Catherine Samary Contretemps, 11 décembre 2019
Je voudrais tout d’abord m’associer à la déclaration exprimée par La Via Campesina (LVC) à l’occasion de cette COP25[1] déplacée de Santagio vers Madrid: « unissant nos voix à celle du peuple chilien », et « fort·e·s de nos droits et de nos valeurs démocratiques, nous continuerons à construire la justice sociale et climatique ! ». Comme La Via Campesina, il faut en particulier dénoncer « la cooptation de la Convention-cadre des Nations-Unies sur le climat par les sociétés transnationales et les gouvernements qui les défendent » : comme le dit LVC, une telle cooptation est la cause des « multiples contradictions de l’Accord de Paris (COP21), notamment son caractère non contraignant et son incapacité à dépasser la logique du marché». Ce sont ces mêmes « mécanismes de marché qui permettront à certains pays – et à leurs transnationales – de continuer à polluer au détriment du climat et des droits », marquant l’échec annoncé de la COP25.
Là réside aussi la criminelle responsabilité de toute politique qui accepte les Traités de pseudo « libre » échange (entre inégaux) élaborés depuis des années qui ne respectent ni les droits sociaux ni l’environnement alors que leur tribunaux privés ad hoc protègent le « droit de la concurrence » promu par les firmes multinationales. Pendant des décennies, un tel « droit » a été répandu par les institutions de la mondialisation et les forces politiques qui s’en réclamaient en étant légitimé de façon pseudo- scientifique (donc indiscutable) au non d’un pseudo « intérêt général » qui serait « révélé » par la concurrence « libre et non faussée »: par un renversement paradoxal, la protection de droits sociaux et de l’environnement qui devrait relever de buts universels, est traitée comme « corporatisme » alors que les critères de la concurrence marchande relèveraient d’un « intérêt général » ! C’est aussi ce que la Commission européenne est censée incarner au nom de la logique des Traités de l’UE. Et c’est ce qu’il faut radicalement déconstruire, délégitimer et remettre en cause : contre les «climato-faussaires » du monde « scientifique » et des pouvoirs dominants, « fort.es de nos droits et de nos valeurs démocratiques ».
Je partage en substance les analyses exprimées par Daniel Tanuro, à la fois sur « l’impossible capitalisme vert » et sur ce qui ne relève pas d‘une fatale « nature humain » dans l’anthropocène[2]. J’en discuterai à partir d’un retour sur le tournant dit néo-libéral déjà à l’œuvre contre le Chili d’Allende et dont l’épicentre était au cœur d’un ordre impérialiste alors en crise. C’est en partant de ce qui menaçait cet ordre-là dans les années 1960-1970 qu’il faut trouver les racines du tournant dit néo-libéral. Après en avoir rappelé les traits majeurs, je voudrais discuter des causes plus profondes de l’anthropocène – pour combattre tout fatalisme de la « nature humaine » ou du « productivisme ».
Une « crise des coûts » pour qui ?
Les politiques dites néo-libérales mises en œuvre dans les pays dominants depuis les années 1980 ont voulu répondre à une « crise des coûts » manifeste dans les années 1970. Mais loin d’être technique ou de nature « économique » abstraite, celle-ci recouvrait des rapports de forces sociaux et géopolitiques mondiaux transformés sur deux plans essentiels pour les profits: les rapports salariaux et les rapports mondiaux coloniaux sous-jacents à la production/distribution de l’énergie. Tous étaient marqués par la montée d’une contestation planétaire des rapports de domination.
C’est donc un « système de domination qui était menacé. Le nouveau capitalisme né du basculement des années 1980 a prétendu répondre aux aspirations à l’autonomie, notamment des jeunes, contre les rapports étatistes et bureaucratiques en « libérant le travail » de « l’État social » (pire, « socialiste »!) et de ses protections, non pas pour les améliorer mais pour les détruire. Ce faisant ce sont tous les droits collectifs permettant de résister à la « pure » logique de profit marchand qui allaient être remis en cause – dans les codes du travail ou les services publics. La révolution technologique, la financiarisation de l’économie et l’organisation de la concurrence planétaire de la force de travail seront mises au service de ces causes-là. Parallèlement, dans cette même phase historique, de nouvelles guerres « de civilisation » ont camouflé l’objectif stratégique de reconquête néocoloniale du contrôle des ressources énergétiques. Celles-ci n’étaient pas seulement (ni d’abord) devenues « rares » et « donc » chères » comme le disent les « modèles » dominants: elles étaient d’abord rendues plus coûteuses pour les pays dominants confrontés à la fronde des pays producteurs contre les multinationales (les « Majors ») étasuniennes : celles-ci ont imposé pendant des décennies leur prix « administré » de distribution du pétrole dans le but de maximiser les profits.
