HARRISON STETLER, Médiapart, 14 octobre 2020
Il n’y a pas que le vote des bastions post-industriels qui est nécessaire pour changer durablement la politique du pays. La reconquête du Sud, sur une base populaire et « transraciale », est incontournable. Des signes montrent que c’est possible.
Les élections présidentielles américaines sont devenues, jusqu’à très récemment, des épisodes presque ennuyeux. Malgré des mois interminables de campagne, des milliards de dollars dépensés, et des publicités qui tournent en boucle à la télévision, on sait d’emblée ce que seront les résultats dans plus d’une quarantaine d’États.
La côte Pacifique, le nord-est, l’Illinois et le haut Midwest (le Minnesota et le Wisconsin) forment le socle du parti démocrate. Les républicains, quant à eux, peuvent compter sur les plaines et ce que les politologues appellent la « ceinture du soleil » (Sun Belt), cette région allant de la Caroline du Sud à l’Arizona.
Au soir du premier mardi de novembre, la nation tout entière fixe donc des yeux la petite poignée d’États qui échappe à l’ancrage régional des clivages partisans. Parfois, la Virginie et la Caroline du Nord provoquent une surprise, l’Indiana aussi. Avec sa diaspora cubaine, ses retraités provenant des quatre coins du pays, et son ruban conservateur par le nord, la Floride est une véritable boîte de Pandore démographique – et électorale. En plus de cet État méridional, ce sont surtout les États de l’ancien berceau industriel qui désignent les vainqueurs, la Pennsylvanie et l’Ohio en tête.
L’obsession du Midwest post-industriel, creuset des élections présidentielles depuis quelques décennies, date d’avant Trump. Elle est le fruit du tournant néolibéral du parti démocrate depuis les années 1980 et le revers de la conversion des classes laborieuses au nationalisme conservateur. En 2016, les victoires de Trump au Wisconsin et au Michigan, ajoutées à celles dans l’Ohio et dans la Pennsylvanie, ont été à cet égard la confirmation d’une tendance de longue durée.
La reconquête de l’ancien cordon industriel ferait nécessairement partie d’un éventuel tournant progressiste à l’échelle nationale. Elle implique un dépassement du centrisme « pro-business » et libre-échangiste du parti démocrate. Si cette option semble largement repoussée par le choix de Biden, l’incapacité gouvernementale et les échecs de Trump sur le redressement industriel pourraient tout de même offrir un succès en trompe-l’œil. L’actuel président n’a pas forcément consolidé ses soutiens dans la région ; les sondages et les taux de vote déjà enregistrés laissent à penser que ses quatre années au pouvoir auront représenté l’énième expérience de promesses politiques non tenues.
Cela dit, la seule reconquête de ces États du Midwest est une ambition minimale face à un parti républicain de plus en plus revanchard. Toutes les victoires ne s’égalent pas. Il existe une différence entre celles qui permettent une simple alternance au pouvoir, et celles qui peuvent inaugurer un changement de cap profond et durable à Washington – à l’instar des élections de 1932, de 1964 ou bien de 1980. Pour comprendre comment et d’où pourrait venir une victoire de ce type, c’est vers une autre région du pays que nous devons fixer notre attention.
« Ainsi va le Sud, ainsi va la nation »
En effet, l’histoire atteste que l’avenir de la politique américaine se joue surtout dans les États du Sud, d’où sont partis les grands basculements idéologiques du XXe siècle, pour le meilleur ou pour le pire. Trop petit pour fonder une coalition à l’échelle nationale, mais trop grand pour en être écarté – le Sud exerce une importance disproportionnée dans l’histoire politique américaine. Terreau de la suprématie blanche, mais aussi tremplin des mouvements radicaux et transformateurs, il recèle toutes les contradictions de la démocratie américaine. « Ainsi va le Sud, ainsi va la nation » (« As the south goes, so goes the nation »), remarquait l’intellectuel et militant noir W.E.B Du Bois.
