Jamila Masca, Le vent se lève, 6 juin 2020t
Le nom de George Floyd n’est qu’un nom parmi bien d’autres. Trop d’autres. L’énième, et pas même le dernier, d’une trop longue série de meurtres racistes perpétrés par les forces de police aux Etats-Unis et dans le monde entier.
Le nom de George Floyd n’est qu’un nom parmi bien d’autres. Trop d’autres. L’énième, et pas même le dernier, d’une trop longue série de meurtres racistes perpétrés par les forces de police aux Etats-Unis et dans le monde entier. « Say their names », le slogan et hashtag du mouvement Black Lives Matter invite d’ailleurs à faire en sorte que les autres – comme ceux de Trayvon Martin, Tamir Rice, Michael Brown, Eric Garner, Philando Castile, Breonna Taylor – ne manquent pas à l’appel bien qu’il soit impossible de les retenir tous et toutes. Selon Mapping Police Violence, le site qui recense les nombre des assassinats commis par la police états-unienne, en 2019 un Africain-américain mourrait aux mains de la police toutes les 33 heures aux Etats-Unis, les Noirs étant largement surreprésentés dans le spectre des victimes des violences policières au pays de Donald Trump. Et c’est loin d’être une nouveauté.
Ces noms sont à chaque fois des vies brisées, des villes, des dates, des circonstances différentes mais toutes aussi cruelles qu’injustes ; des histoires multiples et, pourtant, toujours la même conclusion : le fait d’être Noir – et pas qu’aux Etats-Unis – pèse comme un cauchemar sur l’existence de millions de personnes et finit très souvent, trop souvent, par les condamner à mort. Dans une interview radiophonique enregistrée en 1961, l’écrivain africain-américain James Baldwin soulignait combien « être Noir aux Etats-Unis et en être relativement conscient signifie être perpétuellement en colère ». Etre en colère dans le meilleur des cas, ou parfois même crever aux mains des flics. Comme l’a écrit Virginie Despentes dans une lettre – rédigée après la manifestation parisienne interdite en soutien à Adama Traoré et en hommage à Floyd, un lettre adressée à « ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème » -, si le privilège blanc consiste à « avoir le choix d’y penser, ou pas », le fardeau de l’homme et de la femme noires est, précisément, ce qui les empêche de choisir.
Mais George Floyd, Africain-américain originaire de la Black Belt ayant grandi entre Fayetteville (Caroline du Nord) et Houston (Texas), arrivé à Minneapolis en 2014, jonglant avec deux emplois, chauffeur de camion le jour et videur de bar la nuit, pour survivre et nourrir sa famille, licencié et au chômage, pour cause de pandémie et de confinement, au moment de son assassinat, est également le nom et l’aboutissement d’un passé bâti au fil de l’histoire sur la hiérarchie des races, de l’esclavage à la ségrégation en passant par l’illusion post-raciale de l’ère Obama et le revanchisme blanc de l’administration Trump et du trumpisme. C’est l’histoire du capitalisme racial, interminable séquence de violations et de massacres, de déportations et d’exploitation, de pillages et de prédation qui est à l’origine de « l’écart de richesse raciale » souvent évoqué dans les statistiques sur les Etats-Unis. Sans brosser cette histoire à rebrousse-poil, on aurait du mal à comprendre pourquoi, selon une enquête du Pew Research Center de 2016, les familles blanches disposeraient, en moyenne, d’une richesse treize fois supérieure à celle dont dispose les foyers noirs. A moins de puiser dans le riche éventail des préjugés racistes et de s’en prendre à la paresse proverbiale des peuples non-blancs, paresse que par ailleurs Paul Lafargue, révolutionnaire français d’origine cubaine et gendre de Karl Marx revendiquait comme un droit contre le capitalisme dans son fameux pamphlet de 1883, Le droit à la paresse.
