Bernard Badie interviewé par Hassina Mechaï, Middle East Eye, 11 septembre 2021
Moins d’un mois après le 11 septembre 2001, Georges W. Bush lançait la guerre contre le régime taliban en Afghanistan et ouvrait dans le même mouvement une guerre globale « contre le terrorisme ». Vingt ans plus tard, Joe Biden semble en avoir sonné la fin, avec un retrait des troupes américaines d’Afghanistan, avant celles d’Irak prévu à la fin de l’année.
Deux retraits des deux guerres emblématiques de cette parenthèse guerrière de vingt ans et qui sonnent peut-être comme un repli plus large de la puissance américaine. « Tout empire périra », c’est là une constante des relations internationales, et les États-Unis se sont retirés du pays même où ils espéraient voir l’URSS connaître en 1979 son propre « Viet Nam », disaient à l’époque des stratèges américains.
« Qu’est-ce qui est le plus important du point de vue de l’histoire mondiale ? », demandait alors le conseiller stratégique du président Carter, Zbigniew Brzeziński. « Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques musulmans excités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »
La question se pose désormais avec autant d’acuité pour les États-Unis au regard des images de la prise aisée de Kaboul, les cortège de talibans, les scènes de chaos et ces corps tombés des avions surchargés quittant péniblement l’aéroport, comme en écho macabre aux corps qui chutaient des tours jumelles ce 11 septembre 2001. L’histoire se répète effectivement, mais toujours sous forme de tragédie.
Bertrand Badie analyse ces derniers événements, dans la perspective du 11 septembre. Le professeur émérite des universités et enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris vient de publier Les Puissances mondialisées, repenser la sécurité internationale (Odile Jacob, septembre 2021).
Middle East Eye : Joe Biden a déclaré, peu après la prise de Kaboul par les talibans, que le but de la présence américaine aux États-Unis n’avait jamais été le « nation-building » (édification d’une nation). Que faisaient alors les États-Unis dans ce pays depuis vingt ans ?
Bertrand Badie : C’est une affirmation qui est destinée à justifier la politique actuelle de retrait mais elle n’est pas fondée historiquement. Il est vrai que l’objectif majeur affiché en octobre 2001 était de casser ce qu’on présentait alors, à tort ou à raison, comme un nid du terrorisme international.
Cette tentative de dissimulation cherche à disculper la politique étrangère américaine et à laisser dans l’ombre un de ses échecs majeurs. On parle de l’Afghanistan prioritairement, voire exclusivement, comme objet stratégique, plaçant ce pays dans le grand jeu entre puissances et oubliant l’essentiel : le peuple, la société et l’État
Mais ce n’était pas le seul objectif. J’en veux pour preuve deux éléments. Le contexte d’abord, celui d’un néo-conservatisme triomphant qui affichait comme principe majeur de sa politique étrangère ce qu’on nommait « le transformationnisme » ou « regime change ». L’Afghanistan, tout comme l’Irak, ont été à ce titre pour l’administration Bush deux choix majeurs effectués dans cet esprit.
Ensuite, il suffit de se reporter aux déclarations qui avaient accompagné l’opération afghane, y compris d’ailleurs celles de Joe Biden, qui présidait à l’époque, au Sénat, la commission des affaires étrangères : on expliquait volontiers que l’éradication du terrorisme passait nécessairement par l’évolution du régime et de la société.
Cette tentative de dissimulation cherche à disculper la politique étrangère américaine et à laisser dans l’ombre un de ses échecs majeurs. On parle de l’Afghanistan prioritairement, voire exclusivement, comme objet stratégique, plaçant ce pays dans le grand jeu entre puissances et oubliant l’essentiel : le peuple, la société et l’État, ces deux derniers pâtissant d’un degré de décomposition, voire de pathologie avancée, qui n’ont pu que s’aggraver pendant la période de l’occupation américaine.
Certains aspects positifs mis en avant pour justifier l’intervention et le régime d’occupation, notamment l’amélioration de la condition des femmes, oublient en outre que ce progrès avait déjà été sensible au temps peu glorieux de l’occupation soviétique ou de celui des régimes prosoviétiques !
La capacité transformationnelle de l’occupation américaine a au total été très faible. Très peu des immenses dépenses américaines ont été dédiées au développement humain, l’essentiel étant consacré aux dépenses militaires directes ou indirectes. La meilleure façon de masquer cet échec a donc été de dire que cette tâche de transformation n’était pas le sujet !