La dite « crise du pétrole » dans les années 1970 fut donc d’abord une crise de la domination impérialiste des EU et du dollar, dans le contexte de la montée des révolutions anticolonialistes et de la guerre du Vietnam – alors massivement contestée par la jeunesse au sein même de toutes les grandes puissances capitalistes. Cette crise renchérit donc effectivement les coûts de l’ensemble du dispositif de production et de consommation qui au plan mondial avait été basé sur un pétrole bon marché. Malheureusement les « pétrodollars » issus de cette nouvelle rente n’ont pas bénéficié aux populations des pays producteurs, comme on l’a vu plus tard. Et dans les pays dominants, la « stagflation » (ralentissement de la croissance et inflation aux causes multiples) allait donner force aux contestations idéologiques néo-libérales des politiques d’inspiration keynésienne prévalant jusque-là. Le cours anti-social et donc anti-démocratique que prit le tournant historique des années 1980 fut renforcé par l’absence d’une alternative socialiste cohérente[3].
La contre-attaque tous azimuts face à une crise de l’ordre mondial derrière celle du profit dans les pays capitalistes dominants, a signifié un retour vers des rapports sociaux dignes du 19è siècle: le capitalisme du 21ème a ainsi « libéré » les grandes firmes et les Etats de ce qui est appelé « charges sociales » et « mentalité d’assisté », relevant de droits sociaux difficilement conquis par les luttes du 20ème siècle. Les nouveaux décideurs des échanges internationaux ont poursuivi leur action « philanthropique » en prétendant « nourrir » la planète pour conquérir des « débouchés » qui jusqu’alors échappaient aux échanges marchands internationaux – l’agriculture notamment et la possibilité d’extraire de nouvelles sources d’énergie et de placements financiers quel qu’en soit le coût social et environnemental. Cette logique a détruit les productions vivrières, bien des forêts et toute capacité de « souveraineté alimentaire » des peuples ; elle signifiait en même temps la privatisation de l’eau et des meilleures terres combinée à la remise en cause des rapports à la nature des populations indigènes qui ont été piétinés pour s’emparer de ressources et de savoirs autrefois mis en commun.
Mais ce « système » pille et pollue les « communs naturels » parce que son « moteur » se situe dans le monde des « valeurs de marchés » – boursières, indifférentes aux droits sociaux et à l’environnement. Les racines de ces politiques destructrices sont là et parce qu’elles ne relèvent pas d’une fatalité « naturelle », elles peuvent être combattues.
Mais le début de ce qu’on nomme « anthropocène » remonte plus loin
Nul n’est besoin d’entrer dans les controverses byzantines à ce sujet. Un constat majeur devrait faire consensus, combinant une double dimension, physique et socio-économique – au sein des grandes phases géo-politiques de transformation du monde.
L’envol et les modalités de l’usage de l’énergie derrière l’anthropocène peut être en effet rattaché à trois dimensions proprement capitalistes de l’industrialisation du 19ème siècle et de ses conséquences ultérieures: son « productivisme », son besoin d’expansion impérialiste, sa généralisation des rapports marchands. Il faut les rappeler brièvement, tout en soulignant que l’anti-capitalisme ne suffit pas à offrir une alternative socialiste/communiste cohérente. Il faut donc être « concret » dans l’analyse des enjeux.
Quel « productivisme » ?
Une dynamique spécifique associée à ses rapports sociaux de propriété et de classe, pousse le capitalisme au « développement des forces productives » – notamment aux innovations technologiques et au machinisme: c’est là la source profonde de l’augmentation sans précédent de l’usage des diverses sources d’énergie. Il s’agit pour ce système-là, sous pression de la concurrence entre capitaux, d’élever la capacité productive du travail et de remplacer le travail par des machines quand les hausses de salaires arrachées par les luttes s’imposent – le chômage (ou la précarisation radicale) devenant une arme pour contenir les revendications salariales. Telle est la première dimension « capitaliste » de ce qu’on appelle de façon insatisfaisante le « productivisme ».
