Oubliez la Maison Blanche ou le Congrès. Le siège le plus couru en ce moment dans la vie politique américaine est celui d’élu au conseil scolaire local (« school board »).
De New York à la Californie en passant par le Texas, une vague de candidats conservateurs sont en campagne pour remplir ces conseils obscurs, chargés de la gestion (vote du budget et des programmes, objectifs, fermeture et ouverture d’établissements…) de leur district scolaire.
Pourquoi cet engouement soudain ? La raison tient en trois mots : « Critical Race Theory » ou « CRT ». Développée dans le sillage du mouvement des droits civiques des années 1960, la « théorie critique de la race » est une discipline académique qui énonce que les institutions sociales américaines (justice, marché de l’emploi, logement, santé) sont forgées par des lois et des règlements racistes, préservant le suprémacisme blanc et rendant impossible toute égalité entre Blancs et non-Blancs.
Inquiète de voir cette théorie peu patriotique enseignée aux Américains dès le primaire, la droite conservatrice s’est lancée corps et âme dans cette nouvelle « guerre culturelle ». Selon une analyse de la chaîne NBC, au moins 165 groupes et associations diverses, engrenés par une galaxie de think tanks et les médias conservateurs, se battent aujourd’hui contre l’enseignement de la théorie critique de la race dans les écoles.
Leurs moyens d’action sont variés : outre les élections aux « schools boards », les parents interrompent bruyamment les réunions de ces conseils et poursuivent en justice les autorités. Certains vont même jusqu’à demander que les enseignants soient équipés de caméras pour que les parents puissent suivre les cours et s’assurer qu’ils ne manipulent pas leurs rejetons.
En 2021, pas moins de 50 efforts de révocation (« recall ») ont été lancés contre 126 élus de conseil scolaire, selon Ballotpedia, un site de suivi des élections. Un record. Certes, nombre de ces procédures sont motivées par les débats autour des masques et des vaccins, mais les plus récentes concernent la CRT.
À Loudoun (Virginie), l’un des derniers comtés du pays à avoir mis un terme à la ségrégation, un ancien porte-parole du gouvernement Trump lève des fonds pour demander la révocation de cinq élus. Le district, qui a mis en place des programmes de promotion de la diversité et de l’inclusion pour lutter contre les discriminations, se défend d’enseigner la CRT.
Ce nouvel activisme s’invite aussi dans les chambres législatives. Au moins huit États ont adopté des lois visant à interdire toute discussion sur le racisme systémique ou les concepts associés à la théorie critique de la race, comme les préjugés raciaux conscients ou inconscients, le privilège ou l’oppression.
Pour Rashawn Ray, chercheur au sein du think tank Brookings Institution, c’est une pente plus que glissante. « Toute loi interdisant de mentionner la race et le racisme, ou le genre et le sexisme, a un effet négatif sur les enseignants et protège ceux qui ne sont pas à l’aise quand il s’agit de la vérité sur l’histoire et l’état des relations raciales aux États-Unis », écrit-il.
Le sénateur républicain du Texas, Ted Cruz, décrit la CRT comme un concept « forgé dans le marxisme » et « non américain ».
Lj Francis ne l’entend pas de cette oreille. Cet Américain d’origine jamaïcaine se présente, lui, au « school board » de l’État du Texas, compétent pour la supervision de la politique éducative dans l’ensemble de l’État. À 33 ans, c’est sa première élection.
« Le but de la CRT est d’éloigner les individus de leurs droits conférés par Dieu et de leurs droits naturels – individualité, liberté, propriété. Cela les fragmente dans plusieurs groupes d’identité, les “opprimés” contre les “oppresseurs”, qui, dans l’analyse des théoriciens de la race, doivent être blancs, explique-t-il. L’enseignement de programmes qui divisent des élèves sur la base de la race n’est pas du tout profitable et empêche les élèves de se concentrer sur les connaissances et les compétences dont ils ont besoin pour réussir dans le système scolaire public. »
Début août, le Leadership Institute, un groupe spécialisé dans la formation des militants conservateurs, a lancé un cours en ligne pour former les candidats comme Lj Francis à faire campagne pour le « school board ». Le sénateur du Texas, Ted Cruz, en était l’invité d’honneur. Dans son introduction, l’élu a décrit la CRT comme un concept « forgé dans le marxisme » et « non américain ».
