Entretien avec Michael Hardt
Dans cet entretien, le philosophe et militant Michael Hardt s’exprime à propos du soulèvement antiraciste ayant éclaté aux États-Unis suite à l’homicide policier de George Floyd. En enracinant les évènements des dernières semaines dans l’histoire récente des États-Unis et en partant de son expérience vécue en manifestation, Michael reconstruit les traits saillants du mouvement en cours. L’accent est mis à la fois sur sa portée politique générale et sur les enjeux stratégiques et organisationnels qu’il ouvre. Dans cet horizon, la lutte contre la « violence systémique » de certains appareils étatiques sur les minorités raciales est interprétée comme le point de départ pour mettre en discussion l’ensemble du « pacte social raciste » sur lequel se fonde la société américaine, tandis que les revendications portant sur la « destitution de la police » sont analysées dans la perspective de transformation radicale des formes du pouvoir politique, des modalités de gouvernement de la sécurité sociale et de l’ordre pénal. La composition bigarrée de jeunes manifestants qui animent le soulèvement, ainsi que son caractère « sans leader », sont enfin soulignés afin d’ouvrir un débat sur l’intersectionnalité des luttes et ses formes d’organisation politique.
Ce qui se passe ces dernières semaines aux États-Unis est exceptionnel. L’explosion sociale antiraciste prend des proportions énormes, qui semblent reconfigurer complètement la phase politique actuelle à l’échelle mondiale. Comment juges-tu ce mouvement et quel genre de nouveauté exprime-t-il à ton avis ?
L’une des nouveautés que j’observe est que ce mouvement a une conscience politique beaucoup plus profonde que les mouvements de ces dernières années sur certaines questions, comme le thème et la méthode de l’intersectionnalité. Plus généralement, il a une conscience politique beaucoup plus mature. Cette « maturité » peut être comprise de deux façons : d’une part, il s’agit d’un mouvement contre les structures raciales, mais qui est également très conscient des hiérarchies de genre et de sexualité et inclut pleinement les revendications des mouvements trans-féministes (comme cela s’est produit lors de la grande manifestation à New York dimanche dernier) – et, dans cette perspective, c’est un mouvement qui a pleinement conscience des liens transversaux des luttes. D’autre part, il s’agit d’un mouvement qui non seulement est conscient du phénomène de la violence, mais qui inscrit cette violence dans la problématisation de structures sociales plus larges et enracinées. Il est évident que l’étincelle de ces protestations a été un acte violent de la police, c’est-à-dire le meurtre brutal de George Floyd, mais pour le mouvement il est tout aussi clair que cette violence est un épiphénomène et un symptôme d’un problème encore plus fondamental : la structure sociale raciste de la société américaine (et pas seulement). Cela me semble être un signe formidable de la maturité du mouvement. De plus, on pourrait dire que même la rhétorique, le langage et l’imagination des militants, qui sont généralement très jeunes et âgés de 20 à 25 ans, sont très proches d’un type de discours qui se déroule souvent aussi dans les salles de classe des universités et qui propose une analyse structurelle du racisme. Ce mouvement utilise un langage et des exigences très sophistiqués et élaborés.
Certains analystes affirment qu’il existe également des conflits intra-gouvernementaux aux États-Unis en ce moment qui favorisent ou soutiennent les mouvements. Qu’en penses-tu ?
