À lire la presse anti-Trump, on croirait que le président se prépare, même de son lit d’hôpital, à s’emparer du pouvoir s’il n’arrive pas à gagner l’élection honnêtement le 3 novembre. Ce cauchemar — attisé par Trump avec des clins d’œil et des « plaisanteries » — court les rues depuis longtemps. Mais avec la parution dans le Washington Post, début septembre, d’un article de Rosa Brooks, professeure de droit à l’Université Georgetown, le ruisseau de soupçons est devenu une inondation. Brooks imagine plusieurs scénarios qui pourraient produire le chaos le jour et le lendemain du scrutin — soit des affrontements violents dans la rue, soit des batailles juridiques et constitutionnelles à la Chambre des représentants et devant les tribunaux — et qui permettraient à Trump de mobiliser ses militants, ses alliés sur le réseau Fox et ses avocats afin d’intimider les démocrates, les juges et même l’armée. Au nom du maintien de l’ordre ou pour combattre la prétendue fraude dans des États indécis, un président qui, selon Brooks, a « enfreint d’innombrables normes et lois durant son premier mandat » pourrait recourir à un putsch quasiment fasciste.
À mon avis, une victoire légitime de Trump est plus plausible qu’un renversement de la Constitution, vu la faiblesse de Joe Biden comme candidat de l’opposition. Les caciques du Parti démocrate ont supprimé le meilleur choix pour battre Trump, le sénateur Bernie Sanders, et ils auront du mal à motiver les jeunes, notamment, à voter pour un vieux routier « modéré », qui s’embrouille parfois dans ses pensées et ses paroles. Toutefois, on a raison de se méfier des manigances républicaines, étant donné les résultats contestés de George W. Bush contre Al Gore en 2000 lorsque Bush, pareil à Trump en 2016, avait remporté la victoire avec une minorité du vote populaire. Il n’est pas nécessaire d’être un fervent partisan de Trump pour faire de la sale politique, comme l’ont fait les amis de Bush en Floride le jour du scrutin. Le Parti républicain ordinaire est bien assez motivé pour tricher dans le but de conserver sa majorité au Sénat.
En revanche, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans l’analyse craintive de mes confrères anti-Trump et qui me rend sceptique en ce qui a trait à leur affolement. Le fil conducteur qui relie toutes les thèses d’un possible coup d’État est la pandémie de COVID-19 et la conséquente hausse des votes par correspondance. Les 50 États, chacun avec sa propre règle électorale, ont différentes méthodes pour compter les bulletins de vote reçus par la poste ; dans 14 États, le décompte ne peut commencer que le jour même du scrutin et donc pourra se poursuivre pendant des semaines. Trump, selon ce scénario, profitera du délai pour déclarer sa victoire dans la soirée du 3 novembre, étant donné que ses supporters ont moins peur d’attraper le virus que ceux de Biden et qu’ils voteront en personne en plus grand nombre. En effet, être pro-Trump, c’est un peu rejeter les masques au profit de la « liberté » et des réunions entre amis, alors qu’être anti-Trump, c’est accepter la science, qui prône le « confinement » et la distanciation sociale.
Si l’on met de côté ses constats les plus absurdes (« des millions de bulletins postaux [frauduleux] seront imprimés par des pays étrangers »), Trump a néanmoins tout à fait raison de dire que se présenter aux urnes est plus sûr comme mécanisme pour s’exprimer que de mettre son bulletin de vote dans une boîte aux lettres. Évidemment, il y aura des cas de non-livraison, surtout avec un service postal déjà affaibli par la politique hostile et avare de la Maison-Blanche et du Parti républicain. Les milliers de bulletins annulés à cause d’erreurs innocentes seront pires pour les démocrates : au Nevada, qui a une grande population latino-démocrate, un tiers des électeurs sondés ont dit qu’ils voteraient par correspondance. Là, si on oublie de signer l’enveloppe à l’extérieur, le scrutin sera rejeté. Vu que la course Trump-Biden y est très serrée, il y a de quoi s’inquiéter.
Alors, où se trouve le garde-fou contre une atteinte à la démocratie par des voyous ? La réponse logique à la menace d’une frappe trumpienne serait d’appeler les militants démocrates à voter en personne ; à conduire les gens âgés et les pauvres aux urnes ; à manifester leur présence physique le jour du scrutin et à défier les forces du mal. Quant au virus, rien ne pourrait être plus simple que d’organiser la distribution de masques gratuits devant les bureaux de vote ; cela pourrait être perçu comme un devoir patriotique et décourager les brigands d’agir contre un peuple éveillé. Pour les électeurs, c’est prendre un petit risque pour soutenir un grand idéal.
Je reçois tous les jours plusieurs courriels de la campagne Biden-Harris et, pour autant que je sache, aucun ne parle d’une urgente nécessité de parer au danger contre la démocratie en accomplissant l’acte de voter aux urnes à côté d’autres citoyens. Pas plus, à ma connaissance, que les éditoriaux des grands quotidiens libéraux. Malgré leur méfiance des foules infectées par la COVID-19, serait-il possible que les élites et les barons du Parti démocrate aient moins peur du virus Trump ? Si vraiment ils croyaient à ce dénouement fatal, ne risqueraient-ils pas leur peau ? La démocratie ne se fait pas à distance.
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine.