Andrew Cockburn, Extraits d’un texte paru dans le New Yorker, 20 août 2018
Dans les années 1970, le premier lieutenant Bruce Blair était agent de contrôle de lancement pour les missiles intercontinentaux avec l’US Air Force. Son unité, stationnée sur la base aérienne de Malmstrom, au Montana, surveillait l’un des quatre escadrons de missiles balistiques intercontinentaux Minuteman II. Chaque missile surmontait une ogive thermonucléaire W56, avec une force explosive équivalente à celle qui a détruit Hiroshima. En théorie, les missiles ne pouvaient être tirés que sur ordre du président des États-Unis et confirmés par deux officiers. Plus tard, Blair a révélé que le système pourrait être contourné. Les mesures de sauvegarde rendaient difficile la présence de deux hommes dans un seul centre de contrôle de lancement. Blair pensait également qu’un petit groupe aurait pu déclencher une attaque visant l’Union soviétique, la Chine et la Corée du Nord.
Quand il a quitté l’armée de l’air en 1974, Blair était hanté par le pouvoir qui était à sa portée et il a décidé de faire quelque chose à ce sujet. Mais lorsqu’il a commencé à faire du lobbying auprès de ses anciens supérieurs, il s’est confronté à beaucoup d’hostilité de la part du Commandement aérien stratégique notamment.
En 2006, Blair a fondé Global Zero, une organisation vouée à débarrasser le monde des armes nucléaires. Bien que des correctifs aient été apportés sous l’administration Obama (réduction du nombre d’ogives, retrait d’armes nucléaires du théâtre européen), le système a continué sans changement, officiellement en bon état de fonctionnement, prêt à envoyer des centaines d’armes ciblées avec précision, à la réception d’un ordre du commandant en chef.
Encore aujourd’hui, le président a le pouvoir de déclencher une attaque. C’est lui qui porte la fameuse valise qui contient les codes. Certes, il ne peut agir sans vérification. Des satellites d’alerte, utilisant des capteurs de recherche de chaleur, peuvent détecter les missiles ennemis qui s’élèvent au-dessus de la courbe de la terre. Les informations sont analysées au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) au Colorado et transmises au Centre de commandement militaire national dans les sous-sols du Pentagone. Dans les huit minutes qui suivent, le président est alerté. Il passe ensuite en revue ses options avec des conseillers de haut rang tels que le secrétaire à la défense. La décision de répondre doit être prise en six minutes. En utilisant les codes qui l’identifient aux commandements militaires qui exécuteront ses instructions, il peut alors donner l’ordre d’attaque en quelques secondes.
La guerre nucléaire en temps réel
Aujourd’hui, qu’en est-il ? Le fusible nucléaire est devenu plus court. Auparavant, les avertissements d’attaque étaient reçus et traités par le NORAD, dans son repaire situé à l’intérieur de la montagne Cheyenne, et transmis via le Centre de commandement militaire national à la Maison-Blanche. Mais l’information passe désormais directement au chef du commandement stratégique, STRATCOM. Depuis son quartier général, à la base aérienne d’Offutt, le général de l’armée de l’air John Hyten règne en maître sur l’arsenal nucléaire stratégique. Il domine tout le processus du compte à rebours nucléaire : alerter le président, l’informer de la menace, déclencher l’attaque. Maintenant, le temps de décision est encore plus court. Pendant des décennies, le scénario typique d’une alerte nucléaire commençait par la détection précoce des missiles russes traversant la Sibérie et suivant une trajectoire prévisible. Mais aujourd’hui, les menaces sont plus diffuses. Des rapports de renseignement citent les progrès réalisés par les Chinois et les Russes avec des missiles hypersoniques qui se dirigent vers leurs cibles à une vitesse cinq fois supérieure à celle du son, rendant toute défense impossible. Vladimir Poutine s’est vanté publiquement du développement par la Russie de missiles de croisière intercontinentaux à propulsion nucléaire et d’autres innovations dans son arsenal stratégique. Les ICBM nord-coréens, qui semblent dépendre d’un stock de vieux moteurs soviétiques sortis en contrebande de l’Ukraine, pourraient menacer la côte ouest des États-Unis. L’Iran a testé et déployé des missiles à moyenne portée, tout comme le Pakistan et l’Inde. En supposant que les chemins de ces armes sont imprévisibles, une menace « imminente » ne signifie plus nécessairement que des missiles ennemis sont en route. Aujourd’hui, le simple soupçon que quelque chose est sur le point de se produire pourrait suffire au général pour appeler la chambre présidentielle.
