Vous appréciez cet article ? Il a été écrit par un.e jeune stagiaire ou correspondant.e du Journal. Aidez-nous à les soutenir, contribuez au Fonds Jeunesse du Journal des Alternatives ! Toute contribution est appréciée !

Maria Kiteme, correspondante en stage

Depuis trois mois, le mouvement étudiant intensifie ses rassemblements pour dénoncer la corruption en Serbie. Le 15 mars a été marqué par une manifestation historique, la plus grande depuis l’arrivée d’Aleksandar Vučić au pouvoir. Un organisme indépendant affirme qu’entre 270 000 et 325 000 citoyen·nes manifestaient dans les rues de Belgrade, témoignant d’un soutien massif à la mobilisation étudiante. En réponse à ces rassemblements pacifiques, le gouvernement riposte violemment. L’usage d’un canon à son pour disperser la foule, un dispositif généralement employé en temps de guerre, est dénoncé. Pourtant, les autorités nient toute utilisation.

Katarina Popovic @ crédit photo Université de Belgrade

Nous avons eu l’opportunité de rencontrer Katarina Popović, professeure à l’Université de Belgrade et secrétaire générale du Conseil International pour l’éducation des adultes. Vivant actuellement en Serbie, elle nous offre un regard pertinent sur le mouvement étudiant et ses origines.

Un pays gangréné par la corruption

Depuis plusieurs décennies, la Serbie est gangrenée par une corruption touchant tous les échelons du gouvernement. Le président Vučić est au pouvoir depuis dix ans. L’appareil étatique repose sur de hauts fonctionnaires sélectionnés selon des liens familiaux ou amicaux. Que ce soit au travail, dans les hôpitaux ou dans les écoles, le népotisme prévaut sur la compétence, nous indique Katarina. Ce chaos a conduit à des tragédies majeures en Serbie, entre des crimes de gangs liés au régime et la première fusillade de masse dans une école en 2023.

Un tournant majeur est atteint avec l’effondrement d’une gare à Novi Sad le 1er novembre 2024, causant la mort de 15 personnes. Pourtant, cette gare venait d’être rénovée à hauteur de 55 millions de dollars, prétendument selon les « standards européens ». Face à l’inquiétude grandissante de la population, le gouvernement n’offre aucune réponse satisfaisante. Cette catastrophe a accentué le mécontentement populaire et déclenché une vague de contestation inédite.

De l’indignation locale à la révolte nationale

Au lendemain de la catastrophe à Novi Sad, le public organise quelques veillées en hommage aux victimes. La population, révoltée par la corruption et l’indifférence de l’État face à la souffrance, laisse éclater sa colère. Sous ces pressions, le premier ministre Vučević, le maire de Novi Sad, Đurić et le ministre de la Construction Vesić refusent toute responsabilité et démissionnent.

Le jour suivant, 20 000 personnes se rassemblent à Novi Sad, la plus grande manifestation jamais enregistrée dans la ville. La contestation s’étend à plus de 200 villes et villages, adoptant diverses formes de résistance : veillées pacifiques, marches, grèves et blocus. Le mouvement atteint son apogée le 22 décembre 2024 : 100 000 personnes manifestent à Belgrade, un chiffre record depuis la tentative de renversement de Milošević en 2000.
Depuis, l’élan ne faiblit pas avec des milliers de Serbes descendant dans les rues d’Užice, Kragujevac, Čačak et Leskovac. Malgré leur pacifisme, une répression brutale et une censure politique croissante s’abattent sur la contestation. Les tentatives de l’État pour reprendre le contrôle échouent et les arrestations quotidiennes font des manifestant·es des symboles de résistance, transformant la rue en bastion contre l’autoritarisme.

La résistance étudiante pour la démocratie !

Les étudiant.es serbes allient démocratie, État de droit et responsabilité aux symboles nationaux, récupérant drapeaux et hymnes détournés par le gouvernement, comme nous l’affirme la professeure. Ce mouvement d’ampleur national touche les générations plus âgées et rassemble des citoyen·nes de tous les coins du pays : enseignement, travail, professions libérales, manœuvres et cols bleus, pour défier le pouvoir.

