< MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 10 mars 2020
New York (États-Unis) de notre correspondant. – Depuis des semaines, Donald Trump a tout fait pour nier la réalité : « Tout est sous contrôle » ; « Le risque est très faible » ; « Le nombre de cas sera proche de zéro dans quelques jours » ; « En avril, il fera plus chaud, ça va partir » ; « On a fait un super boulot » ; « Tous ceux qui veulent faire un test peuvent en avoir un : ces tests sont très beaux (sic) ».
L’ampleur du coronavirus était un « hoax » des démocrates. Un autre sale coup des « fake news media », que ce grand paranoïaque germaphobe déteste, au point de les croire capables de vouloir lui transmettre le coronavirus.
Le taux de mortalité (3,4 %, supérieur à la grippe) de ce Covid-19 très contaminant, qui a désormais causé plus de 4 000 décès dans le monde, était selon lui un « faux chiffre » : Trump, citant son « intuition », a estimé que c’était en fait « en dessous de 1 % ». Vendredi dernier, coiffé lors d’une visite présidentielle d’une casquette rouge « Keep America Great again », son slogan de campagne pour l’élection à venir, Trump a vanté ses connaissances médicales. Tout en admettant qu’il ne savait pas « qu’on pouvait mourir de la grippe »
Jugeant son ministre de la santé trop alarmiste, il a confié fin février la gestion de la crise à son vice-président Mike Pence, ancien gouverneur de l’Indiana connu pour avoir refusé des programmes d’échanges de seringue lorsqu’il fut confronté à une hausse des infections au VIH parmi les usagers de drogue.
Pence ne cesse de promettre « un million », et bientôt « 4 millions de tests [de dépistage] disponibles » pour les citoyens américains : à la fin de la semaine dernière, seules 2 000 personnes avaient été testées, selon le magazine The Atlantic.
Le président américain a réclamé la discrétion des responsables du Center for Disease Control (CDC), l’agence fédérale de la santé publique : elle a cessé de recenser précisément les nouveaux cas de contamination, et produit désormais des résultats moins actualisés que l’Union européenne ou l’université Johns-Hopkins de Baltimore.
« Depuis six semaines, en coulisses et désormais en public, Trump a miné les efforts de sa propre administration pour combattre le coronavirus », estime Politico. Pendant ce temps, le virus s’est diffusé dans plus d’une trentaine d’États.
Son tout nouveau chef de cabinet, Marc Meadows, a dû se mettre en quarantaine, comme cinq autres élus républicains du Congrès, après avoir été potentiellement en contact avec une personne ayant déclaré le virus au cours de la CPAC, la convention annuelle des conservateurs américains.
Trump lui-même, considéré comme une personne à risque en raison de son âge (73 ans), a jusqu’ici refusé de dire s’il avait été testé – ses rivaux démocrates, Joe Biden (77 ans) et Bernie Sanders (78 ans), font eux aussi partie des publics particulièrement exposés.
« La gestion de la crise a été chaotique, confirme à Mediapart Sarah Rozenblum, chercheuse en santé publique et sciences politiques à l’université du Michigan. La réponse de l’administration n’est pas à la hauteur. Trump a contredit son vice-président et les autorités sanitaires à plusieurs reprises : il se défausse et n’a pas de stratégie claire. Au lieu de recourir au test de dépistage utilisé dans plusieurs pays, les autorités états-uniennes ont préféré mettre au point leur propre test. Mais il s’est révélé défaillant, ce qui a retardé la prise en charge des cas suspects, a empêché les épidémiologistes de cartographier la propagation du virus et d’identifier les régions sur lesquelles se concentrer, notamment la région de Seattle et la Californie. »
Pour la chercheuse, « la réponse n’est pas du tout coordonnée à l’échelon fédéral », ce qui augure de disparités futures très grandes entre les États. « Certains États progressistes, comme New York ou la Californie, ont fait savoir qu’ils allaient prendre en charge l’intégralité des frais de dépistage et le traitement des patients. Il y a des réponses volontaristes, d’autres plus timides. » Et parfois, du moins à ce stade, peu ou pas de réponse du tout.
Aux États-Unis, selon une comptabilité en temps réel du New York Times, au moins 666 personnes ont été testées positives au coronavirus dans 36 États. Et au moins 26 en sont mortes, la plupart dans l’État de Washington, où un centre pour personnes âgées a constitué le foyer de contamination le plus important.
Les trois États occidentaux de Washington, Californie et Oregon ont décrété une situation d’urgence sanitaire, de même que l’État de New York, sur la côte est. À Oakland (Californie), un navire de croisière de 3 500 personnes qui croisait au large a pu commencer à débarquer lundi 9 mars. Dix-neuf membres d’équipages et deux passagers y ont été testés positifs. Ils vont être placés en quarantaine pendant deux semaines dans des installations militaires.
Face à cette épidémie, le président américain paraît démuni. Difficile de nier la panique, les morts, les milliers de personnes en quarantaine par précaution, ou cette vingtaine d’universités, comme Columbia, Stanford ou Princeton (200 000 étudiants au total), qui ont cessé les cours.
Des événements sportifs et culturels ont été annulés, de nombreuses écoles ont fermé sur la côte ouest. Une possibilité que la ville de New York n’envisage pas : le système scolaire public municipal, le plus grand du pays, compte 750 000 élèves pauvres, dont plus de 100 000 considérés comme sans domicile fixe, pour qui l’école est synonyme d’éducation, mais aussi d’alimentation et de soins de base.