MEE : Le péché originel des États-Unis dans cette affaire afghane n’est-il pas dès lors de tout avoir axé sur le « hard power » et d’avoir mésestimé tout autre aspect, économique, sociétal, démocratique…
BB : Il s’agit là d’une erreur propre à toute intervention militaire extérieure. Elles sont toutes accompagnées de justifications humanitaires, voire sociales ou économiques. Mais elles se laissent prendre au jeu de la spirale martiale.
On ne peut pas mener des opérations de cette nature sans consacrer l’essentiel de ses ressources au succès stratégique et, par conséquent, la société s’efface devant le champ de bataille. On l’a constaté en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Sahel.
Notre histoire occidentale, qu’on le veuille ou non, est dominée par l’illusion que la puissance peut tout régler. Tout est mis au service de celle-ci, avec le secret espoir que son triomphe aura un effet de ruissellement augmentant mécaniquement le bien-être social.
Or non seulement la puissance est devenue inefficace et impuissante, mais elle devient même contre-productive dans la mesure où elle affaiblit encore plus les sociétés malades, les rend encore plus sensibles aux appels extrémistes.
Comment ces talibans si facilement chassés en 2001 du pouvoir ont-ils pu le récupérer avec autant de facilité, voire avec la complicité non pas de la population afghane mais d’une bonne partie de celle-ci vivant en pleine souffrance ?
Parce que cette population était en plein désarroi, lassée de la guerre, se sentant abandonnée ou délaissée par un État fantoche : elle était donc prête à se jeter dans les bras de n’importe qui pour retrouver un semblant de paix mais aussi pour subvenir à ses besoins immédiats.
L’Afghanistan, comme le Sahel, sont des sociétés dominées par des besoins sociaux très peu satisfaits. Le Programme alimentaire mondial (PAM) indique qu’un Afghan sur trois n’y mange pas à sa faim et même un enfant sur deux.
La grande chance historique des talibans est également d’avoir été perçus comme porteurs de la fibre nationaliste face à l’envahisseur étranger.
MEE : Une étude de la Brown University indique que vingt ans de guerre contre le terrorisme ont abouti à près de 900 000 morts directes et près de 8 000 milliards de dollars de dépenses. Pourtant, Joe Biden est revenu dans son allocution sur l’idée de « destinée manifeste » des États-Unis, un quasi-messianisme de la politique étrangère, citation biblique à l’appui…
BB : Ce messianisme est effectivement l’un des principes majeurs de la politique américaine depuis le « Manifest Destiny » écrit sous la plume de John O’Sullivan en 1845. Or les États-Unis découvrent que ce messianisme est mis en faillite.
Jusque-là, il avait triomphé partout. Il leur avait permis de repousser leur frontière extérieure et d’inclure de larges territoires aux dépens notamment du Mexique. À la fin du XIXe siècle, il leur avait permis de prendre pied en Amérique latine et de régenter ce continent. Il avait conduit les États-Unis à s’imposer comme le parrain de l’Europe, voire son libérateur, en 1945 et lorsque le mur de Berlin est tombé.
Cette remise en cause par expérience, et non par débat théorique, du sacro-saint principe messianique est d’autant plus douloureuse qu’elle affecte l’ensemble du credo américain.
Le dogme de « The first new nation », son universalisme devant aboutir à construire sur terre la Cité de Dieu, s’en trouvent quelque peu ébranlés. On n’a jamais osé aux États-Unis, pas plus chez les démocrates que chez les républicains, enterrer officiellement l’idée d’hégémonie américaine qui en dérivait. Désormais, l’hégémon est déserté et le leader est isolé.
Lors de sa campagne puis de son investiture, Joe Biden a promis la réinvention de la politique étrangère du pays qu’il était amené à présider. Mais une réinvention de cette ampleur, qui implique de tout revoir, du statut aux projets militaires diplomatiques, économiques, sociaux et culturels, est un énorme défi qui n’est à la mesure d’aucun président. Il faut donc s’attendre à une déstabilisation profonde et durable de la posture états-unienne dans le monde.
La meilleure façon de tirer le rideau en ce temps de refonte est de jouer de la fibre nationaliste, celle que Trump a nommée America first, consacrant un retour à un national-populisme militant.
Mais cette position ne peut pas tenir longtemps car il faudra bien se définir un jour face à la Chine, face à l’Europe dont le partenariat est en crise car le Vieux Continent a été aussi très humilié dans la crise afghane, et enfin face à ce qu’on appelle le Global South, qui était le champ de manœuvre privilégié de la diplomatie transformationnelle américaine et qui, désormais, a tendance à se tourner vers d’autres puissances, régionales ou mondiales.
MEE : Au fond, très prosaïquement, les États-Unis n’avaient-ils tout simplement pas les moyens de leur puissance ? Autrement dit, en raison de faiblesses internes révélées notamment par la pandémie, les moyens demandés par la puissance ou l’hégémon ne lui étaient plus tenables ?
