ROMARIC GODIN, médiapart, 7 avril
Le chiffre donne le tournis. En deux semaines, le nombre de nouvelles inscriptions au chômage aux États-Unis est passé de 282 000 le 14 mars à 6,68 millions le 2 avril ! Jamais le pays n’avait connu autant d’inscriptions simultanées depuis la naissance de cette statistique dans les années 1970. Avant le 14 mars, le record hebdomadaire de ces inscriptions datait du « choc Volcker », la forte hausse des taux de la Réserve fédérale (FED), de septembre 1982. À cette époque, 680 000 Étasuniens avaient fait de nouvelles inscriptions au chômage. Mais au cours des dernières deux semaines, on a frôlé les 3,5 millions par semaine.
Au bout du compte, on ignore quelle sera l’ampleur réelle de la hausse du chômage. Certains évoquent la possibilité d’un taux de chômage à 20 %, ce qui serait du jamais vu depuis les années 1930 (le record de l’après-guerre étant de 10,8 %, précisément en novembre 1982). Pour l’instant, en moyenne mensuelle de mars, ce taux est passé de 3,5 % à 4,4 % en un mois, mais cette donnée semble déjà largement dépassée et Christopher Dembik, économiste en chef à la Saxo Bank, l’estime plutôt aux alentours de 10 %.
Il n’empêche, le chiffre des premières demandes d’inscriptions au chômage traduit la violence du choc que subit l’économie des États-Unis, et avec elle la population laborieuse. Comme partout ailleurs, l’activité s’est brutalement stoppée à partir de la mi-mars. Mais ce n’est sans doute là que le début, car le Covid-19 a touché les États-Unis avec un peu de retard par rapport à l’Europe continentale, et il s’y développe plus vite depuis. Avec à la clé un foyer très préoccupant à New York, dans un des poumons économiques du pays. Désormais, la plupart des Étasuniens sont confinés. Les échanges sont réduits au maximum.
Comme le souligne Véronique Riches-Flores, une économiste indépendante, dans une de ses notes parue lundi 6 avril, l’impression est que, sous les coups du coronavirus, le « château de cartes de la première économie mondiale n’a pas eu le temps de vaciller qu’il semble déjà sur le point d’être englouti ». Les chiffres sont vertigineux, effectivement. En mars, les ventes d’automobiles ont par exemple reculé de 35 %, revenant près de huit ans en arrière, tandis que le trafic ferroviaire en biens d’équipement a été divisé par trois. Les principales estimations des banques qui voyaient encore il y a une semaine les États-Unis relativement épargnés par la récession s’ajustent désormais sur les chiffres européens avec une baisse d’un tiers du PIB au cours du deuxième trimestre, avec une baisse probable d’une dizaine de pourcent sur l’année 2020. Là encore, on doit remonter l’histoire très loin pour voir quelque chose d’approchant.
La réponse des autorités étasuniennes s’est faite en deux temps. Alors que les autorités politiques semblaient encore, début mars, prendre le coronavirus à la légère, les autorités monétaires, elles, ont agi vite et fort. Dès le 3 mars, la FED baisse ses taux. Le 15 mars, alors que la crise entre dans sa phase aiguë, les taux de refinancement sont ramenés à zéro et un programme d’assouplissement quantitatif de 700 milliards de dollars est lancé. Celui-ci étant absorbé pour moitié en trois jours, le 18 mars, la FED annonce la fin de toute limite à son programme de rachat de titres. « Le but de la Réserve fédérale était d’assurer la confiance dans le rebond de la croissance et la capacité du gouvernement d’assurer ce dernier », explique Nicolas Goetzmann, responsable de la recherche économique à la Financière de la Cité.
La réponse des marchés a été mitigée. Les taux longs à 10 ans ont reculé jusqu’à 0,6 %, pour finalement se stabiliser. Il est vrai que plus personne n’a désormais de doute sur le fait que la politique monétaire seule est impuissante. Il fallait davantage. D’où le plan de soutien et de relance de plus de 2 000 milliards de dollars, soit 10 % du PIB étasunien, qui a finalement été adopté par le Congrès après une longue négociation bipartisane. L’ampleur du plan a frappé les esprits par son caractère unique et massif. C’était le but, mais les mesures sont encore assez floues et vont mettre du temps à se déployer. Et plusieurs interrogations demeurent les concernant.
Comme la plupart des États développés, les États-Unis tentent de remplacer en partie les revenus perdus par le confinement et ses effets. Pour cela, l’administration Trump, qui n’avait jadis pas de mots assez durs contre le « socialisme » que représentait un programme comme Obamacare, est obligée de tendre un large filet de sécurité sociale. Ce filet prend deux formes. La première est un élargissement de l’assurance-chômage avec une hausse de 600 dollars par semaine des indemnisations pour un montant de 260 milliards de dollars. Deuxième mesure : le versement d’un chèque forfaitaire de 1 200 dollars pour tous les Étasuniens gagnant moins de 99 000 dollars par an (jusqu’à 75 000 dollars par an, la somme est de 1 000 dollars). « La FED s’est convaincue, depuis quelques années, que c’était le moyen le plus efficace de soutenir l’activité », explique Nicolas Goetzmann. La facture sera de 300 milliards d’euros.
