Écologie : les fausses pistes du capitalisme vert

Nelo Magaloes, Terrestres, 6 février 2020

Comment sauver la Planète ? Aux petits gestes individuels « éco-citoyens » s’ajoutent désormais les grandes résolutions : finance verte, marché carbone, taxes vertes, banque centrale verte, green bondsGreenNew Deal, etc. Depuis au moins 25 ans, grandes institutions internationales, ONG, milliardaires, think tanks influents, etc., tous cherchent à réorienter les flux de capitaux vers le « secteur vert » pour qu’enfin advienne une économie « verte ». Pour cette communauté hétéroclite, le « changement de trajectoire » passe nécessairement et prioritairement par des « investissements verts ». Loin d’être inédite, la question « du financement » est largement débattue depuis le début des années 1990 et l’avènement du « développement durable » (puis de la « croissance verte ») comme concept clé des grandes messes internationales sur le thème de l’écologie : finance verte lors du One Planet Summit à Paris (2017), Fonds Vert pour le Climat à Copenhague (2009), marché du carbone à Kyoto (1997), écotaxe européenne (abandonnée) à Rio (1992), etc.

Combien ? Les chiffres varient de façon spectaculaire selon les trajectoires visées, les secteurs à verdir, les institutions et les périodes prises en compte. Il fallait trouver 100 Mds $ / an d’ici 2020 à Copenhague (2009), là où la Cour des Comptes Européenne préconise 1115 Mds € / an entre 2021 et 2030. Pour la France, la « stratégie bas-carbone », appuyée par la Programmation pluriannuelle de l’énergie de 2016, estime à 60 Mds € /an les investissements « nécessaires à la transition », en cela proche de l’Institute 4 Climate Economics. Le Green New Deal européen ? 1300 Mds € pour l’économiste Alain Grandjean, alors que la Commission Européenne propose 180 Mds € /an d’ici 2030. Le New Climate Economy monte à 270 Mds $ par an pour la période 2015–2030, là où Bloomberg New Energy Finance se contente de 200 Mds $ / an entre 2016 et 2040. Trop peu : l’agence internationale de l’énergie évalue à 900 Mds $ / an entre 2010 et 2020 ; pour la même période, l’Organisation des Nations Unies propose de « verdir l’économie mondiale » pour une fourchette qui va de 1050 à 2590 Mds $. Les trillions – plutôt que les billions – pour le « bas-carbone », voilà le titre d’un rapport du CIRED (Sirkis, 2015). Qui dit mieux ?

S’ils existent, rares sont les auteurs qui osent affirmer que les trillons suffiraient, seuls, à nous « tirer » définitivement d’affaire, et qu’ils constitueraient une condition suffisante pour éviter le désastre écologique. Pourtant la plupart des travaux n’expliquent même plus pourquoi « il faut » des investissements verts (« Il en faut », c’est tout !). Est-ce une condition nécessaire ? Pourquoi le débat public se focalise-t-il tant sur ce point et cette représentation des crises ? Enquête sur les origines et impasses d’un paradigme devenu hégémonique.

LE PARADIGME DES INVESTISSEMENTS VERTS ET SA COALITION

Nous désignons par « Paradigme des Investissements Verts » (PIV) le cadre qui postule la nécessité d’importants investissements verts pour accomplir la transition écologique, et « piviste » celui qui y adhère (implicitement ou explicitement). Ce cadrage relève d’une construction socio-historique dont les fondations théoriques se situent dans le champ de la science économique (Svartzman et al., 2019). Voici le consensus piviste : il y a un investment gap, traduction économiciste (via une modélisation dite « integrated assessment modeling ») du fameux emission gap1. La solution : les investissements verts. Ensuite : débats et conflits internes pour décider du mécanisme le plus efficace pour parvenir au montant désiré d’investissements verts. Nous pouvons distinguer deux principales communautés idéales-typiques qui y adhèrent. La première, néoclassique, perçoit le climat comme une externalité négative qui échappe à la logique du marché2 et qu’il faut internaliser en donnant un prix au carbone (soit par une taxe, soit par un marché des droits à polluer3 ). La seconde, hétérodoxe, se retrouve sur une intervention de l’Etat (Campiglio, 2016). Il existe un continuum entre ces deux versions, avec des outils issus des deux écoles de pensée qui peuvent se mélanger (Aglietta et al., 2018). Schématiquement, il y a des guerres de tranchées – les uns (orthodoxes) dénonceront l’inefficacité de l’Etat et de ses régulations, les autres (hétérodoxes) critiqueront l’idée même d’un marché du carbone – et des (très nombreuses) disputes internes à chaque camp. Nonobstant ces combats d’idées, le cadre est partagé : ces désaccords se situent intégralement dans le PIV. L’apparente diversité, « diversité dans l’unité », bute naturellement sur le postulat (indiscutable, lui) qui soutient cette unité – les investissements verts. Même les auteurs (Knight, 2015) qui admettent que le montant de l’investment gap est arbitraire ne renoncent en réalité pas au cadrage. Il en va de même pour les débats sur la « couleur » d’un investissement : il y a adhésion objective au PIV, puisque le cadre n’est pas contesté, mais seulement une nomenclature, ou un outil spécifique.

