MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 4 mars 2020
À l’occasion du Super Tuesday ce 3 mars, l’ancien vice-président Joe Biden a ressuscité sa campagne. Avec Bernie Sanders, qui affiche des résultats décevants lors de ce vote crucial, les tensions resurgissent, comme en 2016. Illustration à Fresno, une ville californienne rurale et politiquement modérée.
Fresno (Californie) de notre envoyé spécial.– Dimanche après-midi, Jewel Hurtado a jeté un œil sur son téléphone. Un ami a envoyé un texto. « On danse sur “High Hopes” ce soir ! » Le dernier soir du week-end, Jewel va souvent au karaoké avec ses copains.
« High Hopes », la chanson du groupe Panic! at the Disco était un des hymnes de campagne de Pete Buttigieg. Ses soutiens ont diffusé des vidéos de chorégraphies plus ou moins ratées : Internet s’est foutu d’eux.
Quelques minutes avant, ce dimanche-là, Buttigieg, le jeune maire du Midwest, sans soutien dans l’électorat noir et hispanique, vient justement de quitter la course. Avec ces mots : « Nous avons besoin d’un leader qui panse les plaies de notre nation divisée. »
Sous-entendu : pas de Bernie Sanders, que Buttigieg dépeint depuis des mois en radical buté.
Vingt-quatre heures plus tard, Pete Buttigieg grimpait sur une scène, à Dallas (Texas) pour apporter son soutien à Joe Biden, l’ancien vice-président de Barack Obama. Biden, 77 ans, l’a remercié en disant qu’il lui rappelait Beau, son fils décédé d’un cancer.
Une autre candidate, Amy Klobuchar, a elle aussi stoppé sa campagne. La voilà à son tour dans la « Team Biden ». En quelques heures, la hache de guerre des meilleurs ennemis centristes a été enterrée, clarifiant l’embouteillage des candidats au centre, changeant notablement la donne de la primaire démocrate.
Avant le Super-Tuesday, cette journée du mardi 3 mars où quatorze États américains ont voté, les centristes démocrates, jusqu’ici divisés, ont décidé de faire front commun pour tenter d’interrompre l’ascension du sénateur du Vermont. Plusieurs dirigeants démocrates ont aussi appelé à voter pour Biden. Comme si la vie du parti et la victoire face à Trump en dépendaient.
Face à ce front inattendu, constitué sous les augures de l’ancien président Obama, Jewel s’est inquiétée : « Les démocrates modérés ont visiblement choisi leur candidat. L’establishment démocrate ne veut pas de Bernie. Voilà Biden en position de force. » Mardi 3 mars, l’ancien vice-président de Barack Obama a paru ressusciter sa campagne, remportant plus d’États que prévu, interrompant le momentum dont bénéficiait Sanders depuis quelques semaines.
Devant une télé, Jewel a soupiré. « Face à Trump, je ne pense pas que Biden ait une chance. Nous voilà repartis comme en 2016. »
À Fresno, Jewel, 21 ans, toujours étudiante, est la relève du parti démocrate. Elle est devenue l’an dernier conseillère municipale d’une petite ville très conservatrice des environs, où pas grand-monde n’est inscrit sur les listes électorales. Elle a toqué aux portes, inlassablement. « J’ai entendu Alexandria Ocasio-Cortez [congresswoman de gauche de New York, élue en 2018 face à un cacique démocrate] dire qu’il fallait tout changer, et que ça passait par la mobilisation d’un nouvel électorat, des jeunes, des gens qui ne sont pas sur les listes électorales. J’ai fait pareil. » Ses voisins ne votaient pas. Elle les a tannés pendant des semaines. Ils lui ont apporté quatre voix. À la fin, elle a gagné son élection à huit votes près.
Dans les années 1970, le grand-père de Jewel était le garde du corps de César Chavez (1927-1993), leader ouvrier iconique qui organisa les travailleurs hispaniques californiens de la Central Vallet, et mena à la tête de l’United Farm Workers une « grève du raisin » (1965-1970) victorieuse remarquée dans tout le pays.
Fresno, cinquième plus grande ville de Californie, à quatre heures de route au nord de Los Angeles, c’est la Californie dont on ne parle pas. On y trouve la même lumière dorée qu’à « LA », les palmiers en moins. Ici, « Big Ag » règne en maître : l’agro-business fait tourner l’économie (les agrumes, les amandes, les produits laitiers) emploie des sans-papiers mexicains depuis des décennies, pollue l’eau du robinet que personne ne boit.
Le reste de la Californie, l’État le plus peuplé du pays (40 millions d’habitants), est solidement démocrate. Mais la Central Valley rurale, peuplée de nombreux Hispaniques, reste pour eux une terre de conquête. Les publicités antiavortement s’affichent au bord de la nationale. Deux des congressmen locaux, Devin Nunes et Kevin McMarthy, font partie des plus grands thuriféraires de Trump, complotistes forcenés, le doigt sur la couture du pantalon pour défendre le patron. La Central Valley est l’un des endroits où l’on vote le moins en Californie.