Difficile aussi de nier les recommandations de sûreté de ses propres collaborateurs, dont Anthony Fauci, le directeur de l’Institut national des allergies et maladies infectieuses, un scientifique qui a publiquement réfuté nombre d’arguments avancés par le président. Fauci ne veut exclure aucune piste afin de limiter à l’avenir l’épidémie aux États-Unis, des restrictions de voyage vers les pays les plus touchés au « verrouillage » à l’italienne des régions ou zones les plus infectées.
Le coronavirus et une potentielle récession, écrit le Washington Post, pourraient être le « cygne noir qui va consumer la dernière année » du mandat de Trump et éroder ses chances de réélection – depuis la guerre de Sécession, aucun président n’a été réélu à la suite d’une récession.
Effrayé par le dévissage historique des bourses mondiales ce lundi, lui qui a fait du cours des actions un baromètre de sa présidence, Trump a suggéré après la fermeture des marchés, lors d’une courte conférence de presse, des mesures de soutien à venir pour les secteurs les plus touchés (transport aérien, hôtellerie, tourisme), les petites entreprises, et des aides à certains salariés forcés de ne pas travailler.
Le Congrès a déjà voté une enveloppe d’urgence de 8 milliards de dollars, et envisage une deuxième salve de mesures.
Selon le CDC, la crise pourrait être longue. « Si la trajectoire actuelle continue, beaucoup de gens aux États-Unis, cette année ou la prochaine, seront exposés au virus, et il y a une bonne chance qu’ils deviennent malades », a estimé ce lundi 9 mars Nancy Messonnier, une des directrices de l’agence fédérale de santé, conseillant aux plus de 60 ans de constituer des stocks et d’éviter les déplacements.
James Lawler, un médecin de l’université du Nebraska, a estimé fin février lors d’un séminaire organisé par l’Association américaine des hôpitaux (AHA), que 96 millions des 340 millions d’Américains pourraient être touchés par le coronavirus. Et que 480 000 pourraient en décéder – l’AHA a fait savoir que cette estimation ne l’engageait pas.
La crise pourrait être d’autant plus violente qu’elle pourrait révéler les injustices criantes du système de santé, et notamment l’ampleur des non-recours aux soins liés aux coûts médicaux du dépistage, des traitements, et d’un éventuel futur vaccin.
Si les entreprises ou les autorités ne prennent pas en charge ces frais, ils seront en effet à la charge des patients ou de leurs assurances privées.
« Près de 87 millions d’Américains sont peu ou pas assurés, explique Sarah Rozenblum. Vingt-huit millions n’ont pas du tout d’assurance, et les autres ont un panier de soins très réduits, avec des deductibles très importants [un montant de frais à avancer avant de pouvoir bénéficier d’un remboursement – ndlr]. »
Trente mille Américains meurent chaque année faute de soins, et les dettes médicales accumulées précipitent les banqueroutes individuelles. Ces statistiques désolantes conduisent généralement à considérer le système de santé états-unien comme un des pires parmi les pays les plus riches.
« Tout cela peut être très dissuasif pour de nombreuses personnes, qui peuvent présenter des symptômes mais ne pas être incitées à se faire dépister », poursuit Rozenblum : souvent les plus précaires et les immigrés, traqués par l’administration Trump, qui risquent d’hésiter à toquer à la porte d’institutions ou d’autorités pour se faire dépister.
Par ailleurs, les congés maladie ne figurent pas dans le droit fédéral américain, si bien que 30 % des travailleurs n’en bénéficient pas et peuvent être renvoyés immédiatement en cas d’absence. Là encore, il s’agit souvent d’ouvriers et d’employés. Le risque est qu’ils viennent au travail tout en étant infectés, aggravant les risques de dissémination. « Les gens doivent être testés et rester chez eux si le test est positif, rappelle Paul Krugman, prix Nobel d’économie, sur Twitter. Mais nous avons une société où le coût décourage les gens d’être testés, et l’absence de congé maladie interdit à beaucoup de s’arrêter. »
Le plus ironique est sans doute que cette grande crise sanitaire éclate au moment où les candidats démocrates à la présidentielle débattent de « Medicare for All », la proposition de Bernie Sanders qui consisterait à créer un système d’assurance maladie administré par la puissance publique, sur le modèle canadien ou européen.
Cette proposition est jugée irréaliste, et trop coûteuse, par son adversaire, l’ancien vice-président Joe Biden, qui fait désormais figure de favori pour affronter Trump lors de l’élection du 3 novembre. Elle est aussi combattue par les républicains, toujours décidés à obtenir la peau de l’Obamacare, une réforme qui permit en son temps à 20 millions d’Américains d’obtenir une couverture maladie, et sur laquelle la Cour suprême, désormais contrôlée par une majorité de juges conservateurs, a décidé de se prononcer l’an prochain.
Pour l’universitaire Sarah Rozenblum, « Medicare for All offrirait pourtant des outils plus adéquats pour lutter contre une telle épidémie ». Autant « à l’échelle individuelle qu’en termes de gouvernance du système de santé ».
Dans les prochaines semaines, les États-Unis risquent de s’en rendre compte, douloureusement.