MATHIEU MAGNAUDEIX, médiapart, 2 février 2020
Amis de longue date, ayant souvent partagé les mêmes combats au Sénat, Elizabeth Warren et Bernie Sanders ont fini par s’écharper. La sénatrice du Massachusetts a évoqué une conversation privée au cours de laquelle l’élu du Vermont lui aurait assuré qu’une femme ne pouvait battre Donald Trump. Sanders a nié. Devant les caméras, à la fin d’un débat télévisé, Warren l’a accusé de la « traiter de menteuse ». Sur les réseaux sociaux, nombre de leurs soutiens se sont querellés, les uns attaquant la mauvaise foi de Warren, les autres le sexisme prétendu de Sanders, qui fait écho à la mauvaise réputation de certains de ses supporters masculins sur les réseaux sociaux.
Depuis cet incident, les deux prétendants à l’investiture démocrate ont enterré la hache de guerre. Et ce lundi 3 février, le tout premier rendez-vous électoral de la primaire, traditionnellement organisé dans l’Iowa, un État rural du Midwest, donnera une première idée du rapport de force entre les deux candidats les plus à gauche de la primaire démocrate.
Tous deux articulent un discours « populiste » ciblant les inégalités. Ils défendent des réformes ambitieuses éloignées de la doxa néolibérale, comme une taxation substantielle des milliardaires. Mais leurs différences, à la fois personnelles et programmatiques, sont réelles (lire notre article).
Warren, 70 ans, une juriste et fille de républicains de l’Oklahoma, partie en guerre depuis une décennie contre la dérégulation bancaire et la corruption, plaide pour un capitalisme encadré et se pose en candidate de l’« unité » du parti démocrate face à Trump (lire notre portrait).
Populaire chez les jeunes, les minorités et les indépendants, mais regardé avec méfiance par les libéraux démocrates et la direction du parti, Bernie Sanders, 78 ans, qui affiche son « socialisme démocratique », défini comme une série de droits humains (droit à un travail décent, à se loger, à une sécurité sociale universelle, à une éducation gratuite, etc.), critique le centrisme du parti démocrate et prône une « révolution » sociale et politique : la suppression totale de la dette étudiante, la sécurité sociale universelle, des programmes massifs de construction de logements, et un effort historique de 16 000 milliards de dollars sur dix ans, une version 2020 du New Deal de Roosevelt (lire notre article).
Les semaines qui viennent détermineront peut-être qui de Warren ou Sanders incarnera la « gauche » démocrate dans la primaire, face à un bloc centriste encore très fourni (lire notre article). Elles nous diront si les deux candidats seront ou non en mesure de s’allier pour la suite, avec quels arrangements et sur quelle ligne politique. Selon The Intercept, la campagne de Bernie Sanders, donné en position de force par des sondages récents, et donc considéré comme un favori par les médias, aurait sondé l’éventualité d’un ticket présidentiel Sanders-Warren, et même la possibilité constitutionnelle de nommer une éventuelle vice-présidente Warren au poste de secrétaire au Trésor – l’équivalent de notre ministre des finances, tout ensemble responsable des politiques fiscale, bancaire et monétaire.
Au-delà de leurs différences, les deux campagnes plongent leurs racines profondes dans le mouvement de contestation qui a suivi la crise financière de 2008 aux États-Unis. Ironie de l’histoire, c’est Elizabeth Warren qui avait été sollicitée en 2015 par des anciens d’Occupy Wall Street, ce mouvement de contestation du néolibéralisme surgi quatre ans plus tôt au cœur de Wall Street, pour se présenter face à Hillary Clinton. Elle avait alors décliné, et c’est vers Sanders que ces activistes radicaux s’étaient tournés.
Ce groupe informel baptisé « Ready for Warren » est alors devenu « People for Bernie ». Il agrégea autour de Sanders des militants expérimentés de tout le pays, des membres de l’organisation des socialistes américains (DSA), etc. Très actif lors de la campagne de 2016, « People for Bernie » a survécu et son audience sur les réseaux sociaux défie l’audience impressionnante de sites et plateformes républicaines et pro-Trump.