Il existe sans aucun doute dans certains domaines une relation vertueuse entre les manifestations et les gouvernements locaux qui s’opposent fortement aux politiques de Trump. Par exemple, tant à Seattle qu’à Washington – les deux villes où j’ai également participé activement aux manifestations – les maires ont donné l’ordre à la police de ne pas s’opposer aux manifestants. A Washington, lors de la dernière grande manif, on n’a pas vu un seul policier, mais la Maison Blanche était défendue par la Garde Nationale… Les maires de Washington et de Seattle soutiennent donc les protestations contre Trump. Nous devons voir si cela représente un conflit réel entre le gouvernement local et l’État fédéral…
Historiquement, en effet, c’est souvent l’inverse qui s’est produit, c’est-à-dire que les États individuels ont adopté des positions plus conservatrices tandis que le gouvernement fédéral proposait des décisions plus avancées…
Oui, c’est ce qui a été dit au milieu des années 60, et c’était à peu près vrai surtout en ce qui concerne les États du sud qui ne voulaient pas mettre fin à la ségrégation raciale alors que le gouvernement fédéral, au contraire, imposait des politiques de déségrégation. Le cas actuel est une sorte de renversement de tendance et représente une forme de pression et d’accaparement de l’atout. Il y a certainement un conflit intra-gouvernemental qui est très intéressant et nous verrons à quel point il peut être puissant. Un conflit de ce type entre le gouvernement central et les gouvernements locaux s’est également produit en Italie, par exemple lorsque le maire de Riace s’est opposé aux politiques anti-migratoires de Matteo Salvini. Mais Washington n’est certainement pas Riace ! Aux États-Unis, une véritable nouveauté serait de voir quelque chose de similaire à ce qui s’est passé en Espagne, lorsqu’un mouvement de transformation municipaliste a eu lieu. Nous sommes évidemment très loin d’un tel processus, mais il s’agit de dynamiques à garder à l’esprit.
Ces jours-ci, je pensais que le mouvement de Ferguson en 2014-2015 a joué un rôle presque « formateur » en ce qui concerne une certaine langue et peut-être que le rôle de l’université a également été important parce que les facs ont également contribué à créer un sens commun sur les questions concernant le racisme et le genre, compte tenu de l’attention qu’il y a aux départements de postcolonial studies et de gender studies.
Les universités ont certainement joué un rôle important, mais il faut également souligner un autre aspect de la maturité de ce mouvement : par rapport à Ferguson, par exemple, il y a beaucoup plus de blancs qui participent à la lutte. Et ce n’est pas parce qu’ils n’étaient pas solidaires avant, mais parce qu’ils ont maintenant une formation plus complète qui les rend capables de participer. Je crois qu’il y a – et c’est aussi une nouveauté – toute une nouvelle génération de militants blancs qui savent maintenant comment participer et comment rester dans une lutte antiraciste. C’est aussi une question de formation politique au sein des mouvements. Dans ces manifestations – auxquelles participent des Afro-Américains, des Latino-Américains, des Asiatiques et des Blancs – il est évident qu’il ne s’agit pas seulement de faire preuve de solidarité ou d’exprimer une alliance, mais de se sentir pleinement partie prenante du problème. La question du racisme est vraiment un problème pour tout le monde. Il ne s’agit pas seulement de faire preuve de solidarité avec les « pauvres victimes noires », mais d’être pleinement conscient qu’une société raciste est insupportable pour tout le monde.
L’une des forces les plus marquantes de ce mouvement américain a été sa capacité à se généraliser dans le monde entier. D’énormes manifestations ont eu lieu non seulement dans toutes les grandes villes américaines mais aussi à Londres, Berlin, Paris et en Italie. Comment se fait-il qu’une lutte contre le racisme structurel (qui, aux États-Unis, présente des particularités très spécifiques) parvienne à se généraliser immédiatement à l’échelle planétaire ?
L’image offerte par la presse américaine et qui me semble totalement fausse est que ces mouvements ailleurs, en Europe, en Australie, etc. sont des mouvements de solidarité avec les Afro-Américains. Il me semble que la généralisation et la diffusion des luttes à l’étranger est donnée par la prise de conscience du racisme structurel dans tous les pays d’Europe ainsi qu’en Australie. Les initiatives de ces semaines sont une étincelle qui part des mouvements américains et arrive aux mouvements européens, qui sont dans une situation tout aussi mature pour traiter la question du racisme. Bien sûr, toute expression de ce mouvement mondial aura des caractéristiques locales, mais il est certain qu’en Italie, en France ou en Angleterre (qui ont des contextes de départ très différents), la lutte contre la violence policière et plus généralement contre le racisme structurel était déjà très développée et avancée. Cet événement américain, ce soulèvement si participé et généralisé tombe, pour ainsi dire, dans un domaine qui était déjà préparé, dans une situation déjà mûre du point de vue des luttes et des discours.