Une approche insuffisamment critique de cette « croissance des forces productives » (dans ses dimensions sociales, techniques et environnementales) et l’hypothèse erronée d’une « phase communiste » où règnerait « l’abondance » comme condition d’un dépassement des rapports marchands – ont certainement marqué longtemps le « mouvement ouvrier » notamment marxiste – et donc aussi l’expérience des pays se réclamant du socialisme. Et il importe de le dire et de le prendre en compte dans la recherche d’alternatives anticapitalistes tirant également le bilan des défauts et échecs des révolutions du 20ème siècle. D’une part, le recours à un accès « gratuit » (non marchand) aux services de base – d’éducation, de santé, de transport… ne dépend que de choix sociaux et politiques sur le mode de financement de la production et distribution de de ces services – et non pas du « niveau de développement des forces productives ». D’autre part les ressources naturelles supposées abondantes ne sont pas inépuisables et des principes d’économies doivent être pleinement intégrés aux productions et usages planifiés, à tous les niveaux de la société et au plan international. Enfin, les finalités émancipatrices d’un projet anticapitaliste contre tous les rapports de domination, peuvent et doivent être défendues et appliquées dès avant même les changements de société – dans/contre le capitalisme pour avoir une chance de triompher consciemment après. Contre toute vision « étapiste » et aveugle, ou contre toute hiérarchie figée dans le rejet des rapports de domination, ce sont tous les rapports d’exploitation, d’oppression et discrimination qu’il s’agit de rejeter sans attendre un « grand soir » et des lendemains qui chanteraient sur la base de la seule remise en cause du règne du profit – le Manifeste féministe pour les 99% exprime bien cette exigence.
Globalement, il faut évidemment appliquer l’exigence de mise en évidence des logiques socio-économiques concrètes derrière le marché ou le plan, dans les institutions et les associations, contre tout « productivisme » dévastateur, capitaliste ou non capitaliste. Daniel Tanuro a rappelé quels furent les dégâts environnementaux (par ignorance et/ou par bureaucratisme) considérables dans les sociétés se réclamant du socialisme[6]. La logique de planification socialiste n’était pas exempte des illusions quant à l’abondance des ressources naturelles ni protégée de l’ignorance envers les écosystèmes – et cela fut d’autant plus vrai que le monde et les savoirs paysans ont été dénigrés ou ignorés. Rien de tout cela n’est fatal ni à la pensée marxiste[7], ni à l’expérience socialiste – tout cela lui est même contradictoire et l’affaiblit.
L’expansion mondiale (néo)colonialiste du capitalisme
La dimension capitaliste de l’anthropocène recouvre une deuxième dimension, organiquement liée à la première (« productiviste ») le besoin intrinsèque d’une internationalisation de son « système de domination ».
Il est important de caractériser de façon spécifique la mondialisation « capitaliste » du 19ème siècle: il s’agit de souligner une phase nouvelle où le moteur d’une nouvelle l’expansion coloniale devint la recherche de solution aux crises organiques (de surproduction de marchandises et suraccumulation de capital) du capitalisme industriel là où il est né : ce sont les nouvelles puissances rivales, France et surtout le Royaume-Uni du 19ème siècle, puis Etats-Unis au 20ème qui en seront l’épicentre. Les écarts internationaux vont historiquement être creusés par la combinaison de colonialisme (ou néo-colonialisme lorsque les pays dominés étaient formellement indépendants) et de choix et conditions de production et d’échange fondamentalement déterminés par les besoins spécifiques des pays industrialisés impérialistes dotés de leur industrie d’armement et de leur « armada ». Des relations de dépendance « économique » vont marquer les conditions d’exploitation (et de distribution mondiale) des matières premières – depuis le blé pesant sur le prix du pain, donc des salaires jusqu’aux différentes sources d’énergie en passant par les métaux précieux.