Reflet de l’importance grandissante accordée aux investissements verts, les investissements… académiques, diplomatiques4, et institutionnels de ces thèmes sont en très forte croissance. Chaque année, des milliers de journées d’études, colloques, séminaires, rapports (des banques, d’institutions financières, d’ONG, etc.) leur sont dédiés. Le PIV est en effet porté et soutenu par une très puissante coalition richement dotée en ressources institutionnelles. Sa diffusion mondiale tient aux pouvoirs des grandes institutions nationales et internationales et des médias (où tribunes pivistes trouvent un amplificateur considérable) qui l’ont adopté. L’influence de ce cadre théorique sur les politiques publiques est immédiatement perceptible dans la littérature grise des grandes institutions internationales (OCDE, ONU, Commission Européenne) et leurs recommandations. La construction de marchés du carbone5 représente une application spectaculaire de la théorie économique standard. En 2010, 23 banques de développement créent l’International Development Finance Club afin de réunir leur expertise et de promouvoir la « finance climatique » et la « banque verte ». En 2014, la Commission Européenne lance un plan de 315 Mds € d’investissements verts financé par la Commission et la Banque Européenne d’Investissements. En 2016, l’OCDE suggère de créer des banques d’investissements verts pour mobiliser davantage d’investissements privés dans des infrastructures sobres en carbone6. Cinquante nuances de Green New Deal7 (GND), des versions écosocialistes aux plus néolibérales, sont proposées et soutenues par des essayistes (Krugman, Rifkin, Klein) et des politiques (Bernie Sanders, mais aussi Ursula von der Leyen, présidente de la Commission Européenne). Un certain récit économique alimente un certain récit médiatique qui nourrit un certain récit politique8. Le premier donne une légitimité à toute la chaîne, mais des rétroactions positives existent : les économistes autorisés bénéficient de l’aide des pouvoirs publics pour poursuivre leurs travaux9, le pouvoir politique mobilise les médias et l’expertise des pivistes pour justifier ses actions, etc. Chaque acteur peut s’appuyer sur les autres pour légitimer sa pratique et son discours : cette « circulation circulaire » produit un effet d’auto-confirmation et d’auto-renforcement typique de la production de l’idéologie dominante (Bourdieu et Boltanski, 1976).