En cela, il y a des raisons d’espérer. Une vague de militants, d’associations, et de figures politiques – ainsi que de l’argent – déferle sur le Sud. Ils partent à la conquête de cette chasse gardée de la réaction américaine. Reconfigurer le paysage politique, rompre avec les décennies de domination républicaine à Washington, et jeter les bases d’un tournant durable nécessite inéluctablement d’y casser la colonne vertébrale du mouvement conservateur.
Un frisson d’angoisse s’empare des dirigeants du parti républicain : les États de la « ceinture du soleil » sont désormais dans le viseur des démocrates. Lindsey Graham – sénateur républicain de la Caroline du Sud, président du puissant comité judiciaire, et bras droit du leader majoritaire Mitch McConnell – se retrouve à participer à une course serrée face à son concurrent démocrate et afro-américain, Jaime Harrison.
Les derniers sondages montrent que Harrison devance désormais Graham, dont une éventuelle défaite serait représentative de la réorganisation du paysage politique à l’œuvre dans cette élection. Elle serait aussi lourde de valeur symbolique. Quand il est arrivé au Sénat en 2003, Graham – une parodie du gentleman du Sud – a remplacé l’infâme sénateur Strom Thurmond, qui y siégeait depuis 1954.
La carrière de Thurmond est un testament de l’emprise du Sud dans la vie et la culture politique étasunienne. Élu du parti démocrate, chef de son aile conservatrice et ségrégationniste, Thurmond avait mené une candidature indépendante à l’élection de 1948 afin de s’opposer à l’ouverture de son parti au mouvement des droits civiques. À partir de 1964, Thurmond a basculé au parti républicain, et ce alors que la déségrégation devenait la politique officielle de Washington grâce au passage de la loi sur les droits civiques, sous la tutelle du président démocrate Lyndon Johnson.
La légende dit que lors du passage de cette loi, Johnson se serait tourné vers un aide de camp pour remarquer que le parti démocrate venait de « perdre le Sud pendant toute une génération ». Mythe ou non, le basculement de Thurmond au parti républicain anticipait la fameuse southern strategy de Nixon, qui consistait à séduire les déçus blancs du parti démocrate. Jusqu’au démantèlement des lois entravant l’exercice des droits civiques des Noirs, dans les années 1950 et 1960, cette stratégie était impensable : le parti républicain était persona non grata à travers la région. Il était « le parti de Lincoln [le président ayant fait abolir l’esclavage – ndlr]. » Avec le ralliement des démocrates aux luttes pour les droits civiques au niveau fédéral, la possibilité s’ouvrait de constituer un bloc sudiste farouchement conservateur.
Rares étaient les figures indemnes de l’influence et des charmes de Thurmond, véritable incarnation de la réaction sudiste et de son emprise sur la politique américaine au lendemain du mouvement de la libération noire. Encore aujourd’hui, Joe Biden est embarrassé par son amitié avec ce dernier, illustrée par son éloge funéraire télévisé du sénateur donné en 2003.
Plusieurs signes semblent cependant montrer que la « stratégie du Sud » conservatrice commence enfin à se fragiliser.
En Géorgie, les militants républicains redoutent que l’État bascule dans le camp démocrate ce novembre, où les sondages montrent que les deux candidats sont dans un face à face acharné. En 2018 déjà, la candidate Stacey Abrams a failli gagner face au républicain trumpiste Brian Kemp dans une élection marquée par des cas de suppression du vote par le parti républicain. Kemp, alors qu’il était candidat au plus haut poste exécutif de Géorgie, exerçait le rôle de secrétaire de l’État, ce qui lui permettait de superviser les élections !
Terre de l’individualisme sauvage, cœur palpitant de l’industrie pétrolière et bassin de l’évangélisme américain, le Texas est central dans l’identité du conservatisme moderne. Il est au parti républicain ce que sont la Californie ou le Massachusetts aux libéraux. L’itinéraire du parti républicain, d’une force politique ancrée dans le nord-est pour ensuite s’implanter dans le sud à partir des années 1960, se lit à travers l’histoire de la famille Bush. Avec les fils éduqués au lycée privé de Groton, les études universitaires à Yale, et le château familial dans le Maine, les Bush sont l’incarnation pure de la culture WASP de la nouvelle Angleterre. Mais à partir de la fin des années 1960, la famille s’installe au Texas pour coller au nouveau visage du conservatisme.
