NOLWENN WEILER, Bastamag, 26 OCTOBRE 2020
À quelques jours de l’élection présidentielle américaine, les jeux sont loin d’être faits. Une nouvelle victoire de Trump n’est pas à exclure. Sylvie Laurent, historienne, analyse les ressorts d’une popularité dont les racines sont constitutives de l’histoire américaine. Entretien avec l’auteure de Pauvre petit blanc.
Basta ! : Le « pauvre petit blanc », qui a donné son titre à votre ouvrage, « n’existe pas », dites-vous. C’est un personnage fantasmé, créé de toutes pièces par les néoconservateurs américains, blancs des classes moyennes et supérieures, pour conserver leur pouvoir. Pouvez-vous revenir sur cette construction idéologique ?
Sylvie Laurent [1] : Je tiens d’abord à rappeler qu’il existe des blancs pauvres aux États-Unis. Je ne le nie absolument pas. Les inégalités sociales y ont fait des ravages considérables, y compris parmi les blancs qui représentent 60 % de la population américaine. La situation s’est encore durcie depuis la crise de 2008, ou plus récemment avec la crise de la Covid-19. Ce dont je parle dans mon livre c’est d’un discours, qui est construit : celui qui parle d’un américain idéal, authentique, traditionnel, blanc évidemment, qui incarnerait toutes les valeurs de la nation telles que le travail et la persévérance, et qui serait persécuté par les non blancs, moins méritants que lui.
On parle là de « Joe le plombier », malheureux parce que les Chinois ont fermé son usine et que de dangereux Mexicains passent la frontière clandestinement pour venir lui prendre son emploi. Évidemment, cette personne n’existe pas. On se trompe quand on imagine que tous les prolétaires et travailleurs pauvres des États-Unis sont blancs et qu’ils pointent à l’usine. Le prolétariat américain est en grande partie composé de gens racisés. De plus l’ouvrier d’aujourd’hui est plus souvent chauffeur Uber ou préparateur de commande chez McDo, que fabricant de voiture ou mineur.
Quand j’évoque le « pauvre petit blanc », je ne désigne donc pas un personnage démographique ou sociologique. Je parle d’un récit, savamment construit par les néoconservateurs américains blancs mais pas pauvres du tout. Leur objectif, c’est de raconter que l’Amérique authentique est menacée par « d’autres » – les noirs, les femmes, les hispaniques – qui conspirent contre les blancs.
Il s’agit réellement d’une idéologie du ressentiment qui vise à maintenir au pouvoir les hommes blancs. Ce discours de la perte et de la déprise est construit par des gens de l’élite blanche, chrétienne et conservatrice.
C’est cette peur de la dépossession des classes blanches moyennes et supérieures qui a poussé les électeurs à voter pour Trump, davantage que la peur du déclassement économique et social. Nombre de commentateurs et de médias ont pourtant estimé que l’élection de Trump était due au vote des blancs pauvres, qui auraient là exprimé leur « ras-le-bol ». Ces analyses se sont-elles trompées ?
Trump a réussi à faire croire qu’il était le candidat des petites gens. Celui qui allait leur redonner ce qui leur revient de droit – le travail, la possibilité de s’élever socialement, d’accéder à la propriété, etc. –, qui leur aurait été volé par les noirs et les hispaniques. C’est évidemment faire peu de cas de la réalité puisque s’il y a des pauvres et des inégalités aux États-Unis, c’est de la responsabilité des politiques néolibérales et des réformes fiscales, en grande partie mené par les Républicains. Les noirs n’ont aucune responsabilité dans la fermeture des usines, le durcissement du marché du travail ou l’effondrement du marché de l’immobilier.
Je pense qu’on s’est beaucoup trompé en ayant une lecture uniquement matérialiste de l’élection de Trump en 2016. Car ce qui a mené les gens à voter pour lui, c’est la peur – fantasmée – de la dépossession par les minorités plutôt que la peur de manquer. « Vous êtes malmenés, leur dit Trump, parce que ces minorités viennent vous menacer. Je vais mettre un terme à cela, et je vais vous protéger. Je vais faire construire un mur. Je vais vous rendre ce qui vous revient. » Mais il le fait non pas en prenant aux puissants qui ont spolié les citoyens américains mais en rognant les droits des noirs et autres minorités. C’est un discours profondément xénophobe qui cherche à se justifier, en essayant de rallier les plus pauvres. Et non l’inverse, qui consiste à dire que les gens deviennent racistes parce qu’ils sont pauvres.
