenu justice pleine et entière pour l’assassinat de son fils, le caporal Raúl Antonio Carvajal, qui, selon des allégations, aurait été exécuté par des camarades militaires après avoir refusé de participer aux « faux positifs ». Sa quête infatigable de vérité et de justice incarne la douleur de milliers de familles touchées par ces crimes. Les récentes confessions devant la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), qui confirment l’existence d’un schéma systématique d’exécutions extrajudiciaires, donnent raison à la lutte de Don Raúl et soulignent l’urgence de réparer les victimes tout en garantissant que de tels actes ne se reproduisent plus.
Pendant plus de 14 ans, Monsieur Raúl a transformé sa souffrance en résistance, s’installant dans les rues de Bogotá, précisément au coin de la Séptima et de Jiménez, près de la résidence présidentielle. Chaque matin, il déployait des photographies, des coupures de presse et un mannequin vêtu de l’uniforme de son fils, attaché avec des chaînes évoquant sa propre manifestation où il s’était enchaîné au Bunker du ministère public. Malgré les menaces, le froid mordant de Bogotá et sa santé fragile due au diabète, Monsieur Raúl a persévéré, confrontant des figures comme Álvaro Uribe Vélez et Juan Manuel Santos, alors ministre de la Défense, pour exiger des réponses qui ne sont jamais venues. Son courage, marqué notamment par le geste de transporter le corps de son fils à la Plaza Bolívar en guise de dénonciation, a établi un précédent dans la lutte des victimes pour la vérité.
Le décès de Monsieur Raúl, emporté par la COVID-19, a suscité une indignation nationale. Son visage est devenu un symbole de résistance, immortalisé dans des murales et commémoré lors de manifestations à travers la Colombie. Bien que sa famille ignore encore toute la vérité sur l’assassinat du caporal Carvajal, son héritage perdure comme un cri pour la justice, un rappel que les progrès de la JEP rendent aussi hommage à ceux qui, comme Monsieur Raúl, ont refusé de se taire face aux crimes d’État.
Sources : Juridiction spéciale pour la paix (JEP), Communiqué de presse, 11 juin 2025.