Dans Assembly, toi et Toni Negri avez consacré plusieurs pages à la dimension « leaderless » des mouvements actuels. Black Lives Matter semble exprimer cette caractéristique de manière particulièrement évidente. Que dit cet aspect du soulèvement actuel ?
Il est un fait établi que Black Lives Matter est un mouvement non centralisé et donc sans porte-parole ni leader. Et d’autre part, tous les mouvements de cette génération sont confrontés à cette nécessité de s’organiser sans centralisation. Mais comme tous les mouvements qui parviennent à être efficaces et à réussir, ils ont besoin, même sans structure centralisée, d’un effort d’organisation considérable – et c’est un aspect qui est très perceptible ces dernières semaines. Black Lives Matter, comme chacun le sait, n’est pas une organisation au sens strict du terme : il n’y a pas de comité central ni de responsable. Black Lives Matter est le nom commun que chaque groupe local peut utiliser et faire sien. Pourtant, ce que nous voyons ces semaines-ci, c’est à quel point les mouvements sont bien organisés aux États-Unis. Dans chaque ville, les manifestations sont parfaitement organisées, y compris sur le plan pratique. Par exemple, l’énorme manifestation qui a eu lieu à Washington la semaine dernière et qui a rassemblé plus de 20 à 30 000 personnes a été organisée dans les moindres détails : il y avait de l’eau gratuite pour tous, des en-cas à manger, du désinfectant et même de la crème solaire, car il y avait un soleil très fort ce jour-là. Ce que je veux observer à travers cet exemple, c’est que même si un mouvement de ce type est sans leader, il ne manque pas d’organisation, il nécessite encore plus d’organisation. Et c’est ce que nous voyons à l’œuvre dans le mouvement actuel – et ce sont aussi les raisons pour lesquelles il dure si longtemps et connaît un tel succès – parce que chacun de ces groupes locaux appelés Black Lives Matter ont une telle force et une telle capacité d’organisation.
L’un des mots d’ordre des manifs des derniers jours a été de « retirer les fonds à la police » (defund de police) et dans certains cas même de « supprimer la police » (abolish the police). Comment vois-tu cette revendication et que penses-tu que de cette attention portée à l’appareil répressif de l’État ? Quelle est, selon toi, sa place dans la phase actuelle ?
Le mot d’ordre « defund the police » est à mon avis intéressant, d’abord à cause de son ampleur. Dans le sens où, d’une part, il pourrait même s’agir d’une demande de réforme assez modérée, finalisé à limiter les responsabilités de la police pour donner des fonds à d’autres agences gouvernementales qui pourraient être en mesure de gérer des situations qui ne nécessitent pas de la présence de la police ou dans lesquelles la police ne serait pas adaptée. D’autre part – comme le montre le mot d’ordre « abolish the police » – il s’agit d’une exigence assez radicale, qui doit s’inscrire dans une réflexion engagée depuis quelques décennies sur l’abolition de la prison et donc aussi de la police, l’idée étant précisément celle d’abolir toute la structure carcérale dont fait partie la police. Si, d’une certaine manière, « defund the police » peut sembler une proposition modérée, l’idée de transformer l’ensemble du système policier et pénitentiaire (l’idée d’abolir la police) est en réalité une proposition révolutionnaire. Le point de vue des mouvements est que la transformation du système policier, même si elle se fait sous une forme minimale, par le biais de la défiscalisation, est toujours considérée comme le symptôme d’un problème beaucoup plus profond concernant le racisme structurel et, en fin de compte, la remise en question d’une société raciste. Bien sûr, la réforme de la police pourrait aussi bien se passer et être un premier pas, mais l’ambition des mouvements est beaucoup plus grande et vise une transformation plus radicale et structurelle. L’objectif est de transformer la société en tant que telle. En conclusion, tous ces mots d’ordre ( « defund the police » ou « abolish the police ») sont comme tous les mots d’ordre très utiles pour rapprocher les gens de la question ou du problème général, mais une fois que vous avez abordé le problème, la manière de le traiter doit devenir plus globale et généralisée : vous commencez par la police pour problématiser toute une société raciste et pour comprendre une fois pour toutes comment la transformer.