Dans son dernier ouvrage Race for Profit : How Banks and the Real Estate Industry Undermined Black Home Ownership, publié en 2019, Keeanga Yamatta Taylor, professeure d’études africaines-américaines à l’Université de Princeton, militante marxiste et antiraciste, revient, à travers le prisme de la propriété immobilière, sur les racines économiques de l’ordre racial qui gouverne la société étasunienne. Selon Taylor, le « Housing and Urban Development Act » de 1968 qui aurait dû finalement octroyer aux communautés noires l’accès à la propriété immobilière en tant que première étape vers la réalisation du « rêve américain » pour celles et ceux qui en avaient été, jusque-là, exclus, n’aurait mené, dans l’espace d’une décennie, qu’à de nouvelles formes d’exclusion prédatrice. Animés par le cynisme économique propre à toute la classe capitaliste, les banquiers, les investisseurs et les agents immobiliers auraient profité, à partir de la loi de 1968, de la vulnérabilité économique des populations africaines-américains pour multiplier leurs bénéfices en procédant à des dizaines de milliers de saisies hypothécaires.
A l’exploitation au travail et à l’exclusion de la propriété s’ajoute, à partir des années 2000, un processus progressif d’expulsion massive des Africains-américains de la vie politique et électorale par le truchement de l’appareil judiciaire et de la répression carcérale. Ainsi, entre 2001 et 2015, 486 restrictions sur le droit de vote ont été introduites dans la législation de quarante-neuf des cinquante Etats de la fédération. En 2013, la Cour Suprême états-unienne a complètement redimensionné le « Voting Rights Act » signé en 1965 par le président Lindon Johnson, successeur de Kennedy, à la suite de la grande saison des luttes du mouvement pour les droits civiques et qui était censé graver dans le marbre la pleine inclusion politique et citoyenne noire dans la démocratie américaine. Jusqu’alors, un certain nombre d’Etats du Sud imposaient des lois discriminantes contre les minorités, notamment les Africains-américains, à travers, par exemple, des tests d’alphabétisation, pour contourner les quatorzième et quinzième amendements de la Constitution garantissant le droit de vote pour tous. En remettant en cause l’obligation de consultation du Département de la Justice qui était imposée à neuf Etats du Sud avant toute modification des modes de scrutin et des systèmes électoraux, des dizaines de milliers d’Africains-américains, mais pas seulement, se sont donc retrouvés mis à l’écart des listes électorales et des ayant-droits de vote.
C’est ainsi que les « lois Jim Crow », qui régissaient la ségrégation des Noirs dans les Etats du Sud et qui ne seront abolies qu’au milieu des années 1960, dans le sillage des mobilisations de masses pour les droits civiques, sont revenues sur le devant de la scène à travers une justice inique. Une justice qui, au nom de la « guerre contre le trafic de stupéfiants et contre la criminalité organisée » cible quasi-exclusivement la couleur de peau de ceux que l’on soupçonne d’être des délinquants en puissance.
Comme le raconte Michelle Alexander dans The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness [« Les nouvelles lois raciales. L’incarcération de masse à l’ère de l’invisibilisation de la couleur »], publié en 2010 à un peu moins de cinquante ans du « Voting Right Act », la nouvelle loi implicite de la ségrégation s’est imposée à travers la massification des processus d’incarcération. Une façon de mettre en lumière la façon dont le système pénitentiaire nord-américain, qu’Angela Davis avait rebaptisé, en 1997, « le complexe industrialo-carcéral », ainsi que l’administration de la justice pénale aux Etats-Unis sont des questions éminemment politiques.
La machine pénitentiaire américaine apparaît donc comme l’un des principaux instruments de l’oppression raciale. Elle broie littéralement le corps et la vie des jeunes Africains-américains, poursuivis pour de petits délits, et les régurgite au moment de leur sortie de prison sous la forme de citoyens de seconde zone, privés du droit au travail, de l’accès aux prestations sociales et du droit de vote, en fonction des législations en vigueur dans les Etats d’incarcération. Selon les chiffres fournis par la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la plus ancienne et l’une des plus représentatives associations antiracistes états-uniennes, fondée en 1909, les Africains-américains représenteraient près de la moitié de la population carcérale étatsunienne, soit 1 million des 2,3 millions de détenus dans le pays – pour 320 millions d’habitants. Le taux d’arrestation chez les Noirs est six fois plus élevé que chez les Blancs.