Aux légitimations racistes de l’esclavage et des pillages colonialistes, et aux relations de forces des siècles mercantilistes, vont s’ajouter ou se combiner la force dévastatrice de ce qui fut théorisé comme une paisible et équitable « division internationale du travail » (DIT), selon des « avantages comparatifs » dont les diverses nations étaient dotées dans le cadre d’échanges supposés égaux. Ce soi-disant « libre » échange fut théorisé par l’économiste britannique David Ricardo (1772-1823) : le commerce international y était présenté comme un jeu à somme positive (où chacun gagne). On oublie souvent de souligner que Ricardo (ou avec lui, le RU du 19ème siècle) « inventa » le « libre-échange »: il s’agissait d’une nouvelle « politique économique » de fait (mais non explicitement) organiquement associée à la « tendance à la baisse du taux de profit » analysée par Ricardo avant Marx, dans le cadre d’une lutte de classes. Ricardo soulignait notamment l’impact de la montée du prix du blé, donc du pain, en Angleterre avec la mise en exploitation de terre de moins en moins fertiles: la raison d’être de l’abolition des Corn Laws (Lois sur le blé) était d’importer le blé meilleur marché.
Marx retiendra de Ricardo la théorie de la valeur-travail et l’approche des classes – pour en radicaliser l’analyse de l’exploitation et des contradictions capitalistes du point de vue des dominés. Mais les défenseurs de l’ordre capitaliste dominant ne retiendront – jusqu’à ce jour – que la DIT et la couverture idéologique des échanges internationaux préconisés. C’est-à-dire aussi, des conditions d’extraction et d’appropriation des matières premières dans les pays dominés. Pourtant, il faut également souligner que les thèses de « libre-échange » de Ricardo – donc la remise en cause « théorique » des pratiques « mercantilistes » d’Etat forts protectionnistes – furent d’emblée contestées dans les pays rivaux de l’Angleterre, qu’il s’agisse des Etats-Unis ou de l’Allemagne. L’économiste allemand Friedrich List fut ainsi, contre Ricardo, le grand théoricien de la protection des « industries naissantes ». Mais il s’agissait d’un point de vue de classe et colonialiste qui s’appliquera bien au-delà des conditions limitées des « industries naissantes » – mais toujours limité aux pays aux prétentions dominatrices et « civilisatrices ». Les forces politiques dominantes aux Etats-Unis comme en Allemagne au 19ème siècle critiquèrent donc la politique prônée par le RU en disant qu’elles aboliraient leurs protections (ou l’équivalent de leurs « Corn Laws ») quand leur pays aurait atteint la même position dominante que l’Angleterre.
Ce qui caractérise en pratique un pays du « centre » (dominant, ou impérialiste, selon les concepts marxistes), qu’il se réclame ou pas du « libre-échange », c’est la capacité de décider (et éventuellement camoufler idéologiquement) ce qu’il veut protéger chez lui avec toute la puissance d’un Etat fort et ses moyens économiques, financiers, politico-militaires, tout en ayant les moyens d’imposer ailleurs la levée des protections. D’où les « mythes et paradoxes » des échanges internationaux analysés remarquablement par Paul Bairoch[8], sous différentes phases.
Mais cela souligne aussi le caractère obscur de la pseudo alternative « libre-échange » ou « protectionnisme » tant qu’on ne met pas en évidence qui décide, selon quelles finalités, priorités, et droits dans les rapports de production et d’échange nationaux et mondiaux, sur la base donc de quels rapports entre les peuples et avec la nature. Le rejet progressiste du « libre-échange » doit être une remise en cause des critères du droit de la concurrence mis au-dessus des enjeux sociaux et environnementaux. Mais ceux-ci peuvent être tout autant bafoués par des « protectionnismes nationaux ». Une population voulant rompre avec (ou ne pas se soumettre à) des critères d’accumulation et des rapports de domination capitaliste peut avoir besoin d’échanges avec des pays capitalistes : mais ceux-ci doivent rester subordonnés à des choix et un contrôle « souverain » démocratique et populaire. Celui-ci se heurte aux classes dominantes nationales et internationales. La notion – défendue notamment par La Via Campesina – de « souveraineté alimentaire » met l’accent sur des finalités populaires qui peuvent être sociales et écologiques, déterminées de façon démocratique – et se retournant y compris contre les agro-industriels exportateurs du pays concerné. Elle peut se renforcer par des alliances internationalistes et des batailles supranationales contre la marchandisation de la planète, de l’eau, de l’énergie, des terres, pour le respect des droits des paysans et la satisfaction de besoin de base pour toutes et tous. Cette notion de « souveraineté alimentaire » est bien plus pertinente et progressiste que le « protectionnisme national » en mettant l’accent sur un enjeu concret – défendable d’un point de vue non « nationaliste » mais universel – et sur le contrôle solidaire et populaire des choix. Ceux-ci peuvent explicitement porter sur des besoins et droits essentiels à satisfaire – dont le respect de « biens communs ».
