Extrait d’une entrevue avec TODD MILLER avec Ashley Smith, Jacobin, 18 octobre 2019
https://jacobinmag.com/2019/10/todd-miller-empire-of-borders-immigration-trump
(Traduction : Lor Shirley Tran)
Depuis le début, l’administration américaine de Trump s’en prend aux émigrants et réfugiés de façon raciste et incessante. Il tient coûte que coûte à construire son mur, et a déployé les agences fédérales « Immigration and Customs Enforcement (ICE) » et « Customs and Border Patrol (CBP) » pour mener des descentes policières, des arrestations, des envois vers des camps de concentration, et des déportations.
Confronté à une mise en accusation, il doublera ses efforts envers cette chasse aux sorcières dans le but de consolider sa base électorale et dévier l’attention populaire du service qu’il rend aux riches. Cependant, contrairement aux illusions libérales bien répandues, Trump n’a pas commencé cette guerre contre les émigrants, mais l’a seulement renforcé. En effet, comme le démontre Todd Miller dans son nouveau livre, Empire of Borders (L’Empire des frontières), les politiciens dans les deux partis politiques dominants ont collaboré au cours des dernières décennies afin de bâtir un régime frontalier imposant qui surveillent non seulement les émigrants aux États-Unis mais ceux à travers le monde. Dans cet entretien avec Ashley Smith, collaborateur chez Jacobin, Miller discute de la naissance et des caractéristiques de cette nouvelle stratégie impérialiste — mais aussi de la résistance mondiale qui s’y oppose.
Trump s’est montré plus agressif envers les émigrants en plus de mettre plus de pression sur le Mexique et encourager d’autres États à le suivre. Quels en sont les implications et effets de ses actions?
Les gens se souviendront certainement de la promesse de Donald Trump durant sa campagne politique de non seulement construire le mur, mais aussi forcer le Mexique à en défrayer les coûts.
Bien que le Mexique n’a certainement pas financé la construction d’une barrière physique à la frontière du sud des États-Unis, il a maintenu la sécurisation de ses frontières à coups de ressources et d’entraînement, et ce, sous la pression des États-Unis.
En effet, le Mexique a maintenu cette pratique depuis un certain temps.
Par exemple, en 1981, Larry Richardson, chef américain de la patrouille frontalière US Border Patrol a admis que « les États-Unis ont continué à payer discrètement le Mexique pour déporter les émigrants provenant de l’Amérique centrale vers le Guatemala, » au moment où les guerres financées par les États-Unis faisaient des ravages en Amérique centrale. Plus récemment encore en 2012, Alan Bersin, secrétaire adjoint du Département de la sécurité intérieure pour les affaires étrangères (Department of Homeland Security) a dit, « la frontière guatémaltèque avec Chiapas fait dorénavant partie de notre frontière du sud. »
Puis en 2014, avec des fonds provenant de l’assistance militaire américaine, Merida Initiative (le « Troisième pilier » de son projet à « créer une structure frontalière digne du 21e siècle »), le Mexique avait annoncé qu’il poursuivrait le renforcement de cette même frontière avec un programme nommé « Southern Border Program ».
Or, au moment où Donald Trump est arrivé à la Maison blanche en 2017, le Mexique avait déjà renforcé de manière considérable la sécurité frontalière au sud, et depuis 2015, celui-ci déporte plus de citoyens de l’Amérique centrale que les États-Unis. Tout ce que l’administration Trump a fait, tout simplement, n’a été que réaffirmer une dynamique de relation de longue date avec le Mexique. Ceci donne en apparence l’exploit de Trump parvenant à une coopération avec le Mexique qui surprend, surtout avec un nouveau Mexique plus de gauche avec le gouvernement du Président Andrés Manuel López Obrador.
Plus étrange, AMLO, le président mexicain connu sous cette appellation populaire, se voit assister Trump à « construire le mur » de deux façons concrètes. Un, la création d’une Garde nationale, que le Mexique a déployé dans sa frontière du sud avec le Guatemala en juin, sous la pression de Trump, paraît-il. Deux, la politique du « Remain in Mexico (rester au Mexique) », forçant les gens qui demandent l’asile aux États-Unis d’attendre leur audience au Mexique.
Ainsi, le Mexique en entier est donc devenu « le mur de la frontière américaine. » Si des personnes arrivent à passer à travers les mécanismes frontaliers mexicains financés par les États-Unis, en plus à demander l’asile, elles se verront tout de même forcées de retourner au Mexique pour attendre leur audience.