Mais George Floyd est aussi le nom, et en ce sens la victime, du suprématisme blanc qui, depuis la naissance du Klan, il y a cent-cinquante ans, ne cesse de faire sentir sa vive présence – plus vive que jamais à l’ère de Trump, il suffit de songer à la manifestation de Charlottesville, en Virginie, en août 2017 – ainsi que sa prégnance symbolique. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si les manifestantes et manifestants qui, depuis près de deux semaines, descendent dans la rue dans tous les Etats de la fédération, réclament également la mise en place d’une nouvelle toponymie des villes et des métropoles, le retrait des icônes de la ségrégation de l’espace public tels que les monuments à la gloire des Confédérés ou encore l’abolition des noms les plus scandaleux encore inscrits au panthéon de l’héroïsme patriotique états-unien. C’est ainsi, par exemple, que sous la pression des mobilisations, la ville de Birmingham, dans l’Alabama, a fait retirer un monument confédéré vieux de cent-quinze ans à proximité du lieu où quatre fillettes noires avaient été assassinées dans un attentat à la bombe raciste contre un lieu de culte fréquenté par la communauté africaine-américaine, en 1963, attentat dont parle Angela Davis dans un entretien mémorable au sujet de la soi-disant « violence » des groupes politiques noirs à l’époque de la lutte pour les droits civiques et au cours des années
suivantes.
« Papa a changé le monde » : ce sont les mots qu’a prononcés Gianna Floyd, la fille de six ans de George Floyd, aujourd’hui orpheline, devant les caméras de tout le pays, portée sur les épaules de la star du NBA Stephen Jackson.
Si le racisme est pandémique, la colère antiraciste en réponse à l’assassinat de Floyd a été véritablement globale. Aux Etats-Unis, pays payant, à ce jour, le plus lourd tribut au Covid-19 avec, au bas mot, 110 000 morts, et nation aux 40 millions de chômeurs depuis le début de l’épidémie, les manifestations secouent plus de 140 villes depuis près de deux semaines en dépit des violences policières qui se poursuivent et des arrestations de masse opérées dans les cortèges ou en marge des rassemblements.
Les manifestations devant les ambassades ou représentations états-uniennes à l’étranger se sont également multipliées ces derniers jours, de Buenos Aires à Bruxelles, de Rio de Janeiro à Jérusalem en passant par Auckland, en Nouvelle-Zélande, où les militants et militantes de la communauté maorie ont dansé un haka en hommage à Floyd. Les villes d’Afrique ont également été le théâtre de mobilisations en solidarité avec les émeutes aux Etats-Unis. Plusieurs chefs d’Etat africains ont publiquement condamné les violences policières Outre-Atlantique. Ainsi, le président de la Commission de l’Union Africaine, Moussa Faki Mahamat, a déclaré que le « meurtre » de Floyd symbolisait la « continuité des pratiques discriminatoires » aux Etats-Unis. Des condamnations officielles sont aussi venues des exécutifs namibiens ou ghanéens, alors que le gouvernement sud-africain s’est dit « inquiet au sujet des violences contre la communauté noire, sans défense, et contre les autres minorités » au pays de Trump, l’ANC, parti au pouvoir à Pretoria, dénonçant, lui, le fait que les Africains-américains sont « régulièrement assassinés ». Mais les mobilisations qui ont eu lieu à Abuja et à Lagos, au Nigeria, à Nairobi, au Kenya ou dans plusieurs villes d’Afrique du Sud ont également pointé la brutalité et les violences policières des forces de répression de leurs propres pays, notamment pendant la période de confinement au cours de laquelle des dizaines de cas de meurtres policiers ont été enregistrés. Ainsi, à Nairobi, on pouvait lire, sur les banderoles, que « Black Lives matter » mais également la condamnation des « exécutions extra-judiciaires » au Kenya. En Afrique du Sud, les manifestations rendaient autant hommage à George Floyd qu’à Collins Khosa, l’homme de 40 ans, assassiné par l’armée, sous les yeux de la police, à son domicile à Alexandra, un township de Johannesburg, au cours du Vendredi saint, pour avoir enfreint l’interdiction de la consommation d’alcool en temps de confinement.