ALEXIS BUISSON, Médiapart, 16 septembre 2020
Un président pyromane, des groupes radicaux qui cherchent le grabuge, des militants Black Lives Matter déterminés… Comment Portland, ville libérale de l’Ouest américain, s’est transformée en champ de bataille entre droite et gauche.
Jeudi 10 septembre, dans le nord de Portland (Oregon). Des manifestants de Black Lives Matter (BLM) se rassemblent pour demander la réouverture de l’enquête sur la mort de Patrick Kimmons, un Noir de 27 ans abattu de neuf balles par la police municipale Portland Police Bureau (PPB) en 2018.
Une trentaine de personnes, presque toutes blanches, sont réunies autour de Letha Winston, sa mère. Cela fait des années que cette femme infatigable de petit gabarit organise ces marches. Toutes petites au début, elles ont explosé depuis la mort de George Floyd pour rassembler plusieurs dizaines, voire centaines de participants.
Cela fait longtemps que la politesse n’est plus de mise. Sous la supervision de volontaires médicaux et d’une petite équipe de cyclistes qui bloquent les rues, le groupe se rend d’abord devant le commissariat local. Il traite de « cochons » des agents aperçus dans le parking. Aux Blancs qui les filment dans la rue, ils rappellent que sortir son téléphone ne suffit pas à vaincre le racisme systémique.
L’homme dans sa voiture qui se plaint d’être immobilisé par le cortège ? Il se fait insulter copieusement. Plus loin, alors que les manifestants bloquent un carrefour, un motard passe en force. « L’autre jour, quelqu’un a mis un coup de poing à une participante », glisse Jahdi, le jeune homme qui coordonne la marche.
Entre tensions et détermination, le petit cortège incarne le climat actuel à Portland, une ville de 653 000 habitants nichée dans la nature du Nord-Ouest américain. Cette municipalité à l’image libérale (au sens anglo-saxon qui se rapproche de progressiste), immortalisée par la série Portlandia qui la présente comme un havre hippie pour cyclistes et amateurs de nourriture végane – « Le rêve des années 90 est vivant à Portland » –, est devenue l’épicentre des manifestations Black Lives Matter.
Avant que les incendies dans la région ne provoquent l’annulation de nombreux rassemblements, cette localité, l’une des plus blanches des États-Unis avec 77,1 % d’habitants blancs, était le théâtre de mobilisations quotidiennes depuis la mort fin mai de George Floyd. Un enthousiasme révélateur de l’éveil antiraciste constaté depuis plusieurs années chez les Blancs américains de gauche.
Certains rassemblements étaient ponctués d’affrontements nocturnes avec la police, provoqués par des éléments radicaux appartenant à la mouvance antifasciste Antifa.
Désireux de se présenter comme le « président de la loi et de l’ordre » pour rassurer l’électorat des banlieues, Donald Trump s’est saisi de ces images de violences tournant en boucle dans la galaxie médiatique conservatrice. Son objectif : faire de cette ville démocrate le symbole de l’Amérique sans foi ni loi qu’entraînerait une victoire de Joe Biden le 3 novembre.
Un « îlot libéral »
Peu importe si les manifestations sont largement pacifistes. En juillet, il a dépêché sur place plus de cent agents fédéraux armés, issus de divers services de l’État fédéral (immigration, protection des frontières, anti-narcotiques…), pour protéger un tribunal du centre-ville. La décision, prise sans l’aval des autorités locales, a été traumatisante pour les habitants, dont le centre-ville s’est subitement transformé en champ de bataille.
Les images de manifestants arrêtés violemment sans raison, gazés ou embarqués dans des fourgonnettes banalisées, ont choqué. Mais elles ont aussi galvanisé les manifestants, déjà sur les dents après des semaines de confrontations tendues avec la police. À la mi-août, ils avaient allumé 41 incendies, jeté des projectiles sur les forces de l’ordre pendant au moins 58 nuits et vandalisé du mobilier urbain pendant 49, d’après les données de la police, qui a déclaré 17 émeutes entre fin mai et mi-août.
Fin août, la tension est encore montée d’un cran quand un membre du groupe d’extrême droite Patriot Prayer a été tué dans les rues de Portland par un homme se revendiquant d’Antifa, que Donald Trump décrit comme une organisation terroriste. Le meurtre est intervenu en marge d’un rassemblement de 600 membres de Patriot Prayer, venus en ville avec des fusils de paintball.
Cette mort, qui a donné lieu à des échanges d’amabilités entre Trump et le maire Ted Wheeler, ne surprend pas grand monde sur place. Extrême gauche et extrême droite se côtoient – et s’affrontent – depuis longtemps à Portland. Alors que la ville est connue pour l’activisme de ses associations antifascistes, qui remonte au meurtre d’un étudiant éthiopien par trois skinheads en 1988, ses périphéries rurales et conservatrices concentrent des groupes nationalistes comme les Proud Boys et Patriot Prayer qui honnissent Portland et les valeurs qu’elle représente.
Le fait que son corps électoral important permet aux démocrates de gouverner l’Oregon n’aide pas. Ce n’est pas un hasard si plusieurs élus républicains militent pour le rattachement des comtés ruraux à l’Idaho voisin, plus conservateur.