BB : J’avais analysé dans un précédent ouvrage ce que j’appelle « l’impuissance de la puissance ». Avec la mondialisation, la puissance est devenue impuissante. Ce phénomène avait déjà été constaté lorsque l’armée soviétique avait été défaite elle aussi en Afghanistan. Même la France est mise en échec au Sahel selon ce même procédé.
En outre, il ne faut pas confondre la politique et le système qui produit une telle politique. Pour ma part, je n’ai jamais adhéré à la thèse du déclin américain : ce n’est pas tant les États-Unis qui ont perdu de leur puissance que la puissance elle-même qui n’a plus de prise sur ces formes nouvelles de conflictualité et de violence.
La puissance, surtout dans notre pensée occidentale, reste toujours liée à la capacité de battre l’ennemi, de gagner. Or, désormais, les gains sont généralement réalisés par les plus petits ou les plus faibles !
Quelque chose s’est déréglé car la guerre a changé de nature. La guerre n’est plus un choc de puissance mais un effet de décomposition sociale. Elle se développe dans les pays aux structures économiques et sociales fragiles : l’usage du canon par le plus fort vient reconstituer chez le plus faible des ressorts nationalistes qui donnent l’avantage aux guérilleros, fédayins, talibans…
Le grand problème des États-Unis est que leur logiciel de puissance ne fonctionne plus, ce qui ruine les espoirs de cette diplomatie transformationnelle et de leur messianisme.
MEE : Face à ce « Gulliver empêtré » que semblent être devenus les États-Unis, que va-t-il désormais se passer ? Joe Biden a désigné de façon claire la Chine et la Russie comme « concurrents stratégiques ». Mais n’allons-nous pas assister aussi à un vide, sinon une angoisse stratégique qui va permettre le déploiement de puissance d’acteurs jusqu’à présents seconds ?
BB : L’un des aspects les plus révélateurs de ce grand chambardement est la volonté des États-Unis et de leurs alliés de sauver l’idée de camp à laquelle ils sont depuis longtemps attachés. Cette idée est l’un des éléments stables de la politique étrangère occidentale.
Il est difficile de définir ce camp mais lui-même s’auto-définit comme étant celui de la Liberté. Ce n’est pourtant pas si simple, car s’y trouvent des dictatures implacables, celles du maréchal Sissi en Égypte ou la monarchie saoudienne, ou encore des atteintes graves aux droits humains fondamentaux comme ceux d’Israël face à la Palestine.
Ce camp est avant tout stratégique, destiné à sauver à tout prix cette idée d’Occident, lequel est culturel, historique, mais essentiellement hégémonique. Il se constitue et se pérennise selon une dynamique schmittienne [reposant sur la distinction ami/ennemi, d’après le théoricien allemand Carl Schmitt], ayant besoin, pour exister, d’avoir face à lui un ennemi.
En face de ce camp occidental, structuré et quelque peu uni, on trouve une assez forte dispersion, animée par une sorte de « catch-all diplomacy » [diplomatie fourre-tout] pratiquée notamment par la Russie ou la Chine, nombre d’émergents et de pays du Sud qui récusent tous l’alignement et créent des partenariats tous azimuts et fluides de manière à en tirer le maximum de profit pour soi.
Ainsi, la Russie a de bonnes relations aussi bien avec l’Arabie saoudite qu’avec Israël, voire l’Iran et les talibans de demain. Les États-Unis et leurs alliés font tout le contraire avec leur diplomatie campiste.
J’y vois l’effet paradoxal de leur victoire dans la guerre froide, qui leur a donné alors l’illusion des vertus éternelles du campisme. Le signe immédiat de cette croyance a été leur décision de pérenniser l’OTAN alors même que le pacte de Varsovie [alliance militaire rassemblant les pays de l’Est européen autour de l’URSS, face à l’OTAN] n’existait plus.
Ce campisme militant s’est maintenu en Afghanistan, de même que l’OTAN a été impliqué en Irak ou en Libye. Cette logique empêche les puissances occidentales d’entrer dans la mondialisation, laquelle se définit comme un système au contraire extraordinairement fluide.
N’oublions pas au passage que les États-Unis investissent en Chine, que le Japon est le premier client de la Chine et inversement, et qu’au-delà de la rigidité des camps, se créent de multiples interdépendances.
Si un État souhaite être puissant désormais, il faut qu’il combine sa puissance avec la mondialisation. Il doit en outre prendre en compte les enjeux globaux de la mondialisation – sécurité climatique, sécurité sanitaire, économique, alimentaire – et laisser de côté la vieille obsession schmittienne.
