Invité par la Commission altermondialiste de Québec Solidaire et les Ami-es du Monde diplomatique, Vivek Chibber, directeur de la revue « Catalyst » (publié par le populaire média Jacobin), est venu à Montréal la semaine passée. Compte-rendu préparé par Pierre Beaudet
Depuis 10 ans, les États-Unis traversent trois crises simultanément. À la base est la crise économique, en continuité avec le crash financier de 2008. Le taux de croissance, l’indicateur le plus utilisé selon les normes capitalistes, est le plus bas depuis 1960. Dit autrement, selon Vivek Chibber, « la « tarte » de l’accumulation ne cesse de rétrécir ».
En parallèle, le mouvement descendant des conditions de vie et de travail se poursuit. « Le principal objectif des gouvernements récents, démocrates ou républicains, est de réduire le Welfare state, tout en facilitant la précarisation du travail : « l’idée étant de faire en sorte que les travailleurs se sentent toujours sur la brèche ». L’emploi stable et payé décemment devient presque un privilège, d’où le déclin des revenus pour la grande masse. De l’autre côté de la barrière, on se porte très bien. « Plus de 20 % de la population connaît une envolée qui les détache de la grande masse, tant sur le plan économique et politique sur dans les dimensions culturelles, morales. C’est presque comme s’ils devenaient une nation dans la nation ». Fait à noter selon Chibber, cette couche privilégiée inclut également des femmes et des Africains-Américains.
Le rêve américain en miettes
À cette transformation répond une crise sociale profonde et sévère, qui conduit des millions de gens à la pauvreté, voire, à la misère. « Un indicateur probant est le déclin de la longévité des hommes, un phénomène observable et singulier aux États-Unis ». D’autres indicateurs sont la crise du système de santé, le déclin de plusieurs villes et l’incarcération de masse, qui touche plus de deux millions d’Américains, dont 48% d’Afro-Américains. « 90% des gens en prison sont pauvres, Noirs comme Blancs. L’appauvrissement des couches populaires blanches atteint un seuil qu’on ne connaissait pas depuis la grande crise e 1929 ».
Le chaos politique
Enfin, il y a la crise politique. Le traditionnel système pi-partisan entre Démocrates et Républicains tombe en morceaux : « les couches populaires sont en rébellion. Elles ont cessé de croire le discours officiel ». Tant d’un côté que de l’autre, les politiciens en montée sont des « outsiders », ce qui est le cas de Trump avec les Républicains et de Sanders du côté démocrate ». Le système dans son entièreté en est secoué. « Le contrôle du parti républicain pas Trump est instable. Les classes dominantes le rejettent, mais en même temps, elles profitent de ses politiques consistant à frapper les couches populaires.
La bataille de l’opinion
Par ailleurs, le populisme d’extrême-droite promu par Trump n’a rien à voir avec les politiques conservatrices du passé : « l’idéologie d’extrême-droite qui domine ne repose pas sur un programme hégémonique, mais sur la peur ». Sanders, pour sa part, affronte la quasi-totalité des instances de direction du Parti démocrate : « le travail principal des dirigeants démocrates est d’empêcher Sanders de passer ». C’est ce qu’ils ont fait en 2018, mais aujourd’hui, « ce contrôle par la droite démocrate (identifié notamment au « clan » Clinton et même à Obama) devient de plus en plus contesté. Il est frappant de constater que Sanders domine le débat public : « dans les débats et les médias, ce sont les idées de Sanders qui sont en jeu, que ses adversaires démocrates tentent, sans grand succès, de diaboliser.
En même temps, la classe politique se sent forcée de répondre aux propositions de Sanders ». Sanders peut-il l’emporter ? Selon Chibber, cela est improbable, mais pas impossible : « il est pratiquement le seul à disposer d’une base active, énergique, qui se concentre sur le terrain ». Les sondages les plus récents indiquent effectivement une remontée importante de la cote de Sanders. Certes, l’oligarchie, y compris celle qui domine le Parti démocrate, n’a pas dit son dernier mot.
Un mouvement social ascendant dont les bases restent fragiles
Dans le sillon des mobilisations récentes, de Occupy Wall Street à Black Live Matters en passant par les manifestations gigantesques des femmes et des jeunes, sans compter la vague de grève qui a éclaté depuis 2018, on sent le retour de la contestation sociale : « c’est un changement profond, qui agit au niveau culturel, à la base. Le sentiment général est, ‘on en a assez’. On observe cela dans des régions peu touchées par les mouvements sociaux historiquement, comme au Kentucky, en Virginie et ailleurs, où des centaines de milliers d’enseignantes sont sortis en grève ». Des Américains et des Américaines « ordinaires » s’identifient au programme de Sanders, qui est fondamentalement social-démocrate : « c’est nouveau dans ce pays où la social-démocratie était devenue un tabou, autant que le socialisme ».