Un effet pervers du cadrage, signe de l’hégémonie et de la puissance du PIV, s’observe dans l’adhésion implicite d’une partie du mouvement altermondialiste, notamment certains manifestants des « marches pour le climat », au PIV. Une grande confusion est palpable : le slogan « si le climat était une banque, on l’aurait déjà sauvé », brandi et chanté par certains manifestants, est celui mis en avant par le Pacte Finance-Climat – qui réclame un « Plan Marshall pour le climat » et affirme que si « la finance a déjà sauvé les banques, elle peut aussi sauver le climat » (sic). Autre illustration : la tribune du journal Alternatives Economiques (04/09/18), signée par un très large collectif (politiciens, syndicalistes, militants et académiciens « écolo » ou de « gauche »), qui appelle à « libérez les investissements verts ! ». Par cette adhésion, ces acteurs confortent l’idée que le cœur de la crise climatique est… un problème de financement et par conséquent qu’il ne suffit de pas grand-chose pour le régler ! A la rigueur, tout n’est qu’une question de volonté. « Qu’est-ce qu’on attend ? » demande le Pacte Finance-Climat dont le site internet souligne qu’il s’agit d’un pacte « qui peut tout changer ». On comprend l’indignation des pivistes, pour qui tout est résolu (sur papier) : quand on veut on peut ! Autre cas intéressant : l’ONG américaine 350.org, qui se concentre sur la lutte contre le réchauffement climatique et promeut le désinvestissement des énergies fossiles (pour investir dans les projets verts). Celle-ci est présente à chaque grand (contre-) sommet sur le climat et son aura est planétaire. Le fait même de reprendre le seuil de 350 ppm de CO2 dans l’atmosphère comme nom et comme logo doit interroger10. De très nombreux militants (y compris des « vedettes », comme Naomi Klein, avec un fort pouvoir d’enrôlement) soutiennent cette ONG, ou le Green New Deal, renforçant l’idée que la crise écologique est celle du CO2 et que la solution est à portée de main, à condition de bien investir les milliards. Le PIV agit comme un aimant sur chercheurs et militants à qui il procure, en plus des gains matériels, d’appréciables gains symboliques (le chercheur piviste s’attaquant à un « problème de civilisation » se positionnera du côté du « bien », pour « l’intérêt général », et ses travaux seront jugés « cruciaux pour la planète »). Ceci aboutit à la coalition hétéroclite qui soutient certaines propositions, telle le Pacte Finance-Climat, qui affiche comme soutien des multinationales telles Eiffage ou EDF, mais aussi la Fondation Nicolas Hulot ou le réseau ALTERNATIBA. Ainsi, le PIV (comme le paradigme croissanciste, son cousin) dépasse la simple gestion gouvernementale de l’environnement et s’avère largement plus puissant (dans ses effets) que le paradigme des petits gestes éco-vertueux (avec lequel, d’ailleurs, il n’est pas incompatible) qui reposait sur une coalition essentiellement libérale. Ceci donne au cadre piviste une robustesse encore plus importante et une apparente objectivité qu’il devient difficile de contester. Les crises écologiques sont dès lors débattues à partir des interrogations, et dans les coordonnées, du PIV.

Le PIV comme illustration des apories du problem-solving

Voici le raisonnement général du piviste – raisonnement, encore une fois, implicite (reconstitué a posteriori). Le « problème à résoudre » : une crise écologique multidimensionnelle immédiatement réduite à la limite des 2°C de hausse des températures d’ici 2100. C’est la finalité. Il est admis que cet objectif exige une transition (incrémentale) du « brun » vers le « vert » qui passe nécessairement par des investissements massifs (via l’Etat ou le marché). Une fin, des moyens, un gap à combler : il n’en fallait pas plus aux économistes pour développer leur arsenal. La discipline économique n’est-elle pas définie par certains (Lionel Robbins) comme un problème d’optimisation rationnelle des moyens en vue d’une fin ?

L’investment gap est donc la traduction dans le formalisme problem-solving de la crise écologique (réduite à l’emission gap). Là où le chercheur en science sociale construit une problématique, l’économiste transforme, via des « paramètres » (quantifiables), un fait social en un problème d’optimisation à résoudre11. La tentation était trop grande pour ne pas utiliser le même marteau pour clouer ce nouvel objet, le changement climatique. En effet : ce « problème » a un point de départ (aujourd’hui) et un point d’arrivée bien défini (X °C ou Y ppm de CO2 d’ici 2100, Z% d’énergies renouvelables d’ici 2030, etc.). Problème : comment optimiser les moyens pour cette fin ? Ce schéma illustre le procédé : pour faire du problem-solving, il est indispensable de formuler le plus clairement possible un problème soluble, donc de transformer la question en des paramètres dépolitisés et sans épaisseur socio-historique. Le problem-solver piviste court-circuite l’étape de production scientifique, première, de compréhension du monde actuel, pour sauter directement à la proposition de solutions politiquement exploitables. Pris dans le paradigme de l’investissement vert, le désastre écologique global qui est multidimensionnel, multiscalaire, extrêmement complexe à définir et à décrire, subit l’effet habituel du cadrage économiciste. Les dérèglements des cycles de l’eau, de l’azote, du carbone, les déforestations, la 6ème extinction des espèces, les menaces innombrables sur la biodiversité, l’artificialisation des sols, les destructions de paysages, la pollution des océans, les problèmes liés à la surpêche, les pollutions de nappes phréatiques, les pollutions sonores et lumineuses, etc., les innombrables crises écologiques, parfois très localisées, se trouvent réduites à un problème bien pauvre –  du type, « Comment ne pas dépasser les 2°C de hausse de température d’ici à 2100 ? » – et surtout à un problème sans cause ! La proposition peut être plus claire encore : le verrou de « notre problème » serait… un manque de financement.