Reste à déterminer, dans chaque cas quelles sont les moyens financiers, les techniques, les alliances sociales et le niveau territorial (ou plutôt les niveaux territoriaux articulés) adéquats à la satisfaction de besoins et de droits concrètement spécifiés. Mais il faut pour en débattre pousser plus avant la mise en évidence des aspects sociaux et environnementaux de la troisième dimension de la mondialisation capitaliste.
Marché et marchés – valeur et richesse…
Le marché (la monnaie) existait avant le capitalisme – et peu de gens pensent qu’il faudrait et qu’on pourrait s’en passer après. Mais quel marché et quelle monnaie, pour quoi faire, dans quel « système » ? Comme Karl Polanyi l’a souligné, le capitalisme a transformé en marchandises la force de travail, la terre (la nature) et la monnaie: il s’agit de trois domaines essentiels et imbriqués du « mode de production capitaliste » en tant que tel, transformant profondément les sociétés – de façon différente dans le temps et l’espace selon les contextes.
C’est la généralisation et la domination des rapports marchands qui semblent imposer des « lois économiques » qui vont caractériser le nouveau système autour de la transformation spécifique de la monnaie en capital-argent. La première des exigences est de mettre « marché » au pluriel, comme le disait Diane Elson[9] s’inscrivant dans le débat Alec Nove / Ernest Mandel de la New Left Review sur le socialisme dans les années 1980. Mais il faut le faire en commençant par contester (comme le fait Polanyi), et remettre en cause consciemment la marchandisation des êtres humains, de la nature et de la monnaie. L’après-capitalisme en dépend. Il dépend aussi d’un retour à la domination des jugements et critères portant sur les « valeurs d’usage » et rapports humains concrets – contre le règne de l’argent et des marchandises.
Comme les premiers théoriciens du capitalisme industriel (Smith et Ricardo) le faisaient, Marx avait repris d’Aristote la distinction majeure entre « valeurs d’usage » (susceptibles de satisfaire un besoin concret) et « valeurs d’échange » de marchandises dotées d’un prix. De même avait-il distingué comme Aristote la monnaie servant à l’échange et celle que l’on cherchait à accumuler. Ces diverses notions permettaient d’une part de ne pas assimiler « richesse » et simple détention de monnaie et d’autre part de ne pas réduire toute la richesse aux valeurs d’échange (aux marchandises) : Marx s’opposa notamment à ceux qui considéraient que le travail était la seule source de richesse – en soulignant combien la nature en était une autre, précieuse[10].
Les modèles économiques dominants ont eu tendance à considérer les ressources naturelles comme inépuisables – et «donc » sans prix. Et l’on a évoqué plus haut comment la DIT issue des conditions de l’expansion capitaliste du 19è siècle, va être légitimée théoriquement au nom de l’ « abondance » de « travail » (« donc » un « facteur » de production bon marché) associé à la production des matières premières, versus l’abondance de « capital » associé à la production des biens manufacturés. Mais les marchés des biens de productions et des matières premières n’ont pas les mêmes rôles et évolution quant à leurs prix. Et derrière la production de biens manufacturés et de technologie, il y a des connaissances: le développement de l’éducation est essentiel à tout contrôle sur ce plan.
Les théoriciens de la dépendance analyseront dans les années 1960 de montée de la décolonisation et d’affirmation du « Tiers-Monde » le « développement du sous-développement ». Celui-ci fut à la racine des contradictions socialement explosives d’un « développement inégal et combiné » fait d’industrialisation capitaliste extravertie et de structures archaïques, des régimes dictatoriaux imposant le maintien de conditions sociales d’exploitation et d’oppression d’une force de travail ouvrière et paysanne dont les conditions d’existence et les revenus de misère étaient, dans les modèles économiques due à son « abondance ». On ne comprend pas pourquoi les révolutions anti-capitalistes du 20ème siècle ont été victorieuses dans les semi-périphéries du capitalisme en occultant ces réalités.