Trump est donc parvenu à amplifier intrinsèquement la violence que constitue les frontières sur la population la plus démunie, soit aux plus pauvres, vulnérables et marginalisés : la séparation des familles, l’incarcération, et la disparition ou la mort.
Un des arguments que vous défendez au fil de votre livre est que ce régime frontalier correspond à une caractéristique bien américaine, et ce, depuis sa fondation étatique, et non pas initié par Trump. Expliquez comment les États-Unis ont internationalisé leur régime frontalier depuis ces dernières décennies, et comment il fonctionne aujourd’hui.
L’État américain a tracé ses frontières à travers la colonisation, la spoliation, le génocide, l’esclavagisme, et l’exploitation. Il en est de même pour sa frontière avec le Mexique au 19e siècle.
La conquête territoriale par la violence est souvent légitimisée par les principaux historiens surtout lorsqu’ils emploient des expressions innocentes en apparence, telles que « l’expansion vers l’ouest, » masquant l’intimidation impérialiste, l’achat Gadsden comme « des accords, » et fignolent des témoignages qui se félicitent de la guerre américano-mexicaine.
Mais pas moyen de faire avaler l’idée de la « Destinée manifeste » de la suprématie blanche. Les États-Unis se sont emparés de territoires, y ont planté leur drapeau, et ont tué quiconque sur leur chemin, particulièrement les peuples autochtones, et tout cela au nom de Dieu et de la civilisation européenne.
Ils ont étendu leur régime frontalier en saisissant à l’impérialiste Porto Rico, Cuba, Guam, et les Philippines durant la guerre hispano-américaine de 1898. Au moment du début du vingtième siècle, les États-Unis avaient établi leur frontière territoriale, leur semi-colonies, et semblaient surveiller les états indépendants de leur hémisphère avec une « diplomatie de la canonnière. »
Même à travers cette histoire, il m’a pris du temps pour comprendre que la frontière américaine s’étend bien au-delà de sol continental. La première fois que j’avais saisis cela était pendant que je couvrais les émigrants d’Haïti suite au tremblement de terre dévastateur en 2010. Je me suis rapidement aperçu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire d’émigration, mais bien d’une affaire frontalière.
Peu de temps après le tremblement de terre, alors que des centaines de milliers de personnes résidaient toujours chez eux dans les décombres, un avion gros-porteur américain y volait au-dessus et une annonce à plein volume provenait de l’ambassadeur haïtien. Il avertissait en créole : « si vous croyez pouvoir vous rendre aux États-Unis et que leurs portes s’ouvriront grandement à vous, détrompez-vous. Ils vous intercepteront et vous ramèneront ici, où vous êtes.”
Peu après, seize bateaux de la garde côtière des États-Unis (Coast Guard cutters) se sont empressés aux bords d’Haïti pour stopper toute fuite de réfugiés. Ensuite, Washington a retenu les services de GEO Group, une entreprise de prison privée, à des fins de « services de garde » (probablement dans un bidonville à Guantánamo Bay) qui, en fait, emprisonne les victimes.
J’ai pu ainsi voir que la frontière américaine était : 1) géographiquement plus éloignée que ce que je croyais; 2) élastique et, au besoin, capable de s’élargir bien au-delà du sol américain continental; et 3) loin d’être passive, mais bien agressive. Bref, la frontière était plus — considérablement plus large — que je ne l’aurais imaginé.
En 2012, en voyage pour une enquête à Porto Rico, j’ai appris que la petite île Isla Mona — à peine près de 48 km du bord de la République dominicaine — faisait aussi partie de la frontière américaine.
Ainsi, lorsqu’un bateau sur le point de couler avec des Haïtiens à bord qui se dirigeait vers une autre destination a heurté les côtes de cette petite île, ils ont été interceptés par la frontière américaine. Ils ont été détenus, arrêtés, incarcérés, puis éventuellement déportés de retour en Haïti par le département américain de la sécurité intérieure.
Ceci n’est qu’un seul exemple. Un autre est la patrouille côtière dominicaine (Dominican Border Patrol), que les Américains ont formée et équipée après sa création en 2007. Un troisième est la nouvelle patrouille côtière Chorti du Guatemala, dont son ambassade américaine, un commandant m’a dit, a assisté dans sa création afin de surveiller les frontières du Honduras.