« Nous sommes des activistes et des organizers qui tentons de construire un mouvement large et efficace pour le changement démocratique, proclamait la déclaration d’intention de « People for Bernie », postée sur Facebook le 21 juin 2015. […] Notre but est d’établir un gouvernement qui porte la volonté du peuple au lieu d’accroître les profits des 1 % les plus riches à nos dépens. » Ce texte, à peine remarqué à l’époque, est historique : il portait déjà en germe la matrice idéologique d’une gauche américaine enfin réveillée.
Depuis une décennie, à la suite d’Occupy Wall Street, du mouvement Black Lives Matter contre les violences policières, c’est une nouvelle génération d’activistes qui a émergé. Préoccupée par l’urgence écologique, en rupture avec le néolibéralisme, elle a intensément mobilisé après la victoire de Trump, prenant souvent la tête des mobilisations de défense des sans-papiers, des marches des femmes ou des nouveaux mouvements écologistes comme Sunrise.
Plus anticapitalistes que leurs aînés, en pointe contre le racisme structurel et la criminalisation policière et carcérale qui vise en particulier les Noirs et les Hispaniques, ces nouveaux activistes articulent ensemble, à l’inverse de l’image un peu datée que nous en avons parfois des activistes américains, les questions de race, de genre et de classe.
Une science de l’organisation
Parallèlement, les grands réseaux de community organizing américains, qui rassemblent des mouvements de terrain (« grassroots ») opérant habituellement à l’échelle locale, défendent désormais une vision plus radicale et n’hésitent plus à s’engager dans le combat électoral pour défendre des politiques en rupture avec l’idéologie centriste du partie démocrate.
Logiquement, la campagne de Bernie Sanders et, dans une moindre mesure, celle d’Elizabeth Warren sont irriguées par la force de ce qui est souvent présenté aux États-Unis comme « the movement ». Dans cette campagne, leur force, trop souvent ignorée, est d’être soutenues par des organisations et des activistes (« organizers ») qui s’y connaissent dans l’art de mobiliser et de constituer des coalitions.
La campagne de Sanders, qui capitalise sur celle de 2016, est la plus connectée aux mouvements sociaux. Bernie rappelle souvent que sa campagne ne se résume pas à lui. « Not me, us », proclame son slogan : « Pas moi, nous ». Lui-même se définit comme un « organizer en chef », calquant sa campagne sur une mobilisation de type mouvementiste. Seul un large mouvement populaire et multiracial permettra, dit-il, de gagner la primaire face à l’establishment démocrate, puis de battre Donald Trump.
Au lieu de se centrer sur les électeurs libéraux habituels du parti démocrate, son ambition est d’abord d’« étendre » son électorat potentiel, de mobiliser les classes populaires et moyennes, d’activer politiquement ceux qui ne votent plus, notamment les dizaines de millions d’électeurs indépendants qui ne se définissent pas comme démocrates ou républicains, ou de ramener au bercail les « Obama to Trump voters », ces démocrates des classes populaires dont une partie a voté Trump à la dernière élection – une stratégie dont Trump s’inquiète en privé, selon un enregistrement récemment diffusé. Pour cela, Sanders privilégie la polarisation : le « nous » du peuple (le fameux « Nous sommes les 99 % » d’Occupy Wall Street) contre le « eux » des plus riches, des « oligarques » et des milliardaires (le « 1 % »).
Jugé un peu trop « vieille gauche » en 2016, accusé notamment d’esquiver les sujets touchant aux inégalités raciales et de genre, Sanders a cette fois composé une campagne très diverse, qui met en avant aux premiers rôles des femmes et des personnes issues des minorités raciales. « La question clé de 2020 est de savoir si les démocrates vont devenir un parti-mouvement qui n’essaie pas de nous ramener en 2015 mais [essaie] de lutter contre l’inégalité, le racisme et l’oligarchie qui ont préparé le terrain à Trump, explique Jedediah Britton-Purdy, un universitaire, soutien de Bernie Sanders. La campagne de Trump l’a compris depuis le début » (lire notre entretien sur le trumpisme avec Jedediah Britton-Purdy).
En 2008, le sénateur de l’Illinois Barack Obama, ancien travailleur social dans le quartier noir et pauvre du South Side à Chicago, avait lui aussi adopté, pour émerger dans la primaire démocrate face à Hillary Clinton (déjà…), les méthodes du community organizing, une science de l’action collective théorisée dans les années 1930 et qui consiste à construire du pouvoir en bâtissant des coalitions destinées à faire pression sur les pouvoirs locaux.