Un investissement vert, ça n’existe pas

Une question centrale est rarement traitée par les pivistes : pourquoi ces investissements sont-ils « verts », et d’abord existent-ils ? Si certaines institutions donnent leur taxonomie, la plupart des articles ne jugent pas nécessaire de justifier en quoi les investissements concernés seraient « verts ». Leur existence est naturellement postulée : il existe des placements intrinsèquement « verts », il suffit d’y injecter des liquidités. Quatre objections, en crescendo, peuvent être émises ici. En admettant la seule échelle du CO2, donc le « vert » réduit à une seule variable, la première concerne l’incertitude (parfois radicale) qui porte sur l’empreinte carbone réelle des technologies « vertes » si on comptabilise tout leur cycle de vie (les coûts en CO2 de production, transport, maintenance, recyclage et fin de vie). Ensuite, en supposant qu’un investissement contribue à faire diminuer les gaz à effet de serre, rien ne dit qu’il ne sera pas « brun foncé » resitué dans d’autres dimensions. On connaît les dégâts du nucléaire ou de la géo-ingénierie, ceux causés par l’extraction des métaux rares – nécessaires aux énergies renouvelables et à la voiture électrique (Pitron, 2018) -, l’artificialisation des sols dans les fermes solaires, ou la destruction des milieux humides par les barrages (Belo Monte, trois Gorges). Ajouter des dimensions et de la complexité est fatal au récit piviste. Imaginons, par un exercice de pensée, que dans quelques dizaines d’années, le « problème soit réglé », c’est-à-dire l’objectif des 2°C atteint grâce aux trillions « bien investis » dans du vert. La « planète » n’irait pas mieux, la biodiversité serait plus que jamais en péril, les forêts primaires n’existeraient plus, mais les économistes seraient satisfaits de voir leurs efforts récompensés. Pire, on ne doute pas un instant, qu’en quelques coups de crayons, le piviste essayera de produire le même réductionnisme pour ces thèmes (qu’il reçoit comme des problèmes à résoudre) – combien de trillions pour éviter la 6ème extinction des espèces ?

Ajoutons pour la troisième objection – en sortant du cadre techniciste et quantitatif, même multidimensionnel – l’incommensurabilité des valeurs. Une « forêt » n’a pas le même sens ni la même valeur pour tout le monde (une monoculture d’eucalyptus ou de sapins n’est pas une canopée ou une chênaie). Ici elle est vue comme puits de carbone, là-bas elle possède des valeurs esthétique ou spirituelle, c’est un repère sensible producteur d’affections, irréductible à une métrique. Impossible de calculer la valeur (esthétique) d’un paysage dévasté pour planter du renouvelable. Enfin, le piviste néglige que la société est constituée de blocs sociaux aux intérêts divergents et antagonistes. Ce qui est vert ou pas, « l’environnement », est un enjeu de luttes politiques. Le vert (piviste) du MEDEF n’est pas le vert d’un zadiste, le vert d’un ouvrier n’est pas celui d’un cadre supérieur, le vert de EELV n’est pas celui des paysans du Chiapas, le vert des Terrestres n’est pas celui des conservationnistes ni des préservationnistes, etc. Le « vert », pratiquement et conceptuellement, ça n’existe pas. Corollaire : un investissement vert, ça n’existe pas ! Il y a derrière ce label une vision du monde très spécifique, qui veut faire oublier qu’il n’y a pas de substance (ni « verte », ni « brune ») dans les objets – il n’existe pas de technologie intrinsèquement verte ni de « bon » / « mauvais » investissement (« vert » / « brun »). Le « vert », comme le « vrai », fait l’objet de conflits entre groupes sociaux défendant des valeurs et des intérêts divergents qui luttent pour imposer leur définition. Il n’existe pas d’intérêt général, ni d’autorité, hors-social et hors du temps, pour affirmer que tel placement serait intrinsèquement et unanimement bon.