Elles ont marqué une rupture avec un engrenage fatal de la dépendance envers les crédits des pays dominants (donc l’endettement), permettant, bien avant que n’existe le futur FMI aux pays dominants d’accorder leurs crédits « conditionnés – non sans recours à la force militaire et politique – permettant en substance aux puissances coloniales de gagner sur plus plans ;
– leur suraccumulation de capital trouvait une issue sous la forme dans de crédits vers les pays dépendants… conditionnés a l’achat des biens manufacturés ;
– ce faisant ils s’assuraient également des débouchés pour leurs biens en surproduction;
– les pays dépendants devaient rembourser les prêts en exportant leurs matières premières – produites dans des conditions de surexploitations, donc avec des prix bien inférieurs aux productions équivalentes dans les pays dominants ;
– ces importations contribuaient donc a abaisser les coûts de production dans les pays impérialistes et a restaurer leur profit…
Dans ces nouveaux rapports organiques de dépendance (qui légitime qu’on utilise le concept « d’économie-monde » d’Immanuel Wallerstein tout en y incorporant pleinement l’approche marxiste[11]), de nouvelles inégalités et « dépossessions » imposées par « l’impérialisme comme phase du capitalisme », analysée par les approches anticolonialistes (ou « décoloniales »), marxistes ou pas.
En conclusion… Pour une planification socialiste, autogérée par les communautés concernées – articulée à tous les niveaux territoriaux nécessaires…
Dans un article intitulé – à juste titre « Pourquoi la croissance verte est une illusion »[12], les chercheurs Enno Schröder et Servaas Storm nous disent : « Rien, sauf une mobilisation de masse en faveur d’une décarbonisation profonde de l’économie mondiale, ne peut éviter la catastrophe climatique imminente ». Ils soulignent que leur « analyse statistique montre que, pour éviter une catastrophe climatique, l’avenir doit être radicalement différent du passé. La stabilisation du climat nécessite une perturbation fondamentale de la production d’énergie à base d’hydro-carbures et des infrastructures de transport, une remise en cause massive des intérêts acquis dans l’énergie et l’industrie des combustibles fossiles, ainsi que des investissements publics sur grande échelle – et tout cela le plus tôt possible ». Le problème de la plupart des économistes, ajoutent-ils, est que tout cela « a une odeur de planification, de coordination et d’intervention publique » – ce qui, soulignent-ils, va à l’encontre des convictions sur l’efficacité de la régulation par le marché que partagent la majeure partie d’entre eux. Non seulement les économistes dominants ne détiennent pas la solution mais ils sont une partie du problème[13]. Et avec eux, les grandes institutions de la mondialisation.
Mais de quelle planification s’agit-il – contrôlée et décidée par qui, à quels niveaux ? Si l’on veut établir des ponts (une « transition ») entre la situation actuelle, des expériences partielles, et un avenir (de droits et finalités) souhaité, il faut avoir un minimum de débats sur ce dernier. Je défends, comme Daniel Tanuro (article cité) l’idée qu’une « planification socialiste autogérée » s’oppose certes à l’étatisme mais ne peut non plus se réduire à des processus de décision décentralisés et atomisés – fussent-ils localement autogérés. Cela peut être débattu sur la base d’objectifs et d’expériences concrètes[14].
Les luttes actuelles font partie de l’expérience. Celles des Gilets Jaunes – mais aussi les explosions sociales dans le monde entier – ont pleinement révélé que les gouvernants en place sont, eux aussi (pas seulement les économistes !) une partie, majeure, du problème. Et l’on ne peut séparer trois enjeux organiquement associés : l’urgence sociale, environnementale et démocratique : des taxes carbone imposées à des populations qui ont du mal à boucler les « fins de mois » sont injustes et inefficaces – sans qu’il soit en outre assuré, loin de là, ni que ce type de taxe est suffisant pour l’enjeu du climatique ni qu’elle sera utilisée dans les actuels budgets publics pour répondre à cet enjeu.
« L’histoire nous a appris que les solutions viennent du peuple », nous dit La Via Campesina, en ajoutant « mais nous exigeons que ceux qui devraient nous représenter assument leurs responsabilités, plutôt que d’être des serviteurs serviles du capital ». C’est indiquer que les solutions ne peuvent être la somme de changements individuels ou locaux – voire une gestion de « communs » qui se satisferait d’îlots de bien-être pour quelques un.es, dans l’indifférence des catastrophes et misères environnantes. Dans tous ces cas, la subordination de l’argent, des financements, des banques à la satisfaction des besoins sociaux et environnementaux est cruciale. Le contrôle sociétal, pluraliste et démocratique des choix l’est tout autant.