Cette pratique ne se limite pas que dans l’hémisphère occidental. J’ai découvert, à travers d’autres voyages, que les fonds américains ont créé une patrouille frontalière au Kenya ainsi qu’un système de surveillance imposant à la frontière jordano-syrienne. Nous avons à peine effleuré la surface.
Pour comprendre ce phénomène, il est important de revenir sur l’énoncé qu’on trouve dans le rapport de la commission du 11 septembre qui a transformé le paradigme d’alors : « la patrie américaine est la planète. » Depuis 2003, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) a créé 23 attachés d’ambassade, de Nairobi à Tokyo, en passant par Berlin et Brasilia, opérant dans cent pays à travers divers programmes frontaliers — de sorte à créer un empire frontalier.
Bien que les États-Unis aient toujours eu des opérations frontalières à l’international, celles-ci se sont accrues énormément après le 11 septembre 2001. Lorsque j’ai demandé à un agent du CBP à son siège social à Washington de décrire en un mot à quel point elles se sont développées depuis. Il m’a répondu : “exponentiellement.”
C’est donc de cette manière que les États-Unis contrôlent le flux de la population. En quoi leurs politiques publiques ont causé la migration?
Les politiques publiques environnementale, économique et militaire de Washington comportent une responsabilité énorme pour créer des conditions pour motiver les gens de ce pays. Les États-Unis ont longtemps été le premier émetteur de Gas à effet de serre (depuis 1900, ils ont émis près de 700 fois plus que le Guatemala, le Honduras, et le Salvador ensemble), réchauffant le climat, causant la désertisation, élevant le niveau de la mer, exacerbant les conditions préexistantes (situations souvent liées à l’extrême pauvreté, particulièrement dans les régions rurales), rendant ainsi inévitable les déplacements forcés.
Tandis que les frontières se sont endurcies pour empêcher, arrêter, incarcérer, expulser, puis ultimement, trier et classer les gens les plus vulnérables du monde, les forces destructives qui causent la migration, quant à elles, peuvent circuler librement à leur guise. Un exemple est la politique de le « frontière ouverte » implantée pour les forces militaires américaines.
Avec les forces américaines déployées sur près de 800 bases militaires autour du monde, Washington a mené d’innombrables interventions militaires et coups d’état. Résultat? les personnes doivent fuir vers d’autres pays pour être en sécurité. Par exemple, en 1954, les États-Unis avaient intervenu au Guatemala pour renverser le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz, Résultat? un conflit armé de répression militaire brutale qui a duré 36 ans.
Un autre exemple est l’économie néolibérale de Washington. Elle a forcé les pays en dette de privatiser les entreprises d’état, éliminé leur état providence, et forcé l’ouverture de leur marché aux multinationales américaines. Alors qu’une telle condition a profité aux capitalistes locaux et mondiaux, la vie des petits fermiers et des travailleurs s’en voit détruite. Plusieurs d’entre eux ont quitté leur pays pour les États-Unis et autres pays capitalistes développés pour trouver de l’emploi illégal en tant que main-d’œuvre bon marché.
Advenant des pays refuser de se soumettre au néolibéralisme, les États-Unis le leur obligeait sous la menace d’une arme. Regardez l’Amérique centrale, le Mexique, partout à travers le monde : cette convergence de politiques militaire et néolibérale a créé de graves conséquences en plus d’avoir causé un déplacement massif de personnes.
Comme Thomas Friedman du New York Times l’a écrit inconsciemment mais avec tant de clairvoyance en 1999, pour que « la main invisible du marché » fonctionne, il faut d’abord « le poing invisible » du militaire pour l’approuver, le défendre et l’exécuter. Une partie de ce poing invisible est le régime frontalier qui surveille les émigrants et les réfugiés aux frontières.
Ce régime politique des frontières, tel que défendu dans votre livre, a créé un nouveau secteur d’activité économique florissant en matière de sécurité frontalière. À quoi ressemble cette industrie, et en quoi les attaques sur les émigrants aux États-Unis et ailleurs se sont intensifiées?
L’empire américain des frontières a engendré une nouvelle dimension du capitalisme carcéral. On empoche d’énormes profits grâce à la prolifération des murs, de la technologie de surveillance, des points de contrôles, et des centres de détention.
