Du Canada à Gaza : «une histoire de génocide»

Entrevue avec Nidhi Srinivas, cosignataire de la lettre ouverte, avec Yanis Varoufakis et Thomas Piketty, en appui au rapport de Francesca Albanese,

Une fille marchant dans Gaza cherchant de la nourriture @ Jaber Jehad Badwan CC BY-SA 4.0 via WikiCommons
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Amélie David, correspondante à Beyrouth

Depuis près de deux ans, Gaza est ravagée par les bombardements israéliens, qui ont fait plus de 60 000 morts. Dans un récent rapport, Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés, met en lumière le rôle moteur des multinationales dans le maintien du processus génocidaire en cours. Nidhi Srinivas, économiste et professeur de management à The New School, à New York aux États-Unis, explique en quoi ce rapport est important.

Nidhi Srinivas – crédit photo site the New School

Vous êtes signataire d’une lettre ouverte avec plusieurs autres économistes en soutien à Francesca Albanese, qui a publié un rapport sur les mécanismes économiques qui permettent le génocide en cours à Gaza. En quoi ce rapport est-il important?

Il y a eu de nombreuses études sur l’économie en Palestine. Mais ce que fait Francesca Albanese avec ce rapport est de mettre à jour ces recherches et d’en faire un dialogue plus large. En général, quand on parle d’Israël dans la littérature économique, nous ne parlons pas de la Palestine, et nous ne parlons pas de la manière dont les entreprises sont complices des abus contre les droits humains… Nous évoquons rarement comment des entreprises comme Caterpillar ou Google font du profit avec les massacres de la population palestinienne. Ce rapport est, en ce sens, un rapport historique. J’aimerais croire que d’ici dix ans, il deviendra une référence.

Pourquoi avoir choisi de signer cette lettre et de lui apporter votre soutien?

Dans le domaine de l’économie et de la gestion des entreprises, historiquement, nous avons considéré les sociétés comme accomplissant un bien public. Pour vous donner un exemple : au Canada, quand j’y ai grandi, la Compagnie de la Baie d’Hudson était perçue comme «the Bay». J’allais souvent dans leurs magasins pour acheter des vêtements. La Compagnie de la Baie d’Hudson était comme la Compagnie des Indes orientales, une entreprise qui a tiré profit du colonialisme de peuplement. L’histoire du Canada est une histoire de génocide. On peut débattre pour savoir si c’était la même chose que l’histoire du colonialisme de peuplement aux États-Unis, mais personne ne peut nier le fait que les peuples autochtones ont été délibérément tués.

Aujourd’hui, quand on regarde la Compagnie de la Baie d’Hudson, personne ne se souvient qu’elle a en réalité contribué à la mort des peuples autochtones, qu’elle a contribué à l’arrachement et la destruction de la vie de personnes qui avaient vécu sur ces terres pendant des siècles. C’est pourquoi j’ai décidé de signer cette lettre de soutien : pour dire que dans notre domaine, économie et management des entreprises, on continue de voir les entreprises comme innocentes dans les génocides. Mais il est temps de reconnaître que nous regardons une économie de génocide…

Comment cette «économie du génocide» peut-elle être un outil analytique utile pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, non seulement à Gaza, mais dans les conflits modernes en général?

Tout d’abord, dans le champ du management, sans exception, il n’existe aucune école de commerce — en France, aux États-Unis, au Canada, en Inde, nulle part dans le monde — qui énonce ce fait pourtant évident : le management est né du colonialisme. Essentiellement, le management et tous ses principes trouvent leur origine dans l’exploitation des ressources matérielles au profit de sociétés étrangères. Ce qui incluait aussi l’exploitation des êtres humains, et je devrais dire, des esclaves. Maintenant, on peut débattre de la pertinence de ce constat. Par exemple, cela signifie-t-il qu’aujourd’hui le management considère son personnel comme des esclaves? Je ne le pense pas. Mais si nous ne reconnaissons pas l’histoire du management, nous ne pouvons pas voir comment il façonne le présent. Par exemple, nous ne pouvons pas reconnaître que lorsque vous surmenez votre personnel et que vous le justifiez, c’est comme quand on justifiait historiquement le surmenage des esclaves.

Ensuite, la plupart des scientifiques de gauche reconnaissent que l’économie capitaliste dans laquelle nous vivons atteint un point de crise extrême. Nous vivons dans un monde où il n’y a tout simplement pas assez de gens capables d’acheter les produits qui sont mis sur le marché. Dans une telle situation, l’une des nombreuses choses que font les capitalistes, c’est passer d’une forme d’exploitation à une autre pour continuer à générer du profit. Pendant le coronavirus, les capitalistes ont littéralement commencé à faire de l’argent à partir de la mort. Ils ont commencé à gagner de l’argent en offrant, par exemple, des primes pour que des gens risquent leur vie afin de livrer de la nourriture, des produits. Parfois, ils ne donnaient même pas de primes parce qu’il n’y avait pas de syndicats pour négocier. En ce sens, l’«économie du génocide» dont parle Albanese dans son rapport est simplement une nouvelle manière pour le capitalisme de survivre. Le capitalisme est arrivé à un stade où la seule façon de survivre est de mettre réellement en danger ceux et celles qui consomment.

Vous avez grandi au Canada, vous y avez étudié et travaillé. Avez-vous un message à adresser à la population du Canada?

Déjà, il faut demander au Canada de reconnaître la Palestine [NDLR Le Canada a annoncé qu’il allait reconnaître la Palestine en septembre depuis]. Il faut prendre une position forte : censurer l’État d’Israël, mais aussi implémenter ses propres protocoles des droits humains, pas seulement pour les Autochtones, mais pour la population palestinienne. Je ne peux pas accepter le fait que le Canada continue aujourd’hui d’être un complice du projet colonial central d’Israël. Je ne peux pas accepter que le Canada continue de, malgré l’agression des États-Unis, de soutenir ses positions par rapport à Israël.

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Amélie David
Journaliste depuis bientôt 10 ans, Amélie David a à cœur d'explorer les sujets liés aux enjeux sociaux et environnementaux et surtout, de replacer au centre de la couverture médiatique les invisibles. Après avoir eu la chance de travailler sur différents continents, notamment au Québec, elle est aujourd'hui basée à Beyrouth au Liban. Elle collabore notamment au journal Le Devoir et à Pivot au Québec, à Middle East Eye au Royaume Uni et à d'autres médias en Europe.