Le pays, qui a pour l’instant su contenir la propagation du virus avec seulement 38 décès, prévoit déjà des retombées économiques difficiles après la levée du confinement.
Belhassan Manai, 36 ans et ancien travailleur précaire et journalier, avait commencé à construire un business stable avec son café, qu’il a ouvert il y a un an et demi. Le lieu jouxte une route très fréquentée et, dans le quartier populaire de Hrairia à Tunis, il représente l’espace de sociabilité par excellence. Pendant la période de ramadan, juste après la rupture du jeûne, il se remplit d’habitués en temps normal. Cette année, avec le confinement et un couvre-feu de 20 heures à 6 heures du matin, aucune perspective de réouverture depuis sa fermeture, il y a plus d’un mois.
« Je trouve cela injuste. Certains magasins restent ouverts, pourquoi ne peut-on pas ouvrir au moins de 17 heures à 20 heures et vendre des gobelets de café à emporter ou trouver un système avec lequel les clients s’assoient à un mètre de distance ? Je suis même prêt à leur donner leur boisson depuis la fenêtre. Nous n’avons ni chichas ni jeux de cartes, les gens viennent uniquement pour prendre un café et s’aérer. Comment fait-on pour payer nos loyers et nos charges si on ferme encore ce mois-ci ? », demande-t-il.
Le mois de ramadan est habituellement son meilleur chiffre d’affaires car les cafés restent ouverts jusque tard dans la nuit. Dans son quartier, une vingtaine ont dû mettre la clef sous la porte, avec des loyers à payer et des crédits à rembourser, même si certains ont pu être reportés sur trois mois, avec le soutien de l’État. L’un de ses serveurs a passé 20 jours en prison car il a été pris en train de travailler au début du confinement. Aujourd’hui, il n’a pas payé son loyer depuis trois mois et risque de se faire expulser avec sa femme et ses enfants.
En Tunisie, l’absence d’allocations chômage et la forte activité du secteur informel, qui représente près de 40 % de l’économie, exposent les situations déjà précaires d’une grande partie de la population. L’arrivée du coronavirus dans le pays début mars et la mise en place d’un confinement total compliquent les choses pour beaucoup de travailleurs journaliers au quotidien, malgré la présence d’un système d’aides de l’État, d’environ 65 euros (200 dinars), pour toutes les familles vulnérables et les personnes travaillant dans des secteurs précaires ou informels. Le chef du gouvernement a parlé de près de deux millions de personnes dans ces situations, sur une population de 12 millions d’habitants.
Si dans les quartiers populaires et le centre-ville de Tunis, il n’est pas rare de croiser des vendeurs à la sauvette ou marchands de légumes au noir qui ont repris leur activité en catimini, quelques coiffeurs qui recommencent même à prendre des clients sur rendez-vous, sans ouvrir sur la rue, d’autres comme les cafetiers se retrouvent impuissants face à la situation sanitaire. « Je sais que certains font des cafés clandestins chez eux, ils ont même acheté des machines à café pour vendre leurs produits. Moi, si je mets un pied dans mon café, j’ai la police derrière. Ils ne m’ont même pas laissé venir pour repeindre la façade », ajoute Belhassan.
À la délégation de Sidi Hassine, un autre quartier dense de la capitale avec plus de 200 000 habitants, les autorités ont reçu des milliers de demandes d’aides sociales en quelques jours, de familles qui n’étaient pas enregistrées. « Presque 70 % de la population est en situation précaire ici, on le sait. Rien ne peut se faire par le numérique puisque la plupart des gens n’ont pas d’ordinateur ou de smartphone, donc nous devons les enregistrer physiquement, via ces formulaires », explique Mohamed Kamel Boujah, délégué de Sidi Hassine.
Une fois numérisées et enregistrées dans le système du ministère des affaires sociales, les personnes éligibles reçoivent un SMS avec un numéro pour retirer l’argent en cash dans un bureau de poste, la plupart n’ayant pas de compte bancaire. À ces personnes s’ajoutent les retraités précaires qui viennent aussi récupérer leur pension dans les bureaux de poste ou encore ceux recevant des paiements par mandats. Chaque jour, à Tunis et dans les régions alentour, les files d’attente s’allongent devant les bureaux de poste. Certaines associations s’organisent pour faire respecter à chacun la distance sociale et donner des chaises aux personnes âgées, obligées de sortir.