Une fois élu, Obama avait pourtant laissé tomber le mouvement créé, pratiquant ensuite une gestion néolibérale. Sanders, lui, théorise le fait que même s’il est élu président le 3 novembre 2020, le mouvement derrière lui devra se poursuivre : pour le rappeler à l’ordre mais aussi pour pousser ses réformes face aux élites démocrates, à un Sénat qui restera potentiellement républicain et à toutes sortes de résistances.
Il y a quatre ans, des stratèges de sa campagne, Zack Exley et Becky Bond, avaient théorisé une méthode de mobilisation qualifiée de « big organizing » (aussi appelée « organizing distribué ») : elle consiste à activer les électeurs potentiels via une structuration décentralisée de la campagne, appuyée sur des volontaires locaux et démultipliée par les réseaux sociaux.
Sous l’impulsion de Corbin Trent, Alexandra Rojas et Saikat Chakrabarti, de jeunes volontaires qui constituent aujourd’hui l’entourage de la représentante démocrate new-yorkaise Alexandria Ocasio Cortez, nouvelle figure de la gauche américaine élue au Congrès en 2018, avaient aussi créé les « barnstorms », des événements où les volontaires se retrouvaient physiquement pour organiser ensemble des actions de terrain, des porte-à-porte, des appels téléphoniques aux électeurs ou des happenings de mobilisation, etc.
Quatre ans plus tard, ces méthodes, inventées et déployées dans le chaos encore très amateur de la campagne Sanders de 2016, ont été systématisées. Leur force est démultipliée par l’enthousiasme, réel, que suscite cette nouvelle candidature de Sanders, dont la plupart des soutiens sont souvent fort convaincus et prêts à s’investir.
Une balade sur l’outil collaboratif de la campagne, hébergé par la plateforme en ligne Slack, donne une idée de la mobilisation en cours.
Depuis des semaines, des volontaires venus de tout le pays, par leurs propres moyens ou dans des bus affrétés par la campagne, font leur « Bernie Journey » (leur « voyage Bernie ») vers l’Iowa, le New Hampshire (11 février), le Nevada (22 février) et la Caroline du Sud (29 février), les États primo-votants de la primaire que Sanders veut absolument remporter. Des « webinaires » de formation en ligne sont organisés en permanence.
À la fin de la semaine dernière, la campagne, qui a passé 7 millions de coups de fil aux électeurs, avait déjà dépassé ses objectifs, si bien qu’elle a conseillé à ses soutiens de ne plus faire que du porte-à-porte ou bien de mobiliser leurs proches et contacts via l’application BERN, créée spécifiquement pour la campagne, qui permet à chaque supporter de Sanders de mobiliser ses amis, connaissances ou contacts, et de les encourager à voter.
« Vos amis et votre famille passeront plus sûrement à l’action si c’est vous qui leur demandez, et encore davantage s’ils ont l’impression que c’est une conversation banale […]. Un million de personnes se sont inscrites pour soutenir cette campagne, et nous tous sommes connectés à des millions d’autres qui partagent la même vision d’un pays qui marche pour tout le monde et pas juste le 1 % . Nous gagnerons si chacun s’engage à mobiliser les gens qui font partie de notre vie, nos amis, notre famille, nos camarades de classe et nos collègues », explique le tutoriel en ligne de l’application.
La campagne emprunte ouvertement les recettes qui font l’efficacité du community organizing américain, un savoir-faire militant qui théorise l’importance des relations interpersonnelles dans le passage à l’action collective. Dans les meetings et sur les réseaux sociaux, chacun est ainsi encouragé à raconter sa « Bernie Story ». Captées en vidéo, certaines de ces histoires sont devenues virales, car elles racontent des tragédies, très communes aux États-Unis, de personnes dépourvues d’assurance-maladie ou criblées de dettes.
Lors d’un meeting dans le Nevada en septembre, un ancien vétéran atteint d’une maladie grave, incapable de rembourser une dette médicale de 140 000 dollars, a expliqué en larmes à Sanders qu’il pensait au suicide. Le sénateur l’a réconforté. Son récit est devenu viral et a été repris par les chaînes d’info. La campagne produit ainsi des histoires réelles, émouvantes, dépourvues d’abstractions politiques, auxquelles beaucoup peuvent s’identifier.