« Fort·e·s de nos droits et de nos valeurs démocratiques, nous continuerons à construire la justice sociale et climatique ! ». Nous devons le faire, de façon solidaire, du local au planétaire – en passant par le continental pour que le monde change de base.
Notes
[1] Cf. Communiqué du 28 novembre. En castillan : https://viacampesina.org/es/cop25-con-derechos-y-en-democracia-seguiremos-haciendo-justicia-social-y-climatica/
[2] Cf. Outre son ouvrage majeur L’impossible capitalisme vert (2010, La Découverte), lire son entretien pour Ballast qui synthétise bien les grands enjeux actuels : https://www.revue-ballast.fr/daniel-tanuro-collapsologie-toutes-les-derives-ideologiques-sont-possibles/
3] Dans les pays se réclamant du socialisme, la restauration capitaliste fut facilitée par la répression bureaucratique des mouvements visant à réduire l’écart entre les promesses et aspirations socialistes et l’oppression du règne du parti unique ; cf. https://www.contretemps.eu/pologne-tchecoslovaquie-yougoslavie-1968/
[4] J’emprunte ce graphique fort parlant à Jean-Marc Jancovici ingénieur polytechnicien français (dont les interprétations « économiques » sont plus que légères, mais qui met à juste titre l’accent sur l’importance de l’énergie bien mal évaluée par les économistes dominants) https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/lenergie-de-quoi-sagit-il-exactement/
[5] Ainsi des « mercantislismes » différents se traduiront aussi par un usage différent des conquêtes coloniales (et de ses pillages) dans les politiques émergentes d’industrialisation selon ce qu’il adviendra politiquement des monarchies espagnoles, portugaises, françaises ou du Royaume-Uni…
[6] J’ai développé cette analyse critique de la notion de « productivisme » pour les sociétés capitalistes ou se réclamant du socialisme dans https://www.pressegauche.org/Des-degats-du-productivisme-a-la-planification-ecosocialiste-autogestionnaire-14790
[7] Lire à propos de Marx sur ce sujet, Michel Husson :http://alencontre.org/ecologie/marx-a-t-il-invente-lecosocialisme.html
[8] «Paul Bairoch analyse les « ilôts » de libre-échange dans l’océan protectionniste du monde « développé « alors que le libre -échange était imposé dans les pays dépendants – cf. Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La découverte, 2005.
[9] « Market Socialism or socialisation of the Market? », NLR n° 172, 1988 ,http://digamo.free.fr/elson88.pdf
[10] Cf. Outre l’article cité de Michel Husson, les ouvrages et textes de Jean-Marie Harribey sur valeur et richesse, notamment http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/richesse-valeur.pdf
[11] Le concept de « système-monde » ou d’économie-monde capitaliste de Wallerstein est à distinguer de la notion descriptive d’économie mondiale. Il est intéressant pour caractériser comme « tout » (système) la partie (évolutive) de la planète qui est organiquement intégrée aux rapports de domination capitaliste imposés par les pays du « centre » (Etats rivaux dominants) aux pays « périphériques » (colonies) ou semi-périphérisés. Mais ce concept n’est pas une « théorie » et peut être utilisé selon des approches qui divergent sur ce qui caractérise les rapports capitalistes, et donc aussi les périodisations de diverses phases historiques. Les débats à ce sujet ne peuvent être évoqués ici. J’utilise quant à moi ce concept en y incorporant l’analyse des rapports de production (et pas seulement d’échange) spécifiquement capitalistes et impérialistes.
[12] « Why ‘Green Growth’ is an illusion » – Pourquoi la ‘croissance verte’ est une illusion. http://tankona.free.fr/schroderstorm18-.pdf.
[13] Dans leur étude, « Comparaison des modèles météorologiques, climatiques et économiques : quelles capacités, quelles limites quels usages ? », les chercheurs spécialistes des enjeux énergétiques Alain Grandjean et Gaël Giraud soulignent à quel point les modèles économiques dominants « recourent à des théories économiques pas toujours explicitées et dont la validité est plus que discutable » http://www.chair-energy-prosperity.org/publications/comparaison-modeles-meteorologiques-climatiques-economiques/