Motivés par la victoire de Donald Trump, ces groupes de droite multiplient les venues en ville, provoquant un regain de tension. En 2017, dans le métro-tram de Portland, deux hommes ont été poignardés par un suprémaciste blanc après qu’ils lui ont demandé d’arrêter de proférer des insultes racistes et islamophobes à l’encontre de deux adolescentes noires.
Shirley Jackson, professeure d’études ethniques à la Portland State University, décrit la ville comme un « îlot libéral » dans un État, l’Oregon, dont le passé raciste est souvent méconnu. Jusqu’au début du XXe siècle, sa Constitution interdisait aux Noirs de s’y installer et les mariages bi-raciaux étaient prohibés.
Aujourd’hui, avec 86,7 % de Blancs, l’Oregon est encore l’un des États américains les plus blancs. « Les Noirs qui voulaient rester étaient fouettés à 39 reprises pour chaque six mois où ils étaient demeurés sur place, poursuit-elle. L’Oregon était une utopie blanche, créée à la moitié du XIXe siècle pour éviter d’avoir à subir les désordres que vivaient les autres États pendant la guerre de Sécession autour de la question de l’esclavage. »
« Je suis là pour changer le système qui mène à casser des vitres »
Sur place, on est loin du chaos décrit par Donald Trump. Les locaux soutiennent que les affrontements avec les forces de l’ordre sont exagérés par les médias. Rares, ils se déroulent essentiellement la nuit et sont le fait d’une minorité radicale qui ne représente pas Black Lives Matter. Les actes de vandalisme sont limités à quelques tribunaux dans le centre-ville, des bâtiments de police et même l’immeuble du maire Ted Wheeler.
À la mi-septembre, le centre-ville de Portland était très calme et largement livré aux sans-abri. Déjà fermés à cause de l’épidémie de Covid-19, de nombreux commerces s’étaient barricadés pour éviter d’éventuels pillages. L’imposant bâtiment du tribunal Mark O. Hatfield, où se sont concentrées les échauffourées avec les forces fédérales, était entouré de grillages. Seuls quelques sans-abri étaient dans les parages.
Cameron Whitten, activiste afro-américain de longue date à Portland, en a marre que les journalistes lui parlent des dommages infligés aux bâtiments : « Les vitres cassées n’aident pas la cause, mais personnellement, je n’ai jamais rien cassé. Je suis là pour changer le système qui mène à casser des vitres. On ne parle jamais des mères noires qui meurent dans les hôpitaux à l’accouchement faute de prise en charge adéquate, des expulsions en masse, des échecs scolaires qui ruinent les vies. »
Car sous ses airs accueillants, Portland a continué à exclure les communautés racisées, notamment par la voie de la gentrification, le phénomène par lequel les populations les plus pauvres, souvent non blanches, sont éloignées des centres urbains par la hausse des prix de l’immobilier causée par l’installation de personnes plus aisées, blanches. « Portland est la preuve qu’on peut être une ville progressiste mais pas inclusive, souligne Cameron Whitten. Nous devons combler les disparités de richesse entre Noirs et Blancs. Nous avons fait de la discrimination positive et créé des programmes pour l’emploi, mais cela n’a rien fait pour combler ces disparités. Ils ont donné aux élus un motif pour s’autocongratuler alors que la situation est préoccupante. »
Entre un président pyromane, des groupes radicaux qui cherchent le grabuge, des militants Black Lives Matter déterminés, sans oublier la facilité d’acheter une arme à feu dans l’Oregon, on voit mal comment la situation peut se calmer. D’autant que les deux camps se rejettent la responsabilité de l’escalade.
« Il y a des gens qui meurent parce que des conservateurs s’arrogent le droit d’apporter des armes dans les manifestations et de provoquer les personnes d’avis différents », poursuit Cameron Whitten.
« Ils ont dit de moi que j’étais une merde trumpiste, un raciste. Ils nous frappent avec des objets. Certains d’entre nous se mettent en colère quand ces anarchistes tentent de s’infiltrer dans nos rassemblements », lance pour sa part Paul Schmardebeck, rencontré à un rassemblement du groupe pro-police Back The Blue, vendredi 11 septembre, en banlieue de Portland.
Il se dit inquiet par la récente décision du maire démocrate de la ville, Ted Wheeler, d’interdire l’utilisation par la police de gaz lacrymogène pendant les manifestations. À Portland, leur recours a été associé au dérèglement des cycles menstruels et à des problèmes respiratoires chez les manifestants. « Je vois beaucoup de haine et d’émotion de la part de la gauche. Si on cherche à remettre en question leurs idées, ils se montrent violents », poursuit Paul Schmardebeck.
Les incendies historiques qui balaient actuellement l’Oregon cristallisent ce climat politique tendu. Plusieurs comptes soutenant la théorie du complot pro-Trump QAnon et au moins un élu républicain ont fait circuler la rumeur infondée qu’Antifa était derrière certains incendies. « Ça va se terminer en une sorte de nouvelle guerre civile », redoute Laura Swain, supportrice de Donald Trump vivant au sud de Portland.
Au milieu de ces tensions, certains habitants sont las. « Après l’élection, Portland va être mise à rude épreuve. Si Trump est battu, ses supporters voudront se venger sur Portland. S’il est réélu, nous pourrions connaître une situation extrêmement violente, estime Shirley Jackson, professeure d’études ethniques à la Portland State University. Les deux camps se battent depuis longtemps pour exister sur cette petite scène qu’est Portland. Maintenant, tout le monde regarde pour savoir comment le spectacle va se terminer. »