En 2016, je pense que l’on a aussi sous-estimé le caractère profondément religieux de l’Amérique. Les Américains sont très attachés au traditionalisme chrétien. Ils voient le monde changer autour d’eux, avec par exemple le mariage homosexuel, et ils prennent peur. Leur Amérique fantasmée, blanche et chrétienne, semble disparaître. Cette peur de la perte et de la déprise est très forte parmi les chrétiens qui ont voté massivement pour Trump. Et cela ne concerne pas particulièrement les plus pauvres.
Pourquoi et comment Donald Trump a-t-il pu instrumentaliser si facilement, et si efficacement, cette peur de la déprise, l’impression de ne plus avoir d’emprise sur le cours de sa vie ?
Il y a plusieurs raisons à cela. Il faut d’abord préciser que cette idéologie était là depuis très longtemps. La peur et la méfiance sont présentes depuis l’origine des États-Unis, qui se sont construits sur la spoliation et l’extermination d’un peuple, et sur l’esclavage. Les Indiens et les noirs ont toujours été considérés comme des barbares, dont il faut se protéger, et qui risquent de venir spolier leurs maîtres blancs. Il y a une posture d’autodéfense matricielle, ontologique, que les néoconservateurs et les Républicains sont venus titiller, avec un immense succès. Les politiques sécuritaires menées depuis plusieurs décennies, y compris par les démocrates, n’ont rien arrangé : on a toujours plus de police, toujours plus de prison, avec une évocation quotidienne des menaces que représenteraient les étrangers. Ce climat anxiogène a fait apparaître les Républicains comme une solution pour protéger les « vrais » américains.
Par ailleurs, la crise financière de 2008 a aggravé la vulnérabilité des gens. Des millions d’Américains ont tout perdu : leur maison, leurs rêves, leurs perspectives d’ascension sociale. Cela a créé beaucoup de colère et d’amertume. Il y a eu ensuite l’élection d’Obama et la violence de l’hostilité qu’elle a suscitée. Rappelons-nous cette polémique prétendant que Barack Obama n’était pas américain. À partir de 2010, le Tea Party a distillé une grande culture de l’animosité envers les noirs, les musulmans et les hispaniques. C’est vraiment difficile de résister à cette idéologie lorsqu’on est un Républicain ou un Indépendant blanc prédisposé à se sentir lésé.
La rhétorique pernicieuse selon laquelle les Démocrates n’accorderaient leur faveur qu’aux minorités et mépriseraient les travailleurs blancs est devenu un lieu commun. Certes le Parti démocrate et sa ligne néolibérale fait peu de cas des plus pauvres mais il n’a jamais « privilégié » les noirs ! Seule la campagne de Bernie Sanders, à la fois socialiste et antiraciste, proposait une alternative. Elle a montré que des millions d’Américains croient encore dans la solidarité raciale et la justice sociale. Mais pour le moment, ils restent marginaux.
Vous rappelez que cette idéologie du ressentiment est directement liée à l’évolution des droits conquis par les noirs, ou par les femmes. Il s’agit du « backlash », ou « retour de bâtons » en français. Pouvez-vous revenir sur ce concept ?
Le « backlash », théorisé par le mouvement antiraciste américain dans les années 1960, parle de la réaction blanche aux avancées des droits des noirs. À chaque fois que ceux-ci conquièrent des droits – dans le monde du travail, à l’université, en politique –, les blancs le vivent comme une confiscation. Il y a une volonté politique farouche de revenir sur ces progrès, quels qu’ils soient, parce qu’ils seraient attentatoires à l’identité américaine. On exalte par exemple la « méritocratie » américaine ou la « liberté » pour justifier le recul des mesures de justice réparatrice. Les noirs ne mériteraient pas ces droits, tel l’Affirmative Action ou l’aide sociale. C’est une idéologie de la conservation des privilèges. Elle date de Nixon et Reagan et a été largement réactivée par le Tea party après l’élection d’Obama.
En voyant une famille noire à la Maison Blanche, les gens ont pu avoir l’impression que l’Amérique telle qu’ils la fantasmaient étaient en train de disparaître. À cela s’est ajouté un fait démographique, révélé au cours du premier mandat d’Obama : à partir de 2040, les blancs seront minoritaires. Il naît d’ores et déjà plus d’enfants noirs et hispaniques aux États-Unis actuellement que d’enfants blancs.