Une analyse hors-sol

L’aveuglement du PIV peut s’expliquer par le puissant processus de dématérialisation de la théorie économique (Pottier 2014). Alors que certains économistes classiques gardaient la « nature » (souvent la terre) dans leur cadre d’analyse, les néoclassiques s’en séparent très largement sous prétexte que la « nature » ne rentre pas forcément dans la valeur des choses. Ce processus s’achèverait avec le tournant keynésien des années 1930 (Mitchell, 2011). Keynes ne s’intéresse qu’aux flux monétaires et raisonne en termes agrégés : la matérialité des flux ne compte plus, l’économie devient un circuit monétaire. Ce cadrage « moderne » dématérialisé a des conséquences importantes puisque les investissements verts, comme flux monétaires hors-sol, ne semblent pas avoir d’impact matériel. A la limite, il paraît possible d’investir infiniment sans que cela n’affecte les espaces concernés ! La théorie économique peut évaluer le coût monétaire de l’implantation d’éoliennes (et le « gain » ppm espéré), mais rien dans ce cadre d’analyse ne permet de mesurer les effets des traces sur le milieu (humain et non-humain) associés à cette implantation (car ces investissements iront quelque part !). Comment croire, comme le suggère le GND de Sanders, qu’investir des trillions dans des infrastructures physiques puisse être une opération verte (Magalhães, 2019) ?

L’imaginaire transitionniste

Les investissements verts doivent servir la « transition énergétique ». Comme nous sommes passés de l’énergie humaine et animale à l’énergie carbonée, il faut à présent « transitionner » vers les énergies décarbonées. Que nous disent les historiens de l’énergie ? Il n’y a pas de transitions énergétiques à l’échelle globale, mais uniquement des additions (Bonneuil et Fressoz, 2016) ; à chaque fois qu’une nouvelle source d’énergie devient dominante, ce n’est pas en vertu d’une qualité intrinsèque supérieure ou d’un coût inférieur, mais parce qu’elle favorise un bloc social particulier, un système socio-économique ou une configuration géopolitique (Mitchell, 2011 ; Malm, 2016). L’histoire matérielle des sociétés modernes est fondamentalement cumulative (Edgerton, 2006 ; Magalhães, 2019). Fressoz (2013) montre bien que cette vision transitionniste est associée à une histoire linéaire des techniques comme succession de grandes innovations. A l’échelle locale, des transitions ont eu lieu, mais davantage subie que planifiée12. Une fois de plus, on perçoit le coût d’une vision simpliste et dépolitisante de l’innovation qui néglige l’histoire politique des sciences, des techniques et de l’environnement. Tout est conceptualisé comme si les investissements verts allaient nourrir directement la mise en place de (nouvelles) technologies vertes (bas carbone) qui transformeraient rapidement le système énergétique.

Des investissements à institutions inchangées : business-as-usual !

Le PIV, par son approche des crises écologiques, souscrit implicitement au grand récit de l’Anthropocène (Bonneuil et Fressoz, 2016) : l’Humanité, comme entité homogène, serait responsable des dégâts fait à la « Nature ». Aussi, « il faut » agir pour éviter une catastrophe dont les causes socio-politiques – le capital, le productivisme (Audier, 2019), la colonisation (Ferdinand, 2019), la guerre, la modernité, le patriarcat, l’idéologie du progrès, la technologie, etc. – et leurs hybridations ne figurent pas dans le cadre d’analyse. Le raisonnement se fait à institutions constantes (Etat13, mode de production, régimes de propriété, monétaire, de concurrence, etc.). Comme pour le développement « durable », on a avec le PIV, un changement de « mot » – passage du « brun » au « vert » – sans réflexion dialectique sur les « maux ». Et si les pivistes, malgré leurs intentions, défendaient implicitement la poursuite des « petits pas » et du business-as-usual (poursuite de la croissance dans un capitalisme vert) ?

