Edgar Mortin, Libération, 2 février 2020
Afin de sortir de la croissance comme solution politique et économique, le sociologue suggère un new deal écologique qui intégrerait démocratie, justice, liberté et qualité de vie.
L’écologie (du grec oikos, «demeure», et logos, «science») est une science qui, proposée par Ernst Haeckel (1) en 1866 pour la connaissance des relations entre les organismes vivants et leurs milieux de vie, n’a pu se développer tardivement qu’à partir de la notion d’écosystème, forgée en 1935 par Arthur George Tansley (2) et désignant l’ensemble concret constitué par un milieu géophysique («biotope») et l’ensemble des espèces qui y vivent («biocénose»).
Les écosystèmes sont des organisations nées et entretenues par les interactions entre un milieu géophysique et les espèces y vivant, unicellulaires, végétaux, animaux. La connaissance des écosystèmes par l’écologue (terme différenciant le scientifique de l’écologiste) nécessite des connaissances puisées dans de multiples et diverses disciplines, les unes physiques et géographiques, les autres biologiques.
Comme presque partout ces disciplines sont séparées dans la recherche, dans l’université, dans l’enseignement, la science écologique inévitablement polydisciplinaire n’a pu se former que dans quelques esprits ouverts, biologistes ou géographes (lesquels ont des compétences allant du géologique à l’humain), et dans quelques rares institutions non conformistes comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou l’université de Berkeley, aux Etats-Unis.
L’accroissement des pollutions urbaines et industrielles ainsi que des dégradations naturelles dans les années d’expansion techno-économique des années 50-60 stimula la recherche écologique et suscita d’inquiétantes prévisions, comme la mort de l’océan par Paul Ehrlich, qui sembla grotesque à l’époque, et en 1972, surtout, le «rapport Meadows» (professeur au MIT) ; celui-ci considère pour la première fois l’ensemble et l’amplification des dégradations dues au développement techno-économique qui affectent la biosphère terrestre et arrive à la conclusion qui constitue le titre du rapport : «Les limites à la croissance (dans un monde fini)».
Le rapport détermine une onde de choc qui va constituer, hors de la science, une première conscience écologique : certains vont promouvoir l’idée de croissance zéro, et d’autres plus tard celle de décroissance (nous y viendrons), d’autres pensent que cette conscience doit déterminer un changement profond, non seulement des énergies polluantes charbon et pétrole pour développer des énergies propres, mais dans les modes de production de consommation et les modes de vie dans notre civilisation. René Dumont, Serge Moscovici, André Gorz, moi-même développons alors réflexions et propositions.
Des mouvements d’écologie politiques apparaissent en différents pays, surtout occidentaux, le thème de la protection de la nature et celui de la réforme de nos modes de consommation sont présents en eux mais ils se fixent surtout des objectifs immédiats ; s’ils exploitent les données catastrophiques que fournit la science écologique, ils négligent la connaissance de cette science même, et du reste ils sont contraints de la négliger car en France notamment les structures universitaires et pédagogiques rendent impossible l’entrée de l’écologie polydisciplinaire et complexe par nature dans l’enseignement. Car l’enseignement de la science écologique serait en même temps celui d’une pensée complexe qui contextualise toujours et toujours saisisse interactions et rétroactions.
De même la science écologique incite à dépasser la pensée binaire qui ne voit dans la nature soit que le conflit et la prédation, soit que la communication et la coopération. Or, dans l’univers physique comme dans la nature vivante et dans l’univers social, «discorde et concorde sont père et mère de toutes choses» comme le savait Héraclite six siècles avant notre ère. La nature n’est ni mère ni marâtre, elle est à la fois mère et marâtre, nourricière et tueuse. Elle donne vie et mort. Elle nous enchante de ses splendeurs et nous terrifie de ses cruautés.
Or c’est cette forme de pensée et de connaissance qui n’est pas entrée dans
les esprits des écolos de l’écologie politique. Ils se nourrissent au mythe
unilatéral de la bonne nature, ils répugnent à contextualiser, ils ne sont pas
sensibles aux complexités. Et il est remarquable que jamais les écolos
politiques aient demandé l’enseignement de la science écologique dans les
écoles et universités.
Il est non moins remarquable que le mot «écologie», qui témoigne d’un
englobement (oikos) et d’une organisation (logos), soit abandonné pour le
terme vague et extériorisé d’«environnement», ce qui est une dégradation
conceptuelle.
La structure cognitive qui, au sein de notre civilisation, disjoint l’humain (individu et société) du naturel biologique et physique, est un grand obstacle pour une prise de conscience.
