Mathieu Magnaudeix, Mediapart, 19 juin 2018
Donald Trump réussit parfois des miracles. Il est ainsi parvenu à ressusciter une sorte de nostalgie bizarre pour la famille Bush. Depuis qu’il est président des États-Unis, la dynastie aux deux chefs d’État apparaît, par contraste, comme un summum de distinction et de modération politique. Si bien que le célèbre clan du Texas se permet même de lui donner des leçons de morale.
Ce week-end, Laura Bush a étrillé sa politique migratoire, jugée sans pincettes « cruelle et immorale ». « J’ai le cœur brisé », a lâché dans le Washington Post l’épouse de George W. Bush, le quarante-troisième président, celui-là même qui a déclenché la guerre en Irak sur des mensonges et semé le chaos au Moyen-Orient. « Ces images, a-t-elle dit, nous rappellent de façon sinistre les camps d’internement pour les Japonais-Américains de la Seconde Guerre mondiale, un des épisodes les plus honteux de notre histoire. »
La cause de son courroux ? La politique migratoire dite de « tolérance zéro » de l’administration, partie en guerre contre l’immigration illégale, le thème favori des électeurs de Donald Trump. Et notamment, sa décision la plus contestée : la séparation arbitraire des parents et de leurs enfants.
Instaurée de façon discrète ces derniers mois, elle est désormais mise en place de façon officielle. Selon les derniers chiffres transmis au Sénat américain, 2 342 enfants, parfois des tout-petits, ont été ainsi arrachés à leurs parents entre le 5 mai et le 9 juin.
Placés dans des foyers, ils doivent en théorie être confiés à des proches et des familles d’accueil. La coordination entre les services de l’immigration et les services sociaux étant quasi inexistante, ils n’ont aucune garantie de retrouver leurs parents… incarcérés ou renvoyés à toute vitesse dans leur pays par une justice expéditive qui s’assoit, et depuis longtemps, sur les règles internationales régissant le droit d’asile.
Annoncée le 7 mai par l’attorney general (ministre fédéral de la justice) Jeff Sessions, la séparation des familles provoque un haut-le-cœur national. Et pour une fois, l’émoi est si grand que Donald Trump, maître de la contre-programmation improvisée, n’arrive pas à faire diversion.
Chaque jour, les protestations vont crescendo. Elles proviennent des associations de défense des droits humains, de l’opposition démocrate, de simples citoyens qui twittent frénétiquement, récoltent des millions de dollars sur Facebook pour aider les associations d’aide aux migrants, participent dans tout le pays à des protestations… ou d’un ancien directeur de la CIA qui compare Trump à Hitler.
Elles émanent aussi des Nations unies, de l’association des pédiatres américains qui parle de « maltraitance infantile », des églises et même d’une partie des évangéliques protestants ultras, qui jusqu’ici ont applaudi tout ce que Trump a fait. Même des figures conservatrices comme Bill O’ Reilly, l’ancienne star de la chaîne ultraconservatrice Fox News, ami de Trump limogé pour agression sexuelle, ont exprimé leur dégoût.
Donald Trump, conseillé à la Maison Blanche par son très droitier conseiller Stephen Miller – un protégé de Steve Bannon, l’ami américain des Le Pen –, imaginait que la mesure allait contraindre les démocrates à accepter au Congrès une loi très dure contre l’immigration, incluant notamment un financement massif du « mur » avec le Mexique, cette fameuse barrière promise pendant sa campagne.
Pour l’heure, il provoque surtout l’indignation. Et l’accord législatif espéré paraît bien loin : les démocrates n’entendent pas céder au chantage, et les républicains eux-mêmes sont déchirés entre les tenants de la ligne dure présidentielle et les plus modérés, qui craignent de payer le prix du fanatisme présidentiel lors des élections de mi-mandat de novembre.
La nouvelle doctrine a pour but d’enfermer et de poursuivre en justice tous les migrants qui ont franchi illégalement la frontière, quand bien même ils souhaiteraient faire une demande d’asile en raison de persécutions dans leur pays, souvent des États d’Amérique centrale comme le Honduras, le Salvador ou le Guatemala, ravagés par la violence, minés par la pauvreté.