Catastrophisme dépolitisant

Si le problem-solving normatif et prescriptif est chose ancienne, il apparaît sans doute moins choquant du fait du catastrophisme ambiant. Or, dans l’opération de réduction qui mène à la formulation d’un « challenge » à résoudre, toute la complexité – par définition – s’évapore, embarquant avec elle la question politique qui est pourtant consubstantielle aux choix (politiques !) qu’appelle les multiples désastres écologiques. Ce point de vue convient, sans doute, à de nombreux décideurs peu intéressés par les causes politiques autrement plus difficiles à traiter. Affirmer l’évidence du besoin d’agir, de l’éminence de la crise, en plus de conférer une plus-value morale propre à tout annonciateur prophétique de fin des temps, a pour conséquence de réifier le désastre comme un état de fait donné au sujet duquel il ne s’agit plus de discuter – pour approfondir la compréhension de ses complexes mécanismes causaux par exemple – mais face auquel il faut urgemment apporter des solutions. Dans notre cas, la résolution d’un problème théoriquement élaboré (2°C de hausse d’ici à 2100) prime par construction sur l’explication des causes structurelles qui lui ont donné naissance. On comprend alors sans peine pourquoi, dans les solutions pivistes, les causes socio-économiques multifactorielles sont absentes. C’est une absence « par construction » : ce type de démarche catastrophiste n’a cure de comprendre les causes (matérielles et idéologiques) et ne veut traiter que certains effets (les questions de justice environnementale sont également évacuées par les solutionnistes). Ainsi, le récit piviste permet d’abstraire la production de gaz à effet de serre des rapports sociaux dans lesquels elle est enchâssée, et prétend fournir en retour des solutions purement techniques à des problèmes qui sont indissociablement socio-écologiques et politiques.

SORTIR DU BUSINESS-AS-USUAL, DONC DU PIV

Prétextant d’un problème d’intérêt général, les pivistes font passer pour neutre et incontestable leur cadrage et leur solution, jetant un voile sur ce qu’elle est réellement : une proposition politique parmi d’autre. C’est que les pivistes ne sont pas les seuls à vouloir sortir de la trajectoire actuelle : il existe même un très large consensus sur ce point (mais pas unanimité puisque des climatosceptiques existent). Tout le débat ne se réduit pas à un choix entre « finance 2°C » ou Green New Deal (marché ou Etat ?). Qu’un projet politique souhaite éviter la trajectoire actuelle n’implique en rien qu’il adhère au PIV. D’autres projets politiques souhaitent des changements radicaux de trajectoire, bien au-delà de celle du CO2, sans envisager nécessairement la question de l’investissement (même s’il peut y en avoir en corollaire des décisions prises). L’économiste piviste, et ses relais, a un rôle crucial puisqu’il participe à l’invisibilisation des alternatives (qu’il rend incongrues). Il faut alors évoquer ce qui existe hors-cadre : d’autres paradigmes14, d’autres conceptions du changement politique et institutionnel, pour penser la sortie du business-as-usual en s’attaquant aux causes. Diminution radicale du temps de travail, protectionnisme écologique (sortie des accords de libre-échange), démarchandisation, décroissance matérielle, paradigme des Communs, taxation très importante du capital15, interdiction de certaines industries (et de la plupart des vols aériens), extension de la durée de garantie des objets, nouvelle conception de la monnaie, salaire à vie, abandon des grandes infrastructures inutiles, désinvestissement planifié, gratuité des transports en commun, etc. Des revendications démocratiques sont aussi à même d’être plus « vertes » que n’importe quel investissement « sobre en carbone » : on pense en particulier à la démocratie là où elle est absente, c’est-à-dire sur le lieu de travail (que produit-on ?, pourquoi, dans quelle conditions, à quelles fins, etc.). Impossible pour le piviste de traiter ces scenarii qui sont orthogonaux à sa métrique – comment traduire la fin de la propriété lucrative en réduction de ppm de CO2 ?

Le PIV constitue une fuite en avant sans issue pour penser les questions environnementales. Il importe de résister à son récit technocratique, catastrophiste et anti-démocratique, et aux injonctions à débattre dans son cadre. Il est nécessaire de remplacer cette représentation faussée, celle d’une « crise écologique généralisée conduisant nécessairement vers un futur prévisible et invariablement terrifiant si l’on ne suit pas urgemment les recommandations énoncées », par l’analyse, longue et fastidieuse, de la multiplicité (et de l’imbrication) des crises du métabolisme socio-écologique. Sans sortie du cadre, les One Planet Summit pourront se répéter à l’infini16, avec les mêmes mises en scène et les mêmes tribunes et disputes médiatiques autour des salvateurs investissements verts. Comme on l’a évoqué, la sortie du business-as-usual exige d’autres débats, autrement plus redoutables, que la tragi-comédie des investissements verts. Au fond, c’est la représentation même de ce qu’est une crise écologique qui pose problème. La réduction par le paradigme des investissements verts de l’écologie au climat (et surtout au CO2), et des solutions politiques à des investissements verts constitue une régression inouïe dans la problématisation (politique) de la catastrophe en cours. Il ne sera pas dit ici ce qu’il faut faire pour sauver la planète – ou simplement ceci : commencer par désinvestir le paradigme des investissements verts.