Jewel a été happée par Sanders en 2016. « J’ai vu une vidéo, j’ai voulu m’engager. » Quatre ans plus tard, elle a introduit Bernie lors de son meeting à Fresno, en novembre. On l’a vue il y a peu dans un clip de la campagne. Elle a le sentiment de participer à un « mouvement » historique, qui fait parler dans les familles, galvanise les jeunes, enthousiasme même ses amis indépendants. « Ils ne veulent surtout pas être associés à un parti mais ils votent pour Bernie. »
En quelques jours, la primaire démocrate est devenue un duel : Sanders vs Biden, l’insurgé « socialiste » face au candidat de l’establishment, déjà deux fois candidat à une présidentielle, connu pour ses gaffes : un candidat anachronique et sans doute vulnérable s’il devait se retrouver en duel à Trump, qui s’est excusé à de multiples reprises pour ses erreurs politiques, et dont le nom a été cité dans la procédure d’impeachment visant le président.
Jewel craint la suite, les mois à venir, la route qui promet d’être longue jusqu’à la convention démocrate de juillet, la bataille face à Trump, l’élection le 3 novembre où Trump entend bien rempiler. « C’est un mal de tête permanent. Je passe par tous les états. Je suis excitée, nerveuse, anxieuse, enthousiaste. Tout ça à la fois ». Elle craint de nouveaux déchirements. « On a vu ce qui s’est passé en 2016, entre les pro-Bernie et les pro-Hillary. À la fin, il n’y a pas eu d’unité. Les partisans d’Hillary pensent encore que ceux de Bernie sont responsables de sa défaite. Pourtant, Bernie bat Trump dans de nombreux sondages. Il est cohérent et respecté. »
Dans la Central Valley, la campagne de Sanders a ratissé le terrain. Sanders a d’ailleurs gagné haut la main l’Etat, celui qui attribuait le plus de délégués lors du Super Tuesday. Il est aussi en tête dans la Central Valley. « Les autres candidats, c’est bien simple, on ne les a pas vus », raconte Amelia Worthen, la responsable de la mobilisation dans la petite ville de Visalia. En difficulté ces dernières semaines, Joe Biden n’avait presque plus d’argent. Son organisation en Californie a été particulièrement faible.
Mais sa large victoire en Caroline du Sud ce week-end, rendue possible par le large soutien de l’électorat africain-américain dans cet État, a ranimé sa candidature.
En quelques jours, l’ancien vice-président est visiblement apparu pour beaucoup comme un choix de raison, celui qu’on a déjà vu à l’œuvre, et le seul capable de battre Trump.
Devant un bureau de vote de Fresno, Julian Chavez, un ouvrier retraité, vêtu d’un maillot bleu des Dodgers, la mythique équipe de base-ball de Los Angeles, m’a expliqué voter pour Biden « parce qu’il est le plus expérimenté »… « C’est le seul qui sait ce qu’il fait vraiment. Il est intelligent. » Julian apprécie Sanders, mais il trouve que « la façon dont il pense, c’est trop “l’un ou l’autre”. Et puis ce qu’il propose sort trop de l’ordinaire. On n’est pas habitué à ça aux États-Unis, le côté social, le socialisme. Face à Trump, ça ne marcherait pas. »
« Je crois que Biden est le meilleur candidat pour battre Trump, dit Maria Lemus, 38 ans, qui travaille pour un élu local démocrate. Les républicains qui sont contre Trump voteraient Biden, mais pas pour Bernie. »
Mardi, le jour du vote, les électeurs républicains ont défilé aux urnes dans un quartier très conservateur de Fresno. Ils ont garé leurs voitures devant le Walgreens, une chaîne de supermarchés, et déposé leurs bulletins dans une boîte scellée installée sur le parking : en Californie, on peut déposer son bulletin de vote dans des urnes installées un peu partout.
Biden ou Sanders : ces conservateurs, tous très fans de Donald Trump, se montrent plutôt confiants.
« Les démocrates ont un casting plutôt faible, dit Doug, prof de golf, un « fervent républicain ». « Biden est considéré comme un modéré, mais pour moi, il n’y a pas vraiment de différence : il est bien plus à gauche que ce que je défends. Quant à Sanders, le socialisme, c’est impensable dans ce pays. »
« Avec Sanders, notre pays changerait totalement, dit Diana, qui travaille dans le bâtiment. Les gens qui votent pour lui pensent que le gouvernement va leur donner des choses gratuites. Mais rien n’est gratuit en ce bas monde. » Sanders, ils le voient comme une aubaine. Biden, comme un pur produit de l’establishment que Trump caricaturera aisément.
Ces adversaires, pensent-ils, Trump n’en fera qu’une bouchée.