Mais cela n’est pas gagné car le ressort messianique de la politique étrangère américaine a une telle résilience que la tâche sera difficile.
Donc sur le plan stratégique, demeure intacte en Occident cette obsession de se constituer des ennemis. Ce fut l’URSS, puis la Chine et, avec le 11 septembre 2001, on a opté pour l’islamisme, confondu pêle-mêle avec l’islam d’un côté et le djihadisme de l’autre !
C’est bien entendu une erreur majeure car l’islam n’est pas un acteur unique, pas plus qu’un système politique unifié avec des stratèges et un commandant en chef. Il n’est pas un ennemi incarné qu’il faudrait dissuader, terroriser puis finalement vaincre. Il en va de même pour le djihadisme ou le « terrorisme », qui ne sont pas des acteurs mais des modes opératoires plus ou moins pérennes…
Le pari sur l’avenir est de voir si ce camp occidental va s’émanciper de cette conception campiste des relations internationales et entrer enfin dans la mondialisation.
MEE : Précisément, la capacité d’attraction de la Chine n’est-elle pas due au fait qu’elle laisse entendre qu’elle n’aura jamais une diplomatie interventionniste militaire, comme l’ont eue les États-Unis ?
BB : Oui et non, et c’est tout le paradoxe chinois. Oui, car la Chine a su saisir la mondialisation avant tout le monde et a compris que ce mouvement pouvait lui permettre d’entrer dans une modernité que l’hégémonie occidentale lui avait refusée. Il n’y avait en outre aucun risque pour ce pays à entrer de plain-pied dans la mondialisation, dans la mesure où il n’avait rien à y perdre !
La Chine a réussi à défier les États-Unis en montrant beaucoup de souplesse dans sa politique étrangère. Elle rassure beaucoup d’États du Sud, effrayés par le degré de conflictualité de la politique américaine, son transformationnisme et ses échecs.
Mais la Chine est en train de rencontrer ses premières crispations nationalistes post-mondialisation. Il suffit d’observer ses réactions face au COVID. Quand elle présidait en mars 2020 le Conseil de sécurité de l’ONU, elle s’est opposée aux résolutions en matière sanitaire. Elle est peu portée à accepter les enquêtes sur son sol et s’installe de plus en plus dans une rhétorique de puissance.
Est-ce là le signe de la loi d’airain qui veut que plus on a de puissance, plus on s’installe dans une tentation hégémonique ? Je ne le pense pas. J’y vois plutôt un effet de conjoncture interne à la Chine, marquée par cette obsession du Parti communiste chinois de rester le parti unique au pouvoir.
Tant sur le plan de l’économie internationale que sur celui plus global encore des relations internationales, la Chine a, en raison de cette catch-all diplomacy, beaucoup d’atouts.
MEE : En 2002, un vif débat avait opposé Edward Saïd à l’intellectuel britannique Bernard Lewis. Le penseur américano-palestinien reprochait au second une approche « orientaliste » et réductrice du monde arabo-musulman qui justifiait l’interventionnisme d’un Occident présenté comme universaliste. Il appelait alors à tenir compte de la complexité et multiplicité de ces sociétés. Si pendant vingt ans, nous avons assisté au triomphe des thèses de Lewis, au final, la chute de Kaboul n’est-elle pas la vérification de celles de Saïd ?
BB : Les puissances occidentales, y compris l’URSS, se sont laissées piéger par l’illusion universaliste. La conception universaliste, nourrie par la diplomatie occidentale, est la volonté des puissances occidentales d’universaliser leurs propres conceptions. Au fond, cela revient à rejoindre [le politicien français du XIXe siècle] Jules Ferry, qui prétendait qu’en tant que « race supérieure, nous avons l’obligation d’éduquer les races inférieures ».
Cette conception très hiérarchique de l’universalisme est un oxymore. Elle égare aussi car le regard porté sur la société des autres, jugée comme inférieure, est inévitablement faussé. Ce regard conduit à considérer tout ce qui n’est pas conforme à soi comme des survivances de traditions archaïques. Il tient les acteurs sociaux des autres cultures comme incapables de produire leur propre modernité, alors que le revivalisme de la Nahda [mouvement de renaissance de la pensée arabe] n’était pas dirigé contre la modernité mais cherchait au contraire à construire une modernité propre au monde arabe et à l’islam.
Il dérive de cette ignorance un dangereux manichéisme. Les Printemps arabes ont démontré que le vrai moteur n’est ni l’importation du modèle occidental, ni le traditionalisme mais les dynamiques sociales, des femmes et des hommes, hors de partis politiques, qui disaient vouloir conquérir leur propre dignité.