Quand je me suis rendu en Israël et en Palestine en 2017, nous étions un groupe international. Un homme de l’Afrique du Sud m’avait dit qu’on faisait face à un quelque chose de pire que l’ère de l’apartheid dans son pays. Il argumentait qu’en Afrique du Sud, malgré la mauvaise situation entre 1948 et le début des années 1990, il n’y avait pas de points de contrôle, ni de murs, des officiers armés ou des soldats, ou encore de telles technologies qu’on voyait dans les territoires occupés du présent.
Durant ce séjour, nous avons participé à l’une des plus grandes conférences sur les armes et technologie en Israël. Au palais des congrès à Tel Aviv, des entreprises israéliennes vantaient les mérites de leurs technologies « attestées », en disant avoir fait des tests sur les Palestiniens sous l’occupation, devant des représentants de tous les gouvernements du monde pour surveiller leurs propres frontières et les populations opprimées.
À une autre exposition de la sécurité intérieure à Tel Aviv, j’ai vu en démonstration Orbiter III, nommé le « drone-suicide. » Un marchand d’armes décrivait qu’il pouvait mener une surveillance sur une cible, et, si jugé nécessaire, pouvait effectuer un bombardement en piqué pour l’anéantir.
Même si Israël est considéré « la capitale de la sécurité et surveillance intérieure » du monde, comme le dit l’universitaire Neve Gordon, l’industrie s’est métastasée partout à travers le monde. Je me suis rendu dans des endroits où il y avait des évènements de la sorte dans des régimes frontaliers à San Antonio, à Paris, et à la Ville de Mexico.
Ce secteur d’activité économique au complet a explosé à l’échelle mondiale. Les pays se sont mis à construire plus de 70 murs frontaliers (on en comptait 15 en 1989 après l’effondrement du mur de Berlin), dépensant des milliards de dollars sur les technologies de surveillance. Ils ont recruté des centaines de milliers d’agents armés pour sécuriser les frontières moins définies entre clivages géopolitiques Nord/Sud. Les corporations profitent largement des opérations de surveillance frontalière. À cet intérêt grossier du capitalisme se combine une cruelle oppression étatique.
Quels sont les effets d’un régime frontalier aux États-Unis à l’intérieur du pays? En quoi sème-t-il une nouvelle division de caste au sein de la classe ouvrière, creuse le conflit racial, et bâtit un état qui se voit plus prêt à opprimer sa population?
Les régimes frontaliers, de par leur nature, sont des systèmes d’exclusion. Ils sont implantés, non seulement par la garde de sécurité, mais par la bureaucratie l’entourant, en charge de superviser des lois compliquées conçues spécifiquement pour encombrer les non-citoyens à avoir les bons papiers s’ils parvenaient à devenir membre de ce club exclusif.
Dans ce sens, la frontière ne se limite plus qu’à un traçage international d’une barrière. Aux États-Unis, la zone frontalière, ou juridiction, s’étend sur plus de 160 km vers l’intérieur du sol mexicain parmi sa frontière de plus de 3200 km de long; la frontière canadienne d’une longueur de 6400 km, plus les deux côtes. Ceci donne un large terrain dans lequel opèrent les forces armées de la sécurité intérieure américaine. Selon l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), une association à but non lucratif ou groupe de pression, ce territoire est « une zone sans constitution. »
Plus de 200 millions de personnes vivent dans cette zone, ce qui représente deux-tiers de la population américaine, c’est-à-dire là où la patrouille frontalière peut établir des points de contrôle, patrouiller les rues, travailler avec la police locale et étatique, faire du profilage racial, cibler des personnes pour les mettre en arrestation, les détenir, et les déporter. En plus de 25 ans, le nombre d’officiers est passé de 4000 à 21000, avec des budgets annuels qui ont grimpé de 1,5 milliards de dollars en 1994 à 23 milliards en 2018. Aujourd’hui, les centres de détention dépassent 250 qui parsèment le pays.
Cet appareil politique massif se fait encore plus imposant et envahissant. Le département de la sécurité intérieure des États-Unis effectuait des tests de drones de petite et moyenne taille avec la capacité de « voler inaperçu à l’œil et l’oreille humaine » le long « d’un itinéraire prédéterminé, d’observer et de rapporter toute activité inhabituelle et de reconnaître les visages et véhicules impliqués dans ladite activité en les comparant aux photos et plaques d’immatriculation contenues dans une base de données. ». Tout ceci se résulte à un système monstre d’exclusion et de profitabilité, créant avec efficacité un système de caste moderne qui s’étend sur tout le pays et dans le monde.