Fragilité des mouvements populaires
Pourtant malgré ces avancées, le défi reste très grand : « la classe ouvrière traditionnelle, celle qui est encore syndiquée », n’a pas la même force sociale qu’elle avait durant la période réformiste du New Deal et de la formidable poussée syndicale qui avait pris forme autour du CIO. Il y a de nouvelles organisations, dans les milieux de travail comme partout ailleurs, mais elles sont encore fragiles ». Pour autant, une masse critique de gens est en faveur d’un grand tournant, « en faveur d’un réinvestissement massif dans les services publics et la défense de l’environnement ».
Déconnexion de la gauche
Du côté de la gauche, y compris parmi les nombreux socialistes qui s’activent dans la campagne de Bernie Sanders, les liens avec les couches populaires ne sont pas organiques : « les secteurs organisés et vocables de la gauche sont composées majoritairement d’étudiants et de professionnels déclassés (les « unemployed graduates »). Ils sont militants, « mais leur pouvoir réel sur la société est limité. La gauche augmente son influence au niveau culturel et social, mais elle reste politiquement très peu organisée ». Cela explique en partie pourquoi une partie importante des couches populaires glisse vers le populisme de droite, y compris dans ses formes extrêmes et racistes : « beaucoup de gens ordinaires identifient la gauche aux secteurs urbains, intellectuels. Ils ne comprennent pas leur langage qui leur apparaît comme élitiste, méprisant. Ils pensent que la gauche est davantage préoccupée à défendre les droits des minorités et les identités individuelles qu’à se mobiliser avec et pour la grande masse ». Si la gauche ne change pas à son niveau selon Chibber, le « populisme de droite va continuer de dominer ».
Lueurs d’espoir
Récemment avec le rebond des Democratic Socialists of America (DSA), on note des changements[1]. « Ce qui est encourageant, selon Chibber, est le fait que les DSA veulent faire de la politique, militer pour de vrais changements, et non plus se confiner dans la critique sociale et de rester emprisonnés dans le sectarisme et l’esprit de secte ». Une autre inflexion de la part des DSA est de s’engager dans les luttes, comme on l’a ru récemment lors des grèves enseignantes. C’est la bonne vieille idée d’un mouvement socialiste qui travaille en même temps au niveau électoral et à la base, les deux processus se nourrissant mutuellement.
Percées électorales
Par ailleurs, aux États-Unis, il est pratiquement impossible d’avoir une réelle présence politique en se présentant comme une « troisième voie » de gauche. La seule option réaliste est de fonctionner comme un courant organisé à l’intérieur des Démocrates, et c’est cette voie qu’ont adopté les DSA qui sont fortement investis dans la campagne de Bernard Sanders (dont l’objectif est d’obtenir le mandat démocrate pour l’élection présidentielle de l’automne prochain), mais aussi à l’échelle locale. Plus d’une centaine de militants de DSA ont été élus cette année dans les assemblées des États, les municipalités (notamment à Chicago) et dans les multiples positions élues dans les conseils scolaires, l’administration de la justice, etc. Deux militantes de DSA ont été élues au congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez, qui est en train de devenir une personnalité politique de premier plan au pays.
Quelque chose est en train de changer
« C’est
encourageant, note Chibber, de voir la gauche se mobiliser dans des campagnes
qui touchent la masse des gens, pour le logement, la santé, l’éducation et où
des batailles peuvent être gagnées ». « Peut-être que le fait le plus
important qui caractérise les efforts de la gauche actuellement, c’est
l’acquisition de compétences organisationnelles et politiques qui pourraient
lui permettre, à la longue, de se réenraciner dans le peuple ». Selon
Chibber, même si Sanders ne réussit pas son pari, cet élargissement de la base
en faveur d’un programme de transformation avancé ( des réformes
« radicales) pourrait ouvrir des chemins prometteurs et permettre la mise
en place d’un mouvement de longue durée, et peut-être, si on est un peu
optimistes, à constituer un « véritable projet contre-hégémonique.
[1] Les DSA avaient été créés dans les années 1970 par les héritiers de la tradition social-démocrate américaine. Ils ont été longtemps déclassés par les « nouvelles gauches » tout au long des décennies subséquentes et jusqu’à récemment, ce parti était un espace politique sans grande signification, jusqu’à ce que, au tournant des années 2000, une nouvelle génération décide de l’investir. Depuis 2008, le membership a été multiplié par 10, gonflé par des mouvements comme Occupy Wall Street et dominé par des jeunes.