Jusqu’ici, ils étaient le plus souvent relâchés dans l’attente d’un examen de leur statut. Désormais, le but explicite est de les juger au plus vite et de les renvoyer dans leur pays. Un millier de migrants passent devant les tribunaux chaque semaine. Un rythme infernal qui, selon l’ONG WOLA, risque de rapidement entraîner la thrombose dans les tribunaux, les prisons et les « ports d’entrée » où les migrants peuvent théoriquement demander le droit d’asile.
C’est là que la séparation des familles intervient. D’après la loi, les enfants ne peuvent en effet être incarcérés dans les centres de rétention, voire les prisons fédérales où sont détenus les adultes. Alors qu’ils sont venus avec leur famille, l’administration a donc décidé de les placer dans les centres de rétention spéciaux pour mineurs isolés, des centres gérés par les services sociaux. Concrètement, et malgré les dénégations têtues de l’administration Trump, il s’agit bien d’une politique délibérée.
Selon les groupes de soutien aux immigrés, la séparation s’opère dans des conditions terribles. « Parfois les gardes-frontières disent aux parents “On prend votre enfant”, et lorsqu’ils demandent “Quand revient-il ?”, on leur répond “On ne peut pas vous dire”. La justification n’est jamais claire », raconte dans le Texas Monthly Anne Chandler, directrice à Houston (Texas) de l’ONG Tahirih Justice Center.
« Parfois on ne leur dit rien du tout. Ou bien, assez souvent, des officiers leur disent “votre enfant va aller prendre un bain”. L’enfant s’en va, une demi-heure plus tard, le parent demande “Où est mon petit ?” de cinq ans, de sept ans… “Le bain est long”… et là, on leur dit “vous ne verrez plus votre enfant”. Parfois des mères pleurent, des enfants hurlent et vomissent, on interdit à leur père de les consoler (…) L’officier leur dit : “Vous devez les laisser partir, si vous ne le faites pas, je rajoute des charges contre vous”. (…) Les parents ne reçoivent pas d’information sur leurs droits pour communiquer avec leurs enfants, on ne leur dit pas comment ils les retrouveront. »
La Bible en renfort
Depuis une semaine, les médias publient des récits déchirants de familles séparées, de mères éplorées, ou la tragédie de ce père, Marco Antonio Muñoz, demandeur d’asile du Honduras, qui s’est suicidé de désespoir après avoir été séparé de son garçon de trois ans.
Le site d’investigation ProPublica a publié lundi soir un enregistrement capté récemment dans un bâtiment du Customs and Border Protection (CBP), l’agence des douanes américaines. On y entend de petits enfants juste séparés de leurs parents crier, pleurer, réclamer leurs parents. « Nous avons un orchestre, là », plaisante un garde-frontière…
Les journalistes et les parlementaires qui ont reçu l’autorisation de visiter certains de ces centres pour mineurs, à McAllen ou Brownsville, deux villes situées à extrémité méridionale du Texas, décrivent des centaines d’enfants, certains traumatisés ou en pleurs, détenus derrière des barrières qui ressemblent à des cages, enroulés dans des couvertures de survie, sous une lumière constante, retenus à l’intérieur l’essentiel du temps (lire les comptes-rendus, concordants, d’Associated Press, du New York Times, du Washington Post ou de The Nation).
Les témoins n’ont pas pu prendre de photos, filmer, ni parler très longtemps aux détenus. Mais le CBP a publié des clichés officiels qui confirment leurs récits :
Photos officielles transmises par les autorités, sur le compte Twitter d’un journaliste de la chaîne CBS.
À 1 200 kilomètres de là, dans la ville texane de Tornillo, près d’El Paso, dans le désert où la température atteint 40 degrés en ce mois de juin, un nouveau camp de tentes (climatisées) pour adolescents est en train d’être construit. Ils seront d’ici quelques jours un peu plus de 400. Le camp pourrait à terme en accueillir dix fois plus.