Avec l’arrivée du ramadan, de nouvelles aides et primes ont été versées pour les personnes dont le revenu est inférieur au Smig tunisien (400 dinars, soit 127 euros), les échéances de remboursement des microcrédits ont été décalées sur six mois, mais beaucoup ne savent pas comment tenir au jour le jour. « À Kasserine, où le taux de chômage était déjà très présent avant le Covid-19, chacun tente de respecter le confinement, mais on voit certaines personnes retourner au travail. Il faut dire que les autorités régionales et municipales font de leur mieux, ce n’est pas comme avant, où beaucoup les accusaient de ne pas travailler », témoigne Wadii Harrathi, 34 ans, qui travaille pour un institut de sondages sur place.
« Mais dans les villages plus isolés à la frontière avec l’Algérie ou juste dans la campagne, c’est vraiment difficile. Les gens sont déjà très pauvres. Ils comptent beaucoup sur la semoule brute pour faire le pain et les mlewis [sortes de crêpes épaisses – ndlr], car il n’y a pas de boulangeries, donc quand il y a eu les premières pénuries, c’était très difficile », raconte-t-il.
La fameuse semoule se vend désormais de façon rationnée au supermarché, tout comme la farine, pour éviter la ruée, surtout en temps de ramadan. Certains prennent le risque de la vendre au noir et trois fois son prix, au détour d’un dépôt et à l’abri des regards. Les attroupements devant ces magasins de fortune trahissent pourtant l’omniprésence de ce commerce informel, malgré les tentatives de contrôle de l’État pour limiter la spéculation sur le prix des denrées alimentaires.
La difficulté de respecter le confinement face à une crise économique
Selma Fatma Houerbi, chercheuse régionale pour le Centre des ressources pour les entreprises et les droits de l’homme à Tunis, analyse la situation : « La question que pose le Covid-19 en Tunisie, ce n’est pas vraiment comment l’État peut aider toutes ces personnes en situation de précarité, car il le fait tant bien que mal, mais par contre on peut se demander si ce n’était pas l’occasion de tenter de réintégrer le secteur informel dans une sorte de légalité, de profiter du fait que ces personnes s’enregistrent auprès des délégations pour leur proposer de s’inscrire aussi à la Sécurité sociale et trouver un moyen de leur trouver un statut juridique. On est en train de passer à côté d’une opportunité et je pense que l’aide aurait dû être plus ciblée. »
Certaines ONG, qui observent le respect des droits économiques et sociaux, parlent aussi de secteurs qui n’ont jamais arrêté le travail et qui n’ont pas forcément bénéficié de protections sanitaires. « On a pu voir que les travailleuses dans les champs agricoles, qui ont déjà été victimes, l’année dernière, d’accidents de la route meurtriers et qui ont des salaires très précaires, continuent de travailler parce qu’elles n’ont pas le choix. Tout comme dans le textile, où il y a eu soit des licenciements abusifs, soit une continuité du travail, pas toujours dans des bonnes conditions sanitaires », témoigne Alaa Talbi, du Ftdes (le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux).
D’autres secteurs se sont déjà penchés sur l’après-Covid-19, comme celui de la culture. La Tunisie n’ayant pas de statut d’intermittent du spectacle, la plupart des artistes et techniciens se sont retrouvés sans le sou après l’annulation des événements culturels, à l’instar des artisans dont les points de vente ont fermé, comme dans la célèbre Médina de Tunis.
Un fonds dédié, le Fonds relance pour la culture, vient d’être mis en place par la nouvelle ministre de la culture Chiraz Latiri. Il prévoit notamment d’aider les artistes à régulariser leur situation, pour ceux qui ont toujours dû travailler sans patente ou carte professionnelle. « Toutes ces personnes peuvent s’inscrire en ligne, nous leur proposons, selon leur situation, une aide d’urgence d’environ 145 euros par mois (450 dinars), pendant trois mois, et l’inscription à la Sécurité sociale, avec la prise en charge du paiement du premier trimestre, entre autres, pour les inviter à entrer dans le secteur formel. L’idée n’est pas seulement d’aider ponctuellement mais de réellement arriver à structurer le secteur, pendant cette pandémie, par la relance et, à plus long terme, avec de véritables réformes législative, notamment du statut des artistes, des droits d’auteurs », témoigne Samia Labidi, conseillère auprès de la ministre des affaires culturelles.
Elle ajoute que l’une des difficultés réside dans le manque de données sur le nombre exact des travailleurs du secteur culturel et artistique, qui compte environ 30 000 personnes. Un outil comme un répertoire des métiers pourrait répondre au mieux aux besoins en incluant les nouvelles industries créatives.