Parmi les chrétiens, les blancs vont également devenir minoritaires. Tout cela a nourri cette peur de la dépossession, de la perte d’un statut et a poussé les gens à voter pour Trump.
S’agit-il là d’un refus radical de partager le pouvoir, mais également le reste : les richesses, le territoire, le travail ?
Je pense que c’est plus subtil que ça. On pourrait parler d’un surmoi racial qui s’exprime presque à l’insu des gens eux-mêmes. La plupart des Américains ne se pensent pas racistes. On ne trouve plus grand monde qui dit qu’il faut des bus pour les noirs et d’autres pour les blancs par exemple. Beaucoup de gens se sentent débarrassés de cette idéologie. En même temps, quand vient le moment de choisir une école, un quartier, ou quand on évoque la brutalité policière, ce surmoi vient se manifester. Y compris dans des familles blanches très libérales. On va choisir une école où il n’y a pas trop de noirs en pensant que c’est « une bonne école ». On va choisir un quartier sans trop de noirs en pensant aussi que c’est « un bon quartier ». Quant à la police elle est « certes brutale » mais « il faut bien qu’elle nous protège ».
Il y a là une volonté de se protéger d’une diversité dont on craint qu’elle nous fasse à terme perdre notre statut. Cette peur que quelqu’un vienne vous prendre ce qui vous revient de droit est au cœur de la conscience d’être blanc aux États-unis. Trump a joué avec cette peur du danger imminent, entretenue par ailleurs par la criminalisation des noirs – par les médias notamment, ou certaines séries TV, mais également par les Démocrates.
Après quatre ans au pouvoir, Trump reste populaire auprès de ses partisans. Malgré des sondages très défavorables, sa réélection le 3 novembre prochain n’est pas impossible. Comment l’expliquez-vous ?
Oui, et cette popularité peut sembler étonnante, alors que les indicateurs économiques et sociaux sont au plus mal. Les chiffres du chômage en baisse (surtout avant l’épidémie) ne peuvent cacher que, en quatre ans, la situation s’est clairement dégradée. Les américains se portent moins bien, leur santé s’est détériorée. Le bien être n’a pas progressé, au contraire. Mais les 40 % à 44 % d’américains qui étaient la base du soutien de Trump en 2016 continuent à le soutenir. Y compris ceux qui ont perdu leur emploi, y compris ceux qui ont observé la gestion catastrophique de la crise sanitaire de la Covid-19, y compris ceux qui ne peuvent que constater à quel point le pays tout entier est mal géré.
Trump continue à séduire en dépit de la réalité. Pour moi, c’est la preuve que ce qui plaît, c’est ce qu’il dit, et non ce qu’il fait. Une large partie des américains blancs aiment s’entendre dire qu’ils sont spoliés par d’autres et que quelqu’un va arriver pour les sauver. « Comptez sur moi, leur dit Trump. Je vais chasser les noirs, je vais chasser les Mexicains, je vais renvoyer les femmes au foyer, et vous irez mieux. » C’est un discours hyper fondamentaliste de l’identité blanche qui s’est en fait normalisé, et qui est aujourd’hui très prégnant aux États-Unis.
Cette normalisation des discours fondamentalistes se vérifie aussi de ce côté-ci de l’Atlantique. Est-ce que ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre ?
Bien sûr ! C’est pourquoi on peut sourire quand on entend les tenants de ces discours racistes accuser les mouvements antiracistes et féministes d’importer leurs idées des États-Unis ; leur discours à eux a été théorisé dans les années 1970 par les néoconservateurs américains !
Que n’a-t-on entendu dire contre le « séparatisme », ou le « communautarisme » des mouvements antiracistes français ! Ou contre les hommes blancs qui seraient des « boucs émissaire ». On a aussi lu, et entendu que les hommes désignés comme violents par le mouvement Me too étaient victimes de « lynchage », ou que les vraies victimes dans notre pays, c’était les petits blancs des quartiers périphériques. Tout ça, ce sont des idées directement importées des États-Unis ; des idées d’extrême droite qui ont maintenant pignon sur rue. À chaque fois, il s’agit de délégitimer les véritables opprimés et d’inventer un blanc malheureux pour que ceux qui sont au pouvoir depuis toujours puissent y rester.
Pauvre petit blanc, publié par la Maison des Sciences de l’Homme, septembre 2020.