La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine n’est-elle que le dernier épisode en date des tendances protectionnistes américaines ? De multiples conflits commerciaux ont déjà opposé les Etats-Unis à leurs partenaires depuis l’après-guerre, et la Chine a été, depuis son entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), visée plus souvent qu’à son tour.
Mais l’enchaînement de sanctions et de représailles auquel on assiste aujourd’hui semble inédit, et surtout le terme de « guerre » est désormais justifié, puisque l’une des parties est disposée à supporter des pertes afin d’infliger des dommages conséquents à l’adversaire.
Cette situation est-elle pour autant similaire à celle qui avait vu, au début du XXe siècle, la fin de la précédente mondialisation et le passage de témoin du Royaume-Uni aux Etats-Unis comme puissance économique dominante ?
Jusqu’à la première guerre mondiale, l’étalon-or avait assuré quatre décennies de stabilité des changes, au grand bénéfice du commerce international. Le retour chaotique à la convertibilité des monnaies, à partir du milieu des années 1920, s’était accompagné de la montée du protectionnisme. La combinaison de l’étalon-or (dans lequel les réserves de change en livre sterling et en dollar américain « valaient » l’or) et d’une reprise des échanges après-guerre avait en effet mis en évidence que les parités retenues n’étaient pas soutenables et que le système était trop rigide.
Les politiques économiques devaient choisir entre soutenir ces parités en procédant à des dévaluations internes (par la baisse des prix et des salaires), et freiner les mouvements internationaux de capitaux et de marchandises, ou bien dévaluer. Et cette dernière option rendait la situation intenable pour les pays qui souhaitaient conserver leur parité-or. Ainsi, aux Etats-Unis, le fameux « Smoot-Hawley Tariff » de 1930 a surtout été un signal, car il s’agissait d’une augmentation modérée de droits de douane déjà élevés. Plus que le protectionnisme, c’est le désordre général des politiques macro-économiques qui a aggravé la grande crise économique amorcée en 1929.
Un ultime rempart tombe
Une grande crise mondiale plus tard, les enseignements de la spirale protectionniste des années 1930 semblaient avoir été tirés. La crise financière de 2008 et l’effondrement consécutif du commerce mondial n’ont pas dégénéré en conflits commerciaux de grande ampleur. Les multiples mesures prises isolément par de nombreux pays n’ont pas débouché sur une véritable confrontation commerciale entre grands acteurs. D’une certaine façon, c’est l’ultime victoire de l’OMC : la digue a tenu.
Mais une décennie a passé, et la thèse du Death by China (« la mort par la Chine »), titre du livre de Peter Navarro [1] (Pearson FT Press, 2011) qui avait nourri la campagne électorale de Donald Trump, l’a finalement emporté au sein de l’administration américaine. Lorsque celle-ci s’est appuyée, en avril 2017, sur l’argument de la « sécurité nationale » pour limiter les importations d’acier et d’aluminium, qui au demeurant touchaient marginalement la Chine, l’incompréhension a été générale : jamais cette section 232 du Trade Expansion Act de 1962 [2] n’avait été utilisée pour sanctionner autre chose que le pétrole en provenance de pays ennemis. Un ultime rempart était tombé, et les Etats-Unis considéraient désormais les questions commerciales d’un point de vue stratégique.
Une deuxième série de sanctions a concerné beaucoup plus directement la Chine, fondée sur une vision géopolitique se nourrissant du danger du rattrapage économique chinois. La section 301, avec l’argument d’espionnage industriel ou de transfert forcé de technologie, a été invoquée, en juin 2018, à propos des investissements directs, pour annoncer trois salves de hausses des droits entre juillet et septembre 2018. La dernière a établi des droits de 10 % sur 200 milliards de dollars (176 milliards d’euros) d’importations en provenance de Chine, à la suite des rétorsions chinoises sur les 50 premiers milliards. D’autres leviers ont été également actionnés, touchant directement les entreprises chinoises (ZTE, Huawei).
L’enjeu de la lutte
Enfin, l’administration américaine s’est attaquée à deux remparts protégeant le commerce international d’un retour aux affrontements entre Etats. En bloquant le renouvellement des juges de l’instance d’appel de l’Organe de règlement des différends de l’OMC, elle menace le principe de règlement juridique des conflits commerciaux. En augmentant les droits de douane à l’encontre de la Chine sur les biens intermédiaires et les machines, et en augmentant les avantages fiscaux pour les profits rapatriés tout en menaçant les firmes multinationales qui délocalisent, l’administration a commencé à obtenir la relocalisation d’entreprises américaines ou européennes aux Etats-Unis : elle tente ainsi de « déglobaliser » les chaînes de valeur générées par la mondialisation.
Quelles que soient les concessions de principe arrachées par Robert Lighthizer, le représentant américain au commerce, à Liu He, principal conseiller du président Xi Jinping sur les questions économiques, le différend entre les deux pays ne sera pas aplani. Tout au plus observera-t-on une trêve. Donald Trump n’a d’ailleurs pas fait mystère de ses intentions en rappelant que la mise en œuvre de nouvelles sanctions commerciales n’était suspendue que jusqu’à la fin mars 2019, faute de quoi 200 milliards d’importations chinoises se verraient surtaxées à 25 %.
Cette guerre commerciale n’est donc pas seulement le résultat de l’exploitation politique de la montée des thèses protectionnistes aux Etats-Unis. Le passage de témoin entre les Etats-Unis et la Chine est l’enjeu de la lutte. C’est bien ce nouveau basculement de « l’économie monde » que l’administration américaine tente d’enrayer.