Yorgos Mitralias, CADTM, 8 juin 2020
Le constat est unanime : la lame de fond antiraciste qui balaie les États-Unis depuis deux semaines n’a pas son pareil dans l’histoire du pays. Comme le dit Bernie Sanders qui en a vu d’autres depuis le début des années ‘60, “c’est incroyable, c’est sans précédent dans l’histoire américaine” ! Et en effet, désormais on manifeste en masse dans des centaines sinon des milliers de villes dans la totalité (50 sur 50 !) des États fédéraux !Et en plus, on manifeste aussi en masse presque partout de par le monde, pas seulement par solidarité mais aussi parce que le racisme, la brutalité policière et l’autoritarisme des gouvernants font partie intégrante du quotidien mondial généré par ce capitalisme pervers et profondément inhumain…
Donc oui, c’est sûrement du jamais vu car, malgré l’agressivité et les menaces du pouvoir et les injonctions pressantes faites initialement aux manifestants de rentrer chez eux (« Go home now ! ») de la part des maires noirs et autres représentants de la bourgeoisie afro-américaine, ont suffit seulement quelques jours de manifestations de colère après l’atroce assassinat de George Floyd pour que le mouvement s’installe dans la durée. Et aussi, pour qu’il se manifeste et prenne racine dans tout le pays, pour qu’il devienne de plus en plus massif, déterminé et surtout, ambitieux et radical. Un mouvement formidablement multiethnique et multiculturel comme on n’en a jamais vu dans le passé où dominent les mêmes jeunes gens blancs, noirs, indigènes et latinos qui ont fait leurs premiers faits d’armes et se sont radicalisés dans le mouvement de Bernie Sanders.
Évidemment, rien ne tombe du ciel et c’est parce que Bernie a semé qu’on commence aujourd’hui à récolter les fruits [1] de son irruption inopinée sur la scène de la vie sociale et politique américaine. Mais, cela ne suffit pas pour expliquer pleinement ce qui est en train de se passer aux États-Unis. Tout d’abord, beaucoup est dû à l’exceptionnelle conjonction des crises cataclysmiques qui fait que le pays soit frappé simultanément par une récession et un chômage sans précédent (au moins depuis la fin de la dernière guerre mondiale), sur fond de crise historique de l’impérialisme américain, de crise (terminale ?) du bipartisme traditionnel et des partis Républicain et Démocrate, et de polarisation extrême de la société nord-américaine. Et aussi, surtout, sur fond de réalités sociales dignes du pire Tiers Monde telles la pauvreté absolue et même la famine endémique qui frappent des dizaines et des dizaines de millions de ses citoyens en même temps que les inégalités sociales deviennent plus que monstrueuses atteignant des sommets inimaginables il y a encore 20 ans ! Et comme si cela ne suffisait pas, au même moment s’y ajoutent une crise sanitaire sans pareil depuis un siècle qui fait des hécatombes de victimes surtout parmi les Indigènes, les Afro-américains et les Latinos et aussi la catastrophe climatique qui fait déjà d’énormes dégâts et menace directement la planète et l’humanité toute entière. Alors, étant donné que les premières victimes de toutes ces crises sociales, économiques, sanitaires et climatiques sont les populations dites minoritaires, et plus spécifiquement les Afro-américains, il n’est pas surprenant que la chaîne nord-américaine, déjà pourrie, se soit rompue à son maillon le plus faible, celui du racisme institutionnel et de la féroce répression des Afro-américains par une police raciste et assassine…
Mais, ce n’est pas tout. La présente situation doit beaucoup au sinistre personnage de Donald Trump et à ses ambitions ouvertement fascisantes et dictatoriales. Ambitions qui sèment désormais le doute et divisent le sommet de l’État et la classe dirigeante nord-américaine au moment précis où tout ce beau monde affronte un mouvement populaire sans précédent toujours plus fort et déterminé d’aller jusqu’au bout de sa lutte radicale. L’actuelle incapacité de Trump d’intimider et de museler ce mouvement populaire grandissant, ne fait qu’accroître d’un coté, les doutes et la méfiance de la classe dirigeante et des sommets de l’État envers Trump et de l’autre, la confiance en soi et la détermination des manifestants ! Ce n’est pas donc un hasard que des leaders et des personnalités du mouvement tels que Alexandria Ocasio-Cortez, Cornel West, le révérend William Barber ou même Spike Lee et Noam Chomsky expriment l’état d’esprit générale quand ils martèlent que « Now is the time » ! Parce que le moment historique tant attendu est arrivé, et c’est maintenant qu’il faut mettre le paquet et foncer ! En somme, plus ceux d’en haut plongent dans le désarroi, et plus ceux d’en bas se ragaillardissent et passent à l’attaque…