Avec un nouveau gouvernement, en place seulement depuis février, et une situation économique d’endettement et la panne d’investissements, beaucoup d’experts redoutent l’après-Covid-19 en Tunisie. Le gouvernement a débloqué un prêt d’urgence auprès de son principal bailleur de fonds, le FMI, de 745 millions de dollars. Mais, pour l’instant, la question de la soutenabilité de la dette tunisienne et le remboursement futur des autres prêts du FMI des dernières années n’ont pas encore été évoquées.
Avant le Covid-19, le pays devait déjà trouver de quoi boucler son budget et avait dû s’endetter auprès des banques locales pour 2020. Le décaissement du FMI va avoir pour conséquence immédiate une augmentation mécanique du taux d’endettement public de près de deux points supplémentaires par rapport au PIB, selon Radhi Meddeb.
« Le gouvernement devra être très attentif dans le pilotage de notre niveau d’endettement. Il devra notamment tirer avantage de la situation des prix du pétrole à l’échelle internationale et se couvrir pour l’ensemble de l’année 2020. Il devra aussi revoir le budget 2020 et l’expurger de tout ce qui n’est plus urgent ou faisable au titre de la situation actuelle, réorienter les sommes ainsi économisées vers des besoins en rapport avec la lutte contre la pandémie et le soutien de l’économie. Il devra enfin engager des discussions sérieuses et responsables avec nos bailleurs de fonds importants, Banque mondiale et FMI en tête, pour identifier les voies vers un écrêtement responsable de notre service de la dette sur les années qui viennent », analyse-t-il.
Actuellement, le gouvernement est encore en négociations avec certains bailleurs de fonds pour mobiliser des ressources. Il a promis quelque 800 millions d’euros de budget pour faire face au Covid-19. Un fonds de solidarité avec un appel aux dons, le 1818, a également été mis en place pour aider le système de santé. Dans le secteur privé, le ton monte entre les syndicats et le patronat car beaucoup d’entreprises disent ne plus pouvoir payer les salaires au-delà du mois d’avril sans une reprise de l’activité. Le secteur du tourisme et de l’hôtellerie est actuellement l’un des plus touchés.
Autre avancée positive dans cette crise, le processus de décentralisation économique et politique qui s’amorce, parfois même sans l’impulsion des autorités centrales, mais souvent par simple pragmatisme. La plupart des municipalités (nouvellement élues depuis 2018) ont pris les devants en gérant la crise sanitaire au niveau des communes, pour les enterrements de cas de Covid-19 par exemple ou les aides d’urgence à apporter aux migrants subsahariens dans certains quartiers.
Avec l’aide de la société civile, sur le plan local, beaucoup de solidarités et de coopérations ont émergé depuis la crise, une aubaine dans un pays où les citoyens ne faisaient plus confiance aux politiques et aux représentants de l’État. « Il y a une certaine exaspération face à la lenteur administrative dans la mise en place de systèmes d’aide efficaces, donc beaucoup se mobilisent pour aider comme ils peuvent, comme on a pu le voir avec les vagues de dons et de solidarité pour soutenir les médecins au début du confinement. Les réseaux sociaux jouent beaucoup aussi en Tunisie pour relayer l’information. Les gens préfèrent donner à des associations ou des particuliers qu’ils connaissent », ajoute Emna Dargouth, gérante d’une agence de communication et active dans la société civile.
Dans certaines régions, certains activistes dénoncent encore la corruption qui gangrène certaines strates de l’économie et de l’administration mais admettent que grâce à l’associatif, l’entraide prime quand l’État est absent. « Dans le cas de Siliana, même si nous avons beaucoup de chômeurs et de personnes précaires, les bénévoles ont tout de suite apporté de la nourriture et nous dénonçons aussi le manque d’action des autorités, régulièrement et publiquement », raconte Dhia Eddine Amara, un membre de la société civile de cette région. Plusieurs délégués régionaux ont d’ailleurs été limogés ce mois-ci à la suite de plaintes pour corruption dans la distribution des aides sociales et pour mauvaise gestion.
Entre les expressions de l’entraide, la débrouillardise et les tentatives pour maintenir le cap avec une économie vacillante, la Tunisie traverse le confinement total tant bien que mal. Certains experts avancent que la précarité touchera beaucoup plus la population que le Covid-19. La Tunisie aura été jusque-là plus épargnée que ses voisins européens, mais il est difficile de prévoir un scénario de sortie de crise pour le moment. Le déconfinement est prévu pour le 3 mai dans le pays.