« Cette théorie a un sérieux problème avec les États-Unis, a-t-il lancé. Tous les enfants doivent apprendre l’histoire de l’esclavage, mais réécrire l’histoire de la fondation du pays et dire que l’esclavage est au cœur de notre histoire revient à déformer l’identité américaine. »
Histoire de l’esclavage
Le débat animé autour de la CRT illustre une bataille plus large que les conservateurs américains mènent dans les salles de classe. Depuis des années, ils ont l’impression que les valeurs libérales se sont enracinées dans les écoles et les universités, « endoctrinant » de jeunes Américains pour les encourager à haïr les États-Unis et à rejeter les principes conservateurs.
Plusieurs organisations d’étudiants assurent ce combat. La plus importante est Turning Point USA, un groupe fondé en 2012 et présent dans plus de 1 000 universités et lycées. Récemment, il s’est impliqué dans la lutte contre l’obligation vaccinale dans les établissements scolaires.
Les tensions actuelles autour de l’enseignement du racisme trouvent en partie racine dans la publication en 2019 du « 1619 Project », un ensemble d’essais publiés dans un numéro spécial du New York Times Magazine pour marquer le 400e anniversaire de l’arrivée des premiers esclaves africains en Virginie.
Son but : « Recadrer l’histoire du pays en plaçant les conséquences de l’esclavage et les contributions des Noirs américains au centre de notre discours national. » Le contenu de cette initiative a été adapté en supports pédagogiques par le Pulitzer Center, un organisme de soutien au journalisme et partenaire de l’initiative. Quelque 4 500 classes et au moins cinq districts scolaires, dont Chicago et Washington, avaient adopté le « 1619 Project » en février 2021.
Il n’en fallait pas plus pour que des élus conservateurs d’au moins cinq États (Iowa, Dakota du Sud, Missouri, Arkansas and Mississippi) dégainent des propositions de loi pour interdire son enseignement. Avec les manifestations antiracistes de l’été 2020, qui ont balayé le pays après le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd, le mouvement a gagné de l’ampleur. Avec un coup de pouce de Donald Trump.
En septembre, l’ancien président avait signé un décret qui interdit aux administrations fédérales de proposer à leurs employés des formations « enracinées dans la croyance pernicieuse et fausse que l’Amérique est un pays irrémédiablement raciste et sexiste ». Depuis, « CRT » a été mentionné 4 000 fois sur Fox News, la chaîne conservatrice.
Face aux accusations qui montent, les districts scolaires paraissent parfois déconcertés. Même s’ils affirment que la CRT, un concept universitaire, n’est pas enseignée dans le primaire ou le secondaire, parents et élus assurent le contraire, car ils l’utilisent comme une sorte de slogan fourre-tout pour dénoncer tout ce qui touche à la race, l’inclusion et la promotion de la diversité.
« Cette approche, empruntée par les législateurs républicains, est une méthode pour revenir sur le progrès racial dans des domaines comme le droit de vote et la réforme de la police, explique Rashawn Ray, de la Brookings Institution. C’est une idée horrible et injuste envers nos enfants. »
Au Texas, Lj Francis affirme que des groupes de parents apolitiques, « sans appuis extérieurs », se forment pour lutter contre la CRT. Comment l’histoire raciale des États-Unis devrait-elle être enseignée ? Il préfère exalter les valeurs du pays.
« Nous devons promouvoir la vraie histoire, une histoire honnête sur les injustices mais qui les place dans le contexte de nos plus grands idéaux et du progrès que nous avons fait pour les réaliser. L’histoire américaine authentique est riche en exemples de réussites et de sacrifices qui toucheront les Américains. Cette démarche est aux antipodes du discours pessimiste offert par les théoriciens de la race. »