Or, véritable cauchemar pour le parti républicain, même l’État du Texas risque de basculer dans le camp bleu ce novembre, avec certains sondages montrant un avantage d’à peine cinq points en faveur de Trump. Rien n’exprime mieux l’effroi qui s’empare du parti républicain que les mesures de restrictions du vote prises à travers la région, censées endiguer la perte de sa « ceinture du soleil ». Le gouverneur républicain Greg Abbott a fixé un seuil maximum d’un seul bureau par comté où les citoyens peuvent déposer un vote par correspondance. Dans l’État continental le plus grand des États-Unis, cela veut dire que les citoyens pourraient devoir parcourir des centaines de kilomètres pour déposer un bulletin.
Les effets d’une conquête progressiste du Sud pourraient aller au-delà d’une reconfiguration du paysage politique. Certains observateurs vont jusqu’à dire qu’elle serait le coup de grâce à l’opposition conservatrice aux réformes constitutionnelles, notamment concernant le collège électoral pour la présidentielle. Dans un essai publié cet été, l’éditorialiste du New York Times Jesse Wegman, auteur d’un livre sur le mouvement pour un vote national populaire, y voit le ressort de l’abolition effective du système des grands électeurs.
Dès que le parti républicain ne pourra plus compter sur son socle électoral fondé sur la « ceinture du soleil » – hypothèse rendue concevable à en juger par les campagnes dans l’Arizona, le Texas et la Caroline du Sud – il serait obligé de devenir compétitif à l’échelle nationale. Le pacte inter-États pour un vote populaire national est un accord qui propose d’attribuer automatiquement les votes des grands électeurs au candidat qui remporterait le scrutin populaire. Avec le soutien de déjà quinze États et Washington D.C., il entrerait en vigueur dès que suffisamment d’États se seront inscrits pour dépasser le seuil de 270 grands électeurs – le nombre requis pour être désigné président.
La reconquête du Sud a longtemps fait rêver l’élite du parti démocrate, ambition qui est par ailleurs à l’origine de la droitisation du parti à l’œuvre depuis les années 1970. Le puissant Conseil pour le leadership démocrate (DLC), fondé en 1985 par les dirigeants de la frange sudiste, a été crucial pour l’accomplissement du tournant néolibéral du parti et son ralliement à un discours régalien fort ainsi que sa modération sur la déségrégation et la lutte antiraciste. Si le DLC a été dissous en 2011, rien n’exprime mieux son influence persistante sur le parti que le personnage de Joe Biden, qui était déjà le candidat choisi par l’organisation pour la campagne présidentielle ratée de 1988.
Si le conservatisme assumé du DLC a été marginalisé par le retour de l’antiracisme au cœur du mouvement progressiste, les figures ascendantes à travers le Sud, de Stacey Abrams à Jaime Harrison et Beto O’Rourke, ont quand même le profil classique du centre du parti démocrate. Harrison mène actuellement l’une des campagnes sénatoriales les plus chères de l’histoire. De juillet à fin septembre, sa campagne s’est dotée d’un trésor de guerre de 57 millions de dollars, un record trimestriel qui a devancé celui établi lors de la campagne ratée de Beto O’Rourke en 2018 pour détrôner Ted Cruz, sénateur ultraconservateur du Texas.
L’énergie du terrain, pourtant, semble pointer vers l’ouverture d’un véritable élan radical et transracial à travers la région. Derrière la modération des candidats démocrates, se dessinent les contours d’une « stratégie du Sud » véritablement populaire, et dont le succès indique un changement profond dans la culture politique de la région et avec elle, de la nation.
Chokwe Antar Lumumba a été élu maire de la ville de Jackson, Mississippi en 2017 en promettant d’en faire la ville « la plus radicale de la planète ». Ce soutien de Bernie Sanders propose, pour cette ville-capitale de l’État le plus pauvre des États-Unis, des investissements dans les services publics, des réformes de la police, l’encouragement des entreprises coopératives, et des prises de décisions démocratisées par les assemblées de citoyens.
