Sergio Coronado, Reporterre, 13 février 2021
Le président sortant, Lenín Moreno, n’était pas candidat à sa réélection, tirant ainsi le bilan d’une impopularité profonde. En octobre 2019, des soulèvements massifs avaient secoué le pays. La répression gouvernementale avait fait onze morts et un millier de blessés. L’État d’exception et le couvre-feu avaient été décrétés.
Choisi par Rafael Correa pour assurer la continuité de la « révolution citoyenne » [1], Lenín Moreno, une fois élu, fit volte-face. Il tourna le dos aux politiques sociales de son prédécesseur, notamment en matière de santé et d’éducation, et aux grands travaux d’infrastructure, qui avaient bénéficié, comme dans nombre de pays de la région, des prix élevés des matières premières sur le marché mondial.
Avec ses mesures d’austérité et ses privatisations, il plongea à nouveau l’Équateur dans la triste nuit néolibérale. Mentor devenu adversaire à abattre, Rafael Correa, qui vit maintenant en Belgique, est omniprésent dans cette campagne, qui a parfois pris des allures de plébiscite, dans un climat de tension et d’outrances.
Cette élection présidentielle devait permettre au jeune héritier du corréisme, Andrés Arauz, peu connu, au profil technocratique, d’affronter le candidat de la droite, Guillermo Lasso, au programme ultralibéral et au conservatisme affirmé. Gauche contre droite, un match classique.
Les urnes ont donné un résultat qui bouscule ce scénario tant de fois prédit. L’Équateur pourrait vivre un séisme politique, si les résultats partiels annoncés étaient confirmés. Sur 99 % des bulletins scrutés, Yaku Pérez, l’avocat indigène, l’activiste écolo devançait Guillermo Lasso. Il pourrait ainsi se glisser au second tour. Une qualification surprise, qui déplace et redéfinit la polarisation prévue au second tour, entre partisans et adversaires de Rafael Correa, sans l’effacer totalement.
Yaku Pérez est le candidat de Pachakutik, bras politique de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (CONAIE) [2] et fer de lance des mobilisations sociales du pays, dont il a réussi à faire taire les divergences.
En dépit d’un programme parfois flou, il a eu des prises de position fermes contre l’extractivisme, dans un pays où pétrole et mines sont considérés comme les principaux leviers du développement. Il a réussi à fédérer au-delà du vote indigène, séduisant une jeunesse urbaine sensible aux problématiques environnementales, à la défense des droits et des libertés.
Yaku Pérez est un activiste au long parcours. Son militantisme l’a conduit à changer de prénom. Carlos a laissé place à Yaku, qui signifie « eau » en quechua, ou plutôt « quichoua » en Équateur, pays qui compte un million et demi de locuteurs indigènes.
Il fut arrêté plusieurs fois sous les gouvernements de Rafael Correa, jugé pour sabotage et terrorisme quand il s’est opposé à la loi minière (votée en 2009), qui favorise les grandes entreprises au détriment des principes constitutionnels, et à la loi sur l’eau (en 2010), qui consacrait une gestion étatique et centralisée excluant les communautés.
Cheval de Troie du libéralisme selon les corréistes en raison de son appel à voter Lasso plutôt que Moreno, en 2017 — « plutôt un banquier qu’un dictateur » avait-il déclaré —, il apparaît pour nombre d’observateurs comme la chance d’une autre gauche dans le pays. Il bénéficie même de la bienveillance du théoricien de la « révolution citoyenne », Alberto Acosta, ancien ministre et théoricien du Buen Vivir [3].
Il porte une critique pertinente de la place de l’extractivisme dans l’économie nationale
Dans la province d’Azuay, dont il a été élu gouverneur en 2019 — sa croisade en faveur de la protection de l’eau contre les pollutions et les intérêts privés l’ayant rendu populaire —, ses concitoyens pouvaient le croiser, jamais en costume, sur un vélo ou jouant du saxo au milieu de la chaussée. Il a baissé son indemnité de 50 % dès son entrée en fonction, mis en place des budgets participatifs et promu les référendums locaux contre les projets miniers. Il a aussi installé un système d’échange de produits alimentaires entre communautés au moment de l’apparition du Covid-19. Fin 2020, il a abandonné la fonction pour se lancer dans la campagne présidentielle.
Deux gauches pourraient donc s’affronter pour la présidence de l’Équateur.
Lors du premier tour, la campagne de Yaku Pérez a privilégié une rhétorique de l’apaisement, à la différence du corréisme, qui avait intérêt à une polarisation classique avec la droite. L’autre surprise de la campagne, Xavier Hervas, candidat social-démocrate venu des milieux agricoles, a fait de même, investissant les réseaux sociaux pour s’adresser à la jeunesse, tournant le dos à une stratégie de la tension.
Face au jeune Andrés Arauz, Yaku Pérez incarne le renouveau : son profil, un indigène devenu avocat, est atypique, son programme aux contours flous n’offre pas d’angles d’attaque évidents, mais il porte une critique pertinente de la place de l’extractivisme dans l’économie nationale (critique quasi absente sous Correa). Il pourrait être non seulement un vote de barrage au corréisme, mais aussi une voie de sortie de la polarisation qui structure le pays depuis quinze ans.
Les expériences électorales et gouvernementales n’ont pas toujours été concluantes pour le mouvement indigène par le passé. La situation économique est dramatique. La pression du FMI pour la diminution du secteur public, et la mise sous tutelle budgétaire, est grande. Aucun candidat ne bénéficie d’une majorité parlementaire acquise. Le 11 avril prochain, l’Équateur pourrait se choisir un écologiste à la présidence.
[1] « Le projet de “révolution citoyenne” s’inscrivait comme une réaction aux politiques néolibérales des années 1990 en Amérique latine : privatisation des économies et réduction de l’intervention de l’État au profit de l’entreprise privée, mais aussi reconstruction du politique visant à rétablir un contrôle démocratique sur les institutions en regard de l’accaparement du système par les partis politiques en Équateur », explique la docteure en science politique Marie-Esther Lacuisse dans Outre-terre.
[2] Une organisation générale créée en 1986 dans le but de regrouper un nombre important de communautés et d’associations locales ou régionales de peuples indigènes.