Pierre Beaudet, 20 janvier 2020
Au début de novembre, un violent conflit a éclaté en Éthiopie dans la province du Tigré. L’armée fédérale a envahi la province nordique peuplée par plus de cinq millions gouvernée par le Front populaire pour la libération du Tigré (FPLT). Déjà depuis plusieurs mois, les tensions s‘accumulaient au sein de l’État éthiopien où Durant l’été dernier, le FPLT a décidé de se retirer dans son fief du Tigré. Des affrontements ont commencé pour mener à une guerre de grande envergure qui risque de déstabiliser l’Éthiopie et même toute la région de la Corne de l’Afrique. Entretemps, une nouvelle crise humanitaire sévit avec des centaines de milliers de personnes qui cherchent à se réfugier dans des camps improvisés dans le contexte d’interventions limitées de l’ONU.
La crise
En 1994, la dictature éthiopienne était renversée par l’offensive combinée du Front populaire pour la libération de l’Érythrée (le FPLE réclamait l’indépendance) et du Front populaire pour la libération du Tigray *FPLT), à la tête d’une coalition réclamant la mise en place d’un nouvel État éthiopien. Après des avancées vers la paix et le développement, le processus s’est enrayé. Le conflit entre l’Érythrée et l’Éthiopie s’est réanimé, en bonne partie à cause des dérives du régime érythréen. En Éthiopie, la dictature « efficace » du FPLT s’est effritée dans la suite de mouvements citoyens réclamant plus de libertés. Des régions comme l’Oromo (où habite le plus grand groupe ethnique du pays) se sont soulevées contre une centralisation du pouvoir qui allait à l’encontre de la promesse du FPLT de « fédéraliser » le pays. Après le décès du Premier ministre et chef du FPLT, Melez Zenawi, une crise de succession a abouti à l’intronisation d’un ancien officier du renseignement de l’armée et chef du Parti démocratique oromo (l’un des groupes composant l’alliance dominante), Abiy Ahmed.
Le clash
Rapidement, le nouveau premier ministre a procédé à la marginalisation du FPLT. Au début très populaire après avoir signé la paix avec l’Érythrée et libéré des milliers de prisonniers politiques, le nouveau premier ministre a voulu imposer un tournant en procédant à des privatisations et en rapprochant son pays des États-Unis et de ses alliés régionaux, notamment Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Le FPLT pour sa part s’est replié sur le Tigray, son territoire originel. Des élections à l’été passé dans cette province ont été massivement remportées par le Front. Contre l’avis du gouvernement fédéral, Abiy a immédiatement dénoncé ce qu’il considérait comme une manœuvre illégale.
La guerre
Au début de décembre, l’armée éthiopienne secondé par son ancien ennemi érythréen a envahi le Tigray. Les grandes capitales comme la capitale Mekelle ont été capturées, mais le FLPLT, rompu aux tactiques de la guérilla, s’est redéployé avec plus de 100 000 soldats dans les montages. Entretemps, violence frappe très durement les populations du Tigré. Des dizaines de milliers de Tigréens ont franchi la frontière pour se réfugier au Soudan, où une immense crise humanitaire est en train d’émerger. Dans les zones occupées par l’Éthiopie, on assassine, on vole, on pille. Des personnalités liées au TLT sont froidement exécutées, comme l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Éthiopie, tel Seyoum Mesfin, un vieillard à peine capable de marcher. En attendant, le premier ministre éthiopien n’est pas disposé à négocier. Il a déclaré qu’il souhaitait arrêter tous les cadres du FPLT qui sont selon lui des « terroristes ».
Mais sur le terrain, les informations qui coulent à travers la censure éthiopienne présente un autre portrait. L’armée d’occupation connaît de sérieux revers. Cependant, il n’est pas sûr comment le FPLT pourra continuer. Cela dépend en bonne partie si des lignes de communication sont rétablies par la guérilla vers le Soudan, traditionnelle base arrière.
Implications régionales
Il reste à voir comment réagiront le Soudan et d’autres puissances régionales (l’Égypte en particulier). Ils n’ont pas vraiment d’atomes crochus avec aucun des protagonistes. Ces deux pays, avec l’appui des États-Unis, pourraient être tentés d’affaiblir l’Éthiopie, qui est potentiellement une grande puissance dans une région volatile. Si on ajoute à cela le conflit persistant autour de la gestion des eaux du Nil, l’affaiblissement d’Addis Abeba pourrait être une bonne chose pour ses voisins. Selon Salvador Soler, une balkanisation de l’Éthiopie « mettrait en péril les objectifs stratégiques géopolitiques de la Chine et de la Russie, qui pénètrent fortement dans la région »[1].
Un conflit prolongé
Pour le moment, l’ONU signale une très grave crise humanitaire provoquée par la fuite de milliers de Tigréens vers le Soudan, également d’Érythréens. Dans la capitale éthiopienne, les Amharas dansent dans les rues, si heureux de voir les Tigréens qu’ils méprisent depuis longtemps être refoulés. Cependant, pendant combien de temps soutiendront-ils Abiy si la guerre se prolonge ? Comme plusieurs milliers de Tigréens habitent la capitale Addis Abeba, on observe une campagne anti-Tigray qui pourrait si cela continue prendre l’allure d’une « purification ethnique ». Il n’y a pas non plus, du moins à court terme, de pression internationale crédible et organisée (encore moins à l’ONU), pas plus sur l’Éthiopie (et la Corne de l’Afrique) que sur les autres régions du monde en prise avec des conflits inextricables (au Moyen-Orient notamment). Les Tigréens pourraient en fin de compte bénéficier de cette passivité, surtout s’ils réussissent à convaincre le Soudan et l’Égypte, avec la complicité des États-Unis, de les laisser utiliser le Soudan comme base arrière, quitte à faire semblant de rester « neutres ».
[1] Salvador Soler, « L’Éthiopie est au bord de la guerre civile », Révolution permanente, 19 décembre, https://www.revolutionpermanente.fr/L-Ethiopie-est-au-bord-de-la-guerre-civile.