Notes

1. Celui-ci représente l’écart entre deux trajectoires qui représentent dans le temps des niveaux d’une certaine métrique (partie par million –ppm- de CO2 ou degré Celsius). La première est la courbe qui prolonge dans le futur la tendance actuelle (scénario dit business-as-usual) et qui mène à la catastrophe (au sens où la limite est dépassée). Pour la seconde trajectoire, les scientifiques proposent en général divers scénarii d’atténuation conçus pour rester sous la limite.
2. Les actions d’un agent donné ont des conséquences sur d’autres agents sans que cela ne rentre en compte dans ses propres calculs de maximisation économique.
3.  La trajectoire de réduction des émissions préconisée par son représentant, Nordhaus, se traduirait par un réchauffement de 3,5°C en 2100. https://www.alternatives-economiques.fr/climat-william-nordhaus-bien-serieux/00086544
4. Emmanuel Macron, en organisant le One Planet Summit, s’est vu consacré « champion de la Terre » (sic) en 2018 par l’ONU.
5. Outil central de la politique climatique européenne depuis 2005. Bientôt 17 marchés du carbone représentant 40% du PIB mondial et 11% des émissions seront en activité (Panorama énergies-climat, 2016, Fiche 14). L’objectif est les fusionner afin d’avoir un seul marché mondial.
6. Voir les rapports: “Scaling Up Private Investment in Low-Carbon, Climate Resilient Infrastructure” (2016) et “Investing in Climate, Investing in Growth” (2017).
7. S’ils sont tous pivistes, et adhèrent à la croyance d’une croissance verte, il n’est pas dit ici qu’ils se valent tous. Le GND écosocialiste est aussi une opportunité pour changer les règles du régime capitaliste : l’Etat deviendrait employeur en dernier ressort, l’investissement serait socialisé, etc.
8. Ce n’est pas la discipline économique qui est reprise par le champ politique qui est soutenu par le champ médiatique. Dit autrement, une théorie éco-marxiste mise en évidence par un parti trotskyste diffusée par un journal décroissant (ou par Terrestres) n’a pas autant d’effet sur le réel.
9. En économie, on peut, entre autres, citer la Chaire « Economie du Climat » (soutenue, notamment, par EDF et TOTAL), la Chaire « Planète, Economie, Climat » à l’IEP de Grenoble ou la Chaire « Energie et Prospérité : financements et évaluations de la transition énergétique ».
10. Verra-t-on, lors d’émeutes de la faim, des individus réclamer sur leurs pancartes 2000 calories par jour et par personne ?
11. Ce formalisme problem-solving est propre à l’économie néoclassique dans son désir de faire science (Lordon, 1997). La mathématisation fournit un gage de scientificité à la démarche.
12. Un exemple historique intéressant, puisqu’il a permis une réduction de 35% des émissions de CO2 du pays en dix ans, est le cas de Cuba  lors de la « période spéciale » (Fressoz, 2013).
13. Une réflexion dialectique des liens entre Etat et Capital manque grandement aux GND écosocialistes. D’ailleurs « Etat écosocialiste », à moins d’un travail conceptuel extrêmement rigoureux qui est absent des propositions, est une appellation oxymorique, pure contradiction dans les termes (l’Etat n’est jamais extérieur au Capital). L’Etat se transformera-t-il miraculeusement en entité anti-capitaliste (à l’encontre de tous les enseignements socio-historiques ?) ou verra-t-on, et c’est le plus probable, un capitalisme vert dirigé par ce nouvel Etat ? Dans le second cas, l’analyse écosocialiste d’un Capitalocène serait contradictoire avec leur solution, puisque le GND constituerait, in fine, une relance du capitalisme.
14. On pense à certaines littératures éco-marxistes, éco-anarchistes, éco-féministes, économistes décroissants, etc. Celles-ci sont marginalisées dans le champ académique, et sans effet majeur sur les politiques publiques.
15. Là où le piviste veut « financer le climat », on peut poser la question de l’utilité sociale de la finance.
16. Le rendez-vous est désormais annuel : il se tenait à New York en 2018 et à Nairobi en 2019