Pour le Pentagone, occupé à extraire des centaines de milliards de dollars pour renforcer sa force nucléaire, les soi-disant menaces sont bienvenues. Si le président détermine que les États-Unis sont sous la menace d’une attaque imminente, il a une autorité presque absolue pour déclencher une attaque.
Quelle sorte de guerre nucléaire en 2018 ?
Présentement, le stock d’armes nucléaires, qui a culminé à, contient 6 000 bombes, dont 1 800 installées sur des missiles et des avions. Selon Blair, 900 cibles désignées visent la Russie, dont 250 sont « économiques » et 200 pour frapper les « leaders ». Moscou pourrait faire l’objet d’une centaine d’explosions nucléaires. La Corée du Nord est menacée par 80 attaques nucléaires (40 pour l’Iran). « Les cibles, affirme Blair, sont toujours dans trois catégories : les armes de destruction massive, l’industrie soutenant la guerre nucléaire, et le leadership ». Alors que les plans de ciblage demandaient autrefois de détruire tous les ponts d’une voie ferrée russe, il faudrait viser aujourd’hui beaucoup plus qu’un pont pour arrêter toute la ligne.
On a vu ce phénomène de saturation lors de la guerre du Golfe de 1991, qui avait été présentée par le gouvernement et les médias américains comme un triomphe du ciblage de précision. En réalité, selon une enquête menée par le Government Accountability Office, Texas Instruments, un des principaux fournisseurs de missiles, exigeait en moyenne quatre missiles et parfois dix pour détruire une cible donnée. C’est ainsi qu’un bunker de Bagdad, attaqué par plusieurs missiles parce que les renseignements affirmaient qu’il abritait un poste de commandement iraquien, a été détruit incinérant quatre cents civils, presque tous des femmes et des enfants.
Actuellement le Pentagone s’active pour développer la B61-12, une bombe nucléaire qui incorpore toutes les nouvelles caractéristiques de guidage de précision. Sa puissance explosive peut être ajustée à volonté, dans ce cas aussi peu que 0,3 kilotonnes (équivalent à 300 tonnes de TNT) jusqu’à cinquante kilotonnes. De tels programmes, comme le missile à faible rendement lancé par les sous-marins (un élément clé de la revue nucléaire de l’Administration Trump) sont censés « renforcer la dissuasion ». Mais ces armes semblent conçues pour combattre, plutôt que pour dissuader, une guerre nucléaire. Sous Trump, la volonté de traiter les armes nucléaires comme si elles pouvaient être utilisées dans une bataille conventionnelle semble avoir gagné en importance.
Grâce au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (que Trump n’entend pas ratifier), les États-Unis n’ont pas fait exploser de bombe nucléaire depuis 1992. De nouvelles bombes, sont cependant testées par des simulations informatiques. Mais cette foi repose nécessairement sur des tests « virtuels » et la conviction que de telles simulations reflètent de manière adéquate le monde réel n’est pas universellement acceptée. Selon Blair, la même incertitude vaut pour l’élément humain. Lors d’une crise réelle, il estime que le système serait enclin à s’effondrer. Même en supposant que chaque composante du système fonctionne conformément au plan, l’idée de lancer des armes nucléaires est évidemment irrationnelle.