Plus la contestation progresse, plus l’administration persiste et signe. Jeff Sessions, le ministre de la justice, un ultra-religieux d’Alabama, n’a fait que relancer les critiques en citant l’Épître aux Romains qui « commande », a-t-il dit, « d’obéir aux lois du gouvernement car Dieu a ordonné le gouvernement à ces fins ». Un passage contesté de la Bible, rappelle le Washington Post, utilisé dans le passé par les opposants à la révolution américaine et les partisans de l’esclavage…
Donald Trump, lui, trouve bien sûr la politique « horrible », sa femme Melania l’a condamnée. Mais c’est bien lui qui l’a mise en place, et il ne tient qu’à lui de l’annuler. Au lieu de cela, le président des États-Unis répète sur tous les tons que c’est une « loi » des démocrates qui prévoit la séparation des enfants, ce qui est faux. Il affirme qu’il n’appartient qu’à eux de se mettre autour de la table pour discuter d’immigration. Cocasse, alors qu’il a refusé à plusieurs reprises un accord bipartisan sur l’immigration négocié au Sénat qu’il jugeait trop mou…
En réalité, en prévision d’élections de mi-mandat qui s’annoncent difficiles pour lui, Trump a décidé d’utiliser le sort des enfants comme levier politique. Dans l’idéal, pour obtenir enfin la grande loi sur l’immigration qui graverait dans le marbre ses engagements de campagne. Et, à défaut, prouver à sa base chauffée à blanc qu’il fait ce qu’il a promis.
Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les décisions anti-migrants se sont succédé. Le décret présidentiel fixant le cadre de ce qui se passe aujourd’hui avait été signé cinq jours après son investiture. Puis Trump a supprimé le programme Daca, créé par Barack Obama, qui garantit à 700 000 enfants grandis aux États-Unis de parents étrangers de ne pas être renvoyés dans leur pays d’origine – il reste malgré tout en vigueur suite à des décisions de justice. Son administration poursuit en justice les villes « sanctuaires » qui refusent la collaboration de leur police dans les opérations d’expulsion. Elle veut aussi interdire aux migrantes en détention d’accéder à l’avortement.
Déjà très actifs sous Obama, un président qui a renvoyé un record de 2,5 millions d’immigrés illégaux entre 2009 et 2015, les services de la douane et de l’immigration (Immigration and Customs Enforcement, ICE) multiplient les raids contre les travailleurs immigrés, expulsent des sans-papiers présents dans leurs fichiers, ou même arrêtés lors d’accidents de voiture ou de banals contrôles, du jamais vu.
Début juin, un père de famille équatorien marié à une Américaine a été arrêté alors qu’il livrait une pizza dans un bâtiment de l’armée à Brooklyn : l’affaire est devenue le symbole de la traque aveugle des sans-papiers à travers le pays.
Il y a une semaine, Jeff Sessions, encore lui, a annoncé que les victimes de gangs ou de violences domestiques n’obtiendront l’asile aux États-Unis que si elles prouvent que les autorités de leur pays d’origine ont refusé de les secourir. En pratique, cette condition risque de se révéler impossible à remplir.
Depuis son arrivée à la Maison Blanche, Donald Trump nourrit ce que le think tank Migration Policy Institute de Washington appelle un « narratif de la frontière en crise ».
Il dépeint les candidats à l’asile en membres de gangs, envoie la garde nationale à la frontière, fait ériger des prototypes de son futur mur à la frontière mexicaine, tempête contre une « caravane » de migrants qui avance vers la frontière, traite certains d’entre eux d’« animaux », dénonce les immigrés venus de « pays de merde » et prévoit de renvoyer chez eux à partir de l’an prochain 400 000 ressortissants d’Haïti, du Salvador ou du Honduras qui bénéficiaient jusqu’ici de protections temporaires.
Le but de toute cette agitation est aussi de « dissuader » par tous les moyens les candidats à l’asile en les effrayant. Pourtant, contrairement à ce que pourraient laisser penser ces déclarations incendiaires, le nombre d’arrestations à la frontière américaine aux États-Unis (40 000 par mois) est plutôt stable. Quant aux stratégies de « dissuasion » de l’immigration lancées dès les années 1990 sous l’administration Clinton, amplifiées depuis par Bush et Obama, et désormais en passe d’être industrialisées par Trump – notamment les procédures judiciaires de plus en plus expéditives, ou les restrictions constantes du droit d’asile –, elles n’ont par ailleurs en réalité qu’une influence faible sur les flux : ceux-ci sont bien davantage liés à la situation économique, politique et sociale des pays d’origine.
Occupé à galvaniser la base républicaine obsédée par les immigrés, Donald Trump se contrefiche de cette réalité : il pense que l’immigration sera sa botte secrète pour mobiliser la base républicaine aux élections du 6 novembre. Ça vaut bien quelques milliers d’enfants en cage.