À cela s’ajoutent des mesures soutenant les entreprises. Comme ailleurs, on a des dispositifs de report d’impôts. Les PME seront soutenues par un fonds de 350 milliards de dollars de prêt à 1% pouvant couvrir jusqu’à 250 % de la masse salariale totale. En cas de maintien de l’emploi, ces prêts pourraient être annulés. Mais le fonds est limité et le principe est celui du « premier arrivé, premier servi ». Il n’y en aura donc pas pour tout le monde. Et beaucoup d’entreprises risquent de rester sur le carreau.
En complément a été décidé un soutien ciblé de quelques grandes entreprises jugées clés par l’administration Trump : les compagnies aériennes qui obtiendront 32 milliards de dollars contre un maintien de l’emploi jusqu’au 30 septembre ; Boeing et ses fournisseurs bénéficiant d’une subvention de 17 milliards de dollars.
Vient ensuite le dernier élément, central, de l’aide : le fonds de 454 milliards de dollars destiné à aider des entreprises par des prêts. Mais, pour l’instant, c’est un peu un immense trou noir. L’ambition est de permettre un « effet de levier » de dix, autrement dit d’injecter in fine 4 000 milliards de dollars dans l’économie. Mais le mécanisme est complexe. Il est cogéré dans des conditions encore floues par le secrétariat au Trésor et par la FED. Certaines conditions ont déjà été fixées par la loi : pas d’augmentation des salaires des dirigeants et pas de rachats d’action. Pour le reste, c’est la FED qui décidera de la qualité des entreprises qui seront aidées. Pour préserver son bilan et assurer l’effet de levier, la FED pourrait être tentée d’aider des entreprises qui ne manquent pas de moyens de se financer (le marché des obligations d’entreprises bien notées se porte à merveille) et délaisser les plus fragiles.
Certes, on peut considérer que la politique étasunienne est déjà en avance d’une bataille. Dans une bonne logique de darwinisme d’entreprises, l’administration Trump laisserait les plus faibles des entreprises mourir, assurerait un filet de sécurité sociale et miserait tout sur les entreprises les plus solides pour relancer la croissance. Cette stratégie est cependant fortement risquée.
D’abord, parce qu’elle se met lentement en place, ce qui peut induire des faillites avant son activation, y compris d’entreprises jugées « saines ». Déjà, les explosions des inscriptions initiales au chômage montrent combien les entreprises ont réagi à la chute vertigineuse de l’activité. Cette réactivité présentée habituellement comme une force de l’économie des États-Unis pourrait cette fois être sa faiblesse. Le problème est surtout sensible pour des PME en fin de compte peu aidées et qui sont « un peu plus fragiles qu’ailleurs », comme le dit Véronique Riches-Flores.
Il y aura donc inévitablement de la casse. Malgré les 560 milliards de dollars de tentatives de substitution à une sécurité sociale inexistante, la crise risque de poser de gros problèmes à bon nombre de ménages étasuniens. Comme le souligne Véronique Riches-Flores, la situation des ménages est préoccupante. D’abord, avec le détricotage de l’Obamacare, beaucoup de travailleurs ont perdu leur protection maladie : 8,5 % des Étasuniens n’en ont plus désormais. Et les coûts de cette assurance ont grimpé en trois ans de 30 %, la rendant insoutenable pour les salariés qui vont subir le chômage ou des pertes de revenus. Surtout, l’endettement moyen des ménages outre-Atlantique est élevé et a retrouvé récemment son niveau de 2008. En moyenne, un ménage est endetté à hauteur de 126 000 dollars, principalement en crédits à la consommation très coûteux. Les jeunes adultes qui ont dû également s’endetter à grands frais pour payer leurs études, seront les principaux touchés.
Enfin, le poids des loyers a augmenté aussi ces dernières années et la presse étasunienne était, la semaine dernière, remplie de témoignages de gens incapables de payer leur loyer… La crise sociale a donc déjà commencé et pourrait bien avoir sa propre logique, rendant l’aide fédérale, non pas inutile, mais insuffisante pour redresser la situation. Déjà, dans certaines régions, comme en Floride, la demande des banques alimentaires a explosé, alors même qu’un Étasunien sur huit ne mange pas à sa faim régulièrement. Or, si une part importante de la population tombe dans la spirale de la pauvreté et du surendettement, la demande globale pourrait tarder à se remettre alors même que l’absence de visibilité de l’économie mondiale bloquera toute tentative de relance de l’investissement. Enfin, l’appauvrissement de la population peut peser sur la qualité du crédit, notamment immobilier, et fragiliser le secteur bancaire. Or, si le secteur financier ne tient pas, la crise peut encore s’approfondir.
Il n’est donc pas certain que, face à l’ampleur du choc, le plan fédéral, aussi massif soit-il, soit suffisant. Et on comprend que Donald Trump ait déjà évoqué, sans trop en dire d’ailleurs, une relance de son plan d’infrastructures qu’il avait abandonné. La stratégie est toujours la même : maintenir la confiance dans l’avenir pour tenir la tête hors de l’eau. Mais ce calcul pourrait vite apparaître, au vu des dégâts déjà enregistrés, bien court.
L’économie des États-Unis ne subit pas une crise très différente de celle des autres pays développés, mais les particularités de cette économie pourraient rendre la sortie de crise plus difficile sur le plan social. Certes, après 2008, l’action de la FED avait permis un rebond de la croissance. Mais les effets de la crise sur les inégalités avaient alors aggravé une situation déjà difficile. La violence actuelle du choc risque de rendre la sortie de crise économique plus délicate, et de la doubler d’une crise sociale et politique. Une partie de la clé de l’avenir de l’économie mondiale se jouera aussi dans la capacité de cette économie à trouver une porte de sortie juste et soutenable.