Détention arbitraire de Moussa Tchangari : les experts indépendants de l’ONU demandent l’explication à l’État du Niger

Ibrahim Diori

Dans une lettre adressée le 28 mai dernier à l’État du Niger, les spécialistes indépendants de l’ONU, titulaires des mandats en matière de promotion, de défense et de protection des droits humains, ont vivement exprimé leur «profonde préoccupation quant aux allégations de harcèlement judiciaire, de détention arbitraire et d’irrégularités procédurales à l’encontre de M. Moussa Tiangari». Ils ont aussi souligné l’allégation relative à «sa disparition forcée pendant deux jours, durant laquelle Moussa Tiangari n’a eu aucun contact avec sa famille ou son avocat».

Cette lettre d’allégation est cosignée par six personnes indépendantes et titulaires de mandat onusien que sont :

  • Mary Lawlor, Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de la personne;
  • Matthew Gillett, Vice-président chargé des communications du Groupe de travail sur la détention arbitraire;
  • Gabriella Citroni, Présidente-Rapporteuse du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires;
  • Irene Khan, Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression;
  • Gina Romero, Rapporteuse spéciale sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et
  • Ben Saul, Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de la personne et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste. 

À cette occasion, ces spécialistes onusiens ont vivement indexé «l’utilisation apparemment abusive des accusations liées à la sécurité nationale et au terrorisme, qui ne semblent reposer sur aucune preuve». Au surplus, soulignent-ils «les infractions terroristes semblent également vagues, trop générales» et sont, de ce fait, susceptibles d’être utilisées de manière incompatible avec les exigences de légalité comme celles relatives à la certitude et la prévisibilité énoncées à l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Ils se sont spécifiquement inquiétés des cas d’utilisation des accusations de terrorisme à l’encontre des défenseurs des droits humains souvent «sur la base des critères vagues et sans preuve crédible». À ce sujet, ils ont particulièrement marqué leurs «plus vives préoccupations concernant les lourdes peines encourues pour les infractions auxquelles M. Tiangari fait face, en particulier le risque de peine de mort au cas où il serait reconnu coupable.

Ils ont également tenu à mettre en relief « les allégations d’irrégularités de procédure concernant Moussa Tiangari, à savoir des perquisitions illégales et des arrestations sans mandat » avant de rappeler, à l’intention du Gouvernement, que le droit à un procès équitable est un élément clé de la protection des droits humains et sert de moyen procédural pour sauvegarder l’État de droit.

Selon eux, Moussa Tiangari semble faire l’objet d’un « harcèlement judiciaire ». En plus d’être constitutif d’une restriction directe et injustifiée de la liberté d’expression de Moussa Tchangari, ce harcèlement judiciaire a également des implications négatives plus larges pour les droits humains au Niger. Pour illustrer ce “harcèlement judiciaire», ces rapporteur.es spéciaux des Nations Unies ont rappelé les multiples interpellations, arrestations et incarcérations dont Moussa Tchangari a fait l’objet ces dernières années, notamment en 2015, en 2018, en 2020.

De telles procédures, insistent-ils, peuvent avoir des effets dissuasifs particulièrement sur les

« journalistes qui souhaitent exercer leur profession sans crainte de représailles et les défenseurs des droits humains qui souhaitent s’exprimer librement, manifester pacifiquement, se réunir et participer à la vie publique et politique au Niger dans l’exercice de leurs droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association, entre autres, reconnus par le droit international, ainsi que, plus généralement, sur l’espace civique ».

À cet égard, et après avoir souligné que la majorité des charges retenues contre Moussa Tchangari sont étroitement liées à ses activités professionnelles d’enquête et d’investigation, ces spécialistes indépendants rappellent fort opportunément que « la communication, la documentation et la publication d’informations relatives aux actes terroristes ou aux mesures antiterroristes constituent des éléments fondamentaux de la transparence et de la responsabilité publique. Il est donc essentiel que le Gouvernement s’abstienne de criminaliser de telles activités journalistiques ou de recherche ».

Même si des considérations de sécurité opérationnelle peuvent, dans des cas exceptionnels, justifier un certain degré de confidentialité, il n’en demeure pas moins que le Gouvernement est tenu de garantir le droit du public à l’information, de renforcer la transparence et la confiance de la population et d’assurer l’obligation de rendre des comptes ainsi que l’accès à des voies de recours effectives.

Dans cet esprit, il est vivement rappelé à l’intention du Gouvernement nigérien que « la société civile joue un rôle crucial dans la canalisation des frustrations sociales, la promotion du dialogue et la coopération constructive avec les institutions étatiques. Elle contribue également à affaiblir les facteurs de radicalisation menant au terrorisme et à l’extrémisme violent ».

