Alain Tarrius. Extrait d’une conférence présentée le 13 octobre 2016
Depuis les années 2000, le territoire européen des migrations évolue. Il est cosmopolite, mêlant des riverains de la Mer Noire, des Moyen Orientaux et des populations Balkaniques. Il est vecteur de la distribution de produits électroniques d’entrée de gamme des transnationales industrielles du Sud Est Asiatique par les Emirats du Golfe Persique. Il supporte des réseaux de commercialisation à bas prix pour des populations pauvres et, souvent, immigrées. Il supporte une économie souterraine mondiale du poor to poor ou par les pauvres pour les pauvres. C’est une mondialisation par le bas « rêvée » par les grands entrepreneurs transnationaux du Sud Est Asiatique et réalisée par les migrants pauvres. Cette migration cosmopolite draine, outre les migrants commerciaux, de nombreux clandestins, surtout en zones frontalières nationales, de sorte que les témoins sédentaires des flux de populations commerçantes transmigrantes, à Sofia, Tetovo, Podgorica, Shkodra, Bari ou Turin, ne la désignent jamais par un qualificatif identitaire, à la différence des territoires circulatoires Marocains ou Turcs. Les voies balkaniques de la Mer Noire à la Mer Adriatique sont désignées comme « routes des Sultans » puis celles d’Italie, de France, d’Espagne et de Belgique comme « routes en pointillés », reliant les quartiers urbains ségrégés des villes traversées, généralement peuplés d’immigrés maghrébins.
Ces cosmopolitismes d’accompagnement, de partage des activités militantes et marchandes, de métissages résultant des proximités affectives entre circulants, entre eux et les sédentaires, produisent une multitude d’interactions, de sorte que la fonction d’absorption, d’agrégation, de ce territoire transnational s’exerce, comme nous allons le voir, à l’avantage des actuels exilés moyen-orientaux.
Le triangle européen des trois territoires circulatoires suggère un système migratoire mondial connecté aux mouvements mondiaux de populations, à condition d’y adjoindre l’originale migration transnationale chinoise hybride de diaspora et de mobilisation internationale. Enfin il faut signaler la multiplication d’initiatives collectives originales périphériques aux trois territoires circulatoires, des femmes Marocaines et Roumaines.
Les territoires circulatoires
Les territoires circulatoires européens, ethniques pour le marocain et le turc, cosmopolite pour le nord méditerranéen transversal ont, chacun, accueilli de façon singulière les exodes moyen-orientaux contemporains le long de leurs routes. Le plus grand désordre, lié aux circulations massives, concerne les itinéraires remontants par la Grèce, la Macédoine, la Serbie et la Hongrie, nations ignorées dans la constitution du territoire circulatoire turc. Le marocain est peu sollicité par les exodes actuels, et l’euro-méditerranéen cosmopolite exerce, dans la discrétion, cette fonction d’absorption d’environ 20% des réfugiés en exode depuis la Syrie et l’Afghanistan.
L’originalité de ce territoire circulatoire tient dans l’histoire sociale et politique contemporaine des nations balkaniques qui l’hébergent. La Syrie, pays frère de la Bulgarie du temps du COMECOM, envoyait à Sofia, de préférence à la lointaine Moscou, des étudiants pour des formations scientifiques et des spécialisations médicales et pharmaceutiques. Il s’agissait souvent de jeunes des milieux politiques et commerçants de Damas et d’Alep qui, dans les premières années 1990, après la chute du régime socialiste, implantèrent à Sofia et dans les villes bulgares plusieurs milliers d’entreprises artisanales et commerciales