Consolider un bloc populaire transracial, surmonter les passions des « guerres culturelles » par une critique moraliste des injustices et des dominations… L’action du prêtre William J. Barber II atteste la renaissance des plus vieilles traditions du radicalisme américain. Son mouvement des Moral Mondays (Lundis moraux) est né dans la Caroline du Nord en 2013 pour s’opposer au joug du parti républicain dans l’État, son démantèlement des services publics et ses initiatives visant à étouffer le droit de vote des minorités et des classes populaires. Depuis 2018, Barber est à la tête de la puissante « Campagne pour les pauvres » qui organise des actions de désobéissance civile afin de militer pour un système de santé publique, la fin des incarcérations massives, la hausse du salaire minimum à 15 dollars et l’éducation publique gratuite.
De quoi déjouer le mythe du conservatisme inné de la région et de sa base démocrate noire. Les mouvements radicaux d’aujourd’hui s’inscrivent dans un long sillage de précédents historiques. Le plus proche de nous est la campagne du militant afro-américain Jesse Jackson, qui concourait à l’investiture démocrate en 1988 au nom d’une « coalition arc-en-ciel » reliant un front populaire transracial aux mouvements nés de la révolution culturelle des années 1960. Lors de cette élection qui a confirmé le basculement du parti démocrate vers le néolibéralisme, Jackson avait remporté tous les États du sud profond (Deep South), également baptisés le Sud solide en raison de leur loyauté sans faille aux démocrates des années 1870 jusqu’à la déségrégation.
Les véritables origines du radicalisme transracial qui prend forme aujourd’hui remontent encore plus loin dans l’histoire. Dans les années 1890, le mouvement populiste a bousculé les clivages politiques américains en proposant la généralisation des coopératives, l’instauration d’un impôt progressif sur la fortune, et la nationalisation des chemins de fer ainsi que les grandes industries. Le populisme a encouragé une marche vers la démocratie industrielle traduite par le New Deal des années 1930.
Or, ce qui a le plus effrayé la classe politique de l’époque était les tentatives des militants populistes du Sud de sceller une alliance entre une population noire héritée de l’esclavage et une classe populaire blanche exclue de la richesse de l’aristocratie du coton. La menace d’un tel front populaire a accéléré la mise en place et la consolidation du système de ségrégation à travers la région à partir au tournant du siècle, comme l’a rappelé l’historien du sud C. Vann Woodward dans son ouvrage désormais classique de 1955, La Carrière étrange de Jim Crow, livre considéré par Martin Luther King comme la « bible historique » du mouvement pour la libération noire.
Le Sud est le talon d’Achille de la tradition progressiste. La gauche ne pourra pas prétendre à durablement s’imposer sur la politique américaine sans traiter le problème qu’est le Sud américain : une région puissante, lestée d’un passé réactionnaire. Grâce au poids de l’aile ségrégationniste du parti démocrate, les réformes du New Deal se sont construites sur l’exclusion d’une population noire travaillant largement dans l’agriculture. Ce programme s’est accompagné d’un pacte faustien avec la suprématie blanche, contradiction qui conduira à la défaite lors de la réaction aux révolutions démocratiques des années 1960.
Les observateurs ont longtemps remarqué que le paysage politique américain manquait de partis nationaux et idéologiques proprement dits, à l’instar des démocraties européennes. Cela s’explique surtout par l’ancrage régionaliste du système partisan, synonyme du joug du racisme et de la suprématie blanche sur la vie politique du pays. L’état-major démocrate se félicite d’être sur le point de retrouver la terre natale du Sud par la modération et l’équilibre, mais nous avons vu qu’un activisme radical, réactivant des traditions plébéiennes et transraciales ensevelies, se révélait tout aussi important.
Avec la conquête populaire du Sud, s’ouvrirait un chapitre essentiel dans l’étrange carrière du progressisme américain. Peut-être verra-t-on naître de la sorte un véritable parti national de gauche.