« La répression” de celle-ci (société civile), sous prétexte de prévention des menaces terroristes ou de protection de la sécurité nationale, “peut avoir des effets contre-productifs majeurs», argumentent-ils. C’est pourquoi, renchérissent-ils, pour être véritablement efficace, toute stratégie de lutte contre le terrorisme doit viser à renforcer, et non à affaiblir, la société civile; car la participation civique constitue un pilier essentiel dans la prévention de l’extrémisme, et la jouissance des libertés fondamentales est indispensable à cet égard. La cohésion sociale représente donc l’un des instruments les plus puissants dans la lutte contre le terrorisme.

Au regard de ce qui précède, et après avoir rappelé, avec insistance, au Gouvernement, son obligation internationale de garantir un espace civique ouvert et inclusif, les spécialistes onusiens demandent à l’État du Niger de s’expliquer, principalement, sur les six (6) principaux points suivants :

  1. Fournir toute information ou tout commentaire complémentaires en relation avec les allégations susmentionnées.
  2. Fournir des informations détaillées sur les allégations selon lesquelles M. Tiangari aurait été détenu arbitrairement et soumis à une disparition forcée pendant deux jours.
  3. Préciser le fondement juridique de l’arrestation de M. Tiangari, en indiquant notamment si un mandat d’arrêt a été présenté au moment de son interpellation, et fournir des informations détaillées sur toute enquête et/ou poursuite engagée et comment les droits à un procès équitable ont été garantis à cet égard.
  4. Expliquer en quoi la détention de M. Tiangari et les accusations pénales portées contre lui sont compatibles avec les normes internationales relatives aux droits humains, en particulier les principes de légalité, de nécessité, de proportionnalité et de non-discrimination. Enfin, indiquer dans quelle mesure ces mesures respectent les libertés fondamentales, notamment le droit à la liberté d’expression.
  5. Fournir des informations sur les mesures prises et les garanties adoptées par les autorités afin de permettre aux défenseurs de droits humains et aux journalistes d’exercer leurs droits légitimes à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association, et mener à bien leur travail légitime librement, dans un environnement sûr et favorable, exempt de toute forme de menace, représailles, intimidation ou harcèlement que ce soit à leur encontre ou à l’encontre de leur famille.
  6. Fournir des informations sur les mesures juridiques et administratives spécifiques que les autorités comptent prendre pour garantir le respect des droits de M. Tiangari à une procédure régulière et à un procès équitable, et sur la manière dont ces mesures sont conformes aux obligations du Gouvernement en vertu du droit international des droits de la personne.

Après soixante (60) jours de vaine attente de la réponse du Gouvernement nigérien, et conformément à la procédure applicable en la matière, les titulaires de mandat ont décidé de publier la présente « lettre d’allégation » via internet, pour y accéder, cliquez ici,

Ce mutisme déplorable du Gouvernement doublé de l’absence de toute audition au fond de l’intéressé après huit (8) longs mois de privation de liberté, confirme, si besoin en est, les propos des avocats de Moussa Tchangari selon lesquels “les raisons justifiant sa détention sont assurément ailleurs et laissent plus transparaître la volonté de contraindre au silence un esprit libre et critique”.

C’est le lieu de rappeler que Moussa Tchangari a été enlevé par quatre hommes armés et non identifiés, le 3 décembre 2024, aux environs de 20 h, puis conduit cagoulé et séquestré dans un endroit tenu secret pendant près de 48 h, avant d’être remis, le 5 décembre 2024, au Service central de Lutte contre le Terrorisme et la Criminalité transnationale organisée (SCLCT/CTO).

Après un mois de garde à vue dans les locaux du SCLCT/CTO, sans aucun droit de visite à l’exception de celle de ses avocats, Moussa Tchangari est ensuite déféré à la justice le 3 janvier 2025, avant d’être, enfin, inculpé et placé sous mandat de dépôt à la prison civile de Filingué.

Il est poursuivi pour cinq (5) chefs d’inculpation :

  1. Apologie du terrorisme;
  2. Atteinte à la sûreté de l’État;
  3. Association des malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste;
  4. Atteinte à la défense nationale;
  5. Complot contre l’autorité de l’État en intelligence avec des puissances ennemies. 

Jusqu’à cette date, Moussa Tchangari est toujours en détention dans la prison civile de Filingué, située à plus de 180 km de Niamey. Selon ses avocats, “il n’a ni été entendu ni interrogé” par le juge d’instruction en charge de son dossier.

Pour prendre connaissance de l’interpellation de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme au Niger, cliquez ici