En effet tout converge dans notre culture pour faire de l’homme un être différent de tous les vivants. Le Dieu biblique a créé l’homme à son image, Paul a promis la résurrection et l’Eglise a créé le Paradis, où sont interdits les toutous et les minous. Descartes énonce le credo de l’Occident techno-industriel où l’homme est voué à conquérir et dominer le monde naturel ; croyance dont l’hégémonie ne s’atténuera que récemment sans toutefois que s’affirme la conception que l’homme est à la fois animal et spirituel, que nature et culture y sont inséparablement liées, et que nous dépendons irrévocablement de la Nature qui dépend de nous.
C’est pourquoi les catastrophes de Tchernobyl, Three Mile Island, Fukushima ne provoquent que des émotions provisoires dans la grande léthargie ; les dégradations innombrables dans les airs, les eaux, les terres, y compris les terres vouées à l’agriculture industrielle, ne font progresser que trop lentement la conscience écologique comme conscience des périls qui menacent à la fois le local et le global du monde vivant et humain.
De plus les forces de résistance sont énormes : pas seulement les habitudes de pensée, mais aussi les énormes intérêts économiques qui amènent même des dirigeants d’Etat à nier les périls. Les écologistes politiques sont eux-mêmes incapables de déterminer une voie pour le problème de la croissance ; ils ne peuvent qu’opposer décroissance à croissance alors qu’il faudrait les complémentariser : déterminer ce qui doit croître, l’économie des besoins vitaux, l’économie des produits salubres, l’agroécologie et l’agriculture fermière, l’économie des produits de consommation et d’usages locaux, l’économie sociale et solidaire, l’économie circulaire, l’économie artisanale et néoartisanale, les subsides aux services publics, notamment hôpitaux et écoles ; ce qui doit décroître : l’économie de l’agriculture industrialisée et de la conservation industrialisée, l’économie des produits à la qualité illusoire pour beauté, santé jeunesse, l’économie des produits à obsolescence programmée, l’économie du jetable, etc
Ce new deal dépasserait par son ampleur la dite «transition écologique» qui réduit le problème à celui du passage d’une société non écologisée à la même société écologisée : en fait, il s’agit de la métamorphose complexe d’un type de société à une autre.
Et surtout ce qui fait besoin est la conception d’un new deal où s’intégreraient mutuellement l’une en l’autre une écopolitique et une politique où les problèmes de démocratie, d’égalité, de justice, de liberté, de solidarité sont non écologiques, tandis que les problèmes clés de la qualité de la vie nécessitent l’intégration profonde de l’écologique dans le social et le politique. C’est bien cette pensée que j’ai tenté de développer dans mon livre la Voie (3) ; c’est bien cette politique qu’a esquissée le rapport Hulot-Berger. On ne peut être seulement écolo.
Il nous faut une pensée politique intégrative, laquelle a besoin du fondement où l’humain et le naturel ne sont pas seulement liés parce que se nourrissant l’un l’autre, mais où ils ont un tronc commun et sont présents l’un dans l’autre : l’humain n’est pas seulement dans la nature, la nature est à l’intérieur de l’humain, comme l’individu n’est pas seulement dans la société, mais la société est à l’intérieur de l’individu.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis le rapport Meadows. Mais à part chez des géographes et des biologistes, la science écologique demeure inconnue y compris des écologistes. Un demi-siècle s’est écoulé depuis que la croissance a été mise en question. Elle continue, impavide, à se présenter comme solution pour l’élite politico-techno-économique, et les écolos n’ont pu formuler la nécessité de lier les termes antagonistes de croissance-décroissance.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis que le tocsin a sonné. La pollution
ravage les mégapoles, la stérilisation ravage les terres arables. La cupidité
économique incendie les forêts d’Amazonie, tandis que celles d’Australie
brûlent faute des précautions que connaît la culture millénaire des aborigènes.
Un demi-siècle s’est écoulé depuis une juste prédiction qui se vérifie
quotidiennement. Les Etats commencent à peine à signer de timides accords de
sauvegarde qui sont reniés par les plus puissants.
C’est alors qu’une jeune Scandinave de l’âge de Jeanne d’Arc brandit au monde
un drapeau vert et commence à être suivie par des cohortes d’adolescents. Elle
est moquée et discréditée par les Cauchon d’aujourd’hui, évêques de la sainte
économie libérale.
Federico García Lorca, dans un des poèmes de l’admirable Romancero gitano, disait : «Pero quién vendrá ? Y por dónde ?»
(1) Ernst Heinrich Philipp August Haeckel
(1834-1919) est considéré comme le père de l’écologie.
(2) Arthur George Tansley (1871-1955) était un botaniste britannique, pionnier
dans l’écologie des plantes.
(3) Edgar Morin, la Voie pour l’avenir de l’humanité, éd Fayard (2011).