Depuis des décennies, le régime serbe réprime les intellectuel·les, instaurant un climat de peur constant. Face à cette répression, les jeunes universitaires, sans représentation officielle, se prononcent pour les voix marginalisées. Katarina souligne le rôle central qu’a joué l’Université de Belgrade dans la mobilisation, impliquant même les élèves du secondaire, ajoute-t-elle. Le 29 novembre 2024, le mouvement étudiant bloque la faculté d’art dramatique pendant 12 heures. Les revendications sont annoncées lors d’un plénum : publication des documents sur le chantier de Novi Sad, libération de leurs camarades, arrestation des agresseurs, augmentation de 20 % du budget de l’enseignement supérieur.
Le succès de ce mouvement repose principalement sur une organisation décentralisée, où plénums, assemblées générales et votes collectifs garantissent une prise de décision démocratique. Refusant un leader unique, le mouvement étudiant préserve ainsi la légitimité de leur lutte et évite la répression ciblée.

Un mouvement de solidarité transnational

Depuis novembre, la jeunesse serbe tient tête au pouvoir, ne pouvant plus ignorer le cri collectif d’une société cherchant à se démocratiser. Plusieurs universités en Europe et en Amérique soutiennent le corps académique serbe : lettres de solidarité, recherches collaboratives et pétitions. Mieux encore, des pays historiquement en tension avec la Serbie, dont la Croatie et la Bosnie, reconnaissent la légitimité de cette lutte démocratique : rapportant le tout à travers leurs propres médias d’information, nous confie la secrétaire générale. Parallèlement, la diaspora serbe continue à sensibiliser les communautés d’outre-mer.

En Serbie, la solidarité populaire s’intensifie : les communautés locales fournissent nourriture, couvertures et dons aux étudiant.es mobilisé·es, comme en témoigne Katarina sur le terrain. Cette entraide est preuve que l’action collective est prête à briser la machine de corruption étouffant le pays.

L’espoir d’une alternative politique

Quelques élites soutiennent le président Vučić et son modèle économique basé sur les investissements étrangers. De Washington à Pékin ou Moscou, tous refusent un changement de régime, perçu comme une menace à la stabilité. Les étudiant·es, méfiants d’une opposition divisée, privilégient la démocratie directe et appellent la population à se détourner des représentants corrompus. Bien que l’idée d’un gouvernement temporaire pour organiser des élections transparentes émerge, l’incertitude persiste. Face aux inégalités croissantes, au chômage et à l’inflation, la population s’inquiète.
Le mouvement reste sans alternative politique claire. La gauche est discréditée par son soutien historique à l’Union européenne — ayant tendance à soutenir des systèmes autoritaires servant ses intérêts —, tandis que la droite nationaliste perd en crédibilité vue son soutien à la Russie. Face à ce blocage politique, le mouvement étudiant rejette une classe dirigeante au service des grandes puissances. Un espoir émerge : celui d’un mouvement politique indépendant, porté par et pour les Serbes, affirme Katarina.

En continuité avec une tradition de résistance

À Belgrade, un vent de nostalgie souffle dans les rues, alors que la jeunesse reprend le flambeau des luttes contre l’autoritarisme et l’injustice. Héritiers du mouvement étudiant de 1968 en Yougoslavie et des manifestations des années 1990 contre Milošević, ces jeunes mènent les mêmes batailles que leurs parents. Bien plus qu’une simple contestation, leur mobilisation éveille une prise de conscience intergénérationnelle.

Dans un pays où l’information est contrôlée par l’État, les communautés rurales sont privées d’accès aux médias indépendants et à Internet. Les marches étudiantes, longeant des dizaines de kilomètres à travers les villages, brisent leur isolement. Par discours, performances théâtrales et débats, ces jeunes utilisent la rue comme espace d’éducation citoyenne, rappelant que le pouvoir appartient au peuple, non à un régime usurpateur. Pendant les rassemblements, des interventions expliquent que la présidence serbe n’a qu’un rôle symbolique dans lequel le régime Vučić doit respecter la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Témoins de cette résilience, les Serbes plus agé.es, émues aux larmes, se sont rassemblées le long des routes pour les accueillir, les nourrir, les soutenir et les remercier. En confidence, Katarina décrit cette rencontre comme une forme de catharsis psychologique, provoquant un moment de guérison après d’années de traumatismes laissées par les guerres. Ces jeunes, devenus symboles héroïques, incarnent une génération prête à se battre au nom du respect des institutions et de la Constitution, redonnant aux Serbes la force de se relever.