Bien entendu, ni l’État profond nord-américain et encore moins Trump et les siens vont rendre les armes sans se battre jusqu’aux bout et avant qu’ils utilisent tous les moyens à leur disposition pour éliminer ceux qui contestent leur pouvoir. C’est pourquoi on peut légitimement s’attendre à ce qu’ils se ressaisissent et qu’ils passent a la contre-attaque. Évidemment, les grands généraux et amiraux en retraite de l’armée américaine paradent les uns après les autres sur CNN dénonçant « l’aventurier Trump » et jurant qu’ils ne le laisseront pas lancer les troupes contre les manifestants. Et il n’y a aucun doute que Trump est de plus en plus isolé car, comme il est d’usage dans pareilles situations, les rats commencent à abandonner le bateau présidentiel en perdition. Mais attention, parce que Trump n’est pas n’importe qui, un politicien comme les autres, quelqu’un qui tient compte des rapports de force et de l’état d’esprit même de ses fidèles. Comme on l’a écrit mille fois dans le passé, il est plus que dangereux (pour ses compatriotes et pour le monde entier) et prêt, surtout maintenant qu’il se sent piégé et menacé directement, à aller jusqu’au bout de sa paranoïa à la fois, égoiste, raciste et fasciste…
La conclusion (évidemment provisoire) n’est pas différente de celle qui concluait notre texte de fin Mars dernier. Tout simplement, vu ce qui est en train de se passer aux États-Unis et de par le monde, on est maintenant tenté d’être encore plus optimiste et catégorique dans nos affirmations :
« Alors, va-t-on vers un triomphe historique annoncé de Trump et de ses milliardaires ? Et aussi, vers une écrasante défaite non moins historique des travailleurs et autres laissés-pour-compte du néolibéralisme ? Notre réponse est catégorique : Rien de moins sûr. Car « ceux d’en bas » nord-américains ne sont plus en 2020 aussi désarmés qu’ils étaient en 2015. Pourquoi ? Mais, parce que l’irruption de Bernie Sanders sur le devant de la scène politique nord-américaine a laissé des traces, bouleversant profondément le paysage politique, radicalisant comme jamais auparavant la jeunesse, transformant sérieusement la réalité sociale du pays et inspirant une nouvelle génération de (jeunes) dirigeants et surtout dirigeantes populaires, combatives et socialistes !
Mais, c’est évidemment le mouvement de masse sans précédent qui se réfère au combat politique de Bernie Sanders qui constitue la plus grande et la plus précieuse nouveauté dans le panorama politique et sociale nord-américain. Malgré ses faiblesses manifestes, son inexpérience et son – très compréhensible – passage à vide actuel, ce mouvement est condamné non seulement à se ressaisir mais aussi à jouer pleinement son rôle dirigeant. De quelle manière ? Mais, en fournissant l’ossature, la coordination et la direction aux diverses initiatives de résistance et d’auto-organisation qui ne manqueront pas de surgir des tréfonds de la société américaine. En somme, en prenant la tête des mouvements et réseaux populaires qui sont déjà en train de naître, car plus que jamais ce qui est désormais directement menacée n’est plus seulement le salaire et l’emploi mais la vie même des dizaines de millions de citoyens américains ! Et ceci étant dit, l’issue de l’affrontement gigantesque de classe qui vient tout juste de commencer, s’annonce ouverte et incertaine. Tout est possible, le pire mais aussi le meilleur… » [2]
Notes
[1] Pour approfondir tout ça, des milliers de textes, vidéos et images de première main venant des États-Unis et concernant tout ce qui se passe au sommet mais surtout à la base de la société nord-américaine, sont postés heure après heure sur le Facebook « Europeans for Bernie’s Mass Movement » que nous avons lancé il y a 4 ans et que nous conseillons vivement aux lecteurs de gauche :https://www.facebook.com/EuropeansForBerniesMassMovement/
[2] Voir notre article du 30 mars « États-Unis : La pandémie accélère la crise et dessine les contours de l’affrontement de classe qui se prépare » : https://www.cadtm.org/Etats-Unis-La-pandemie-accelere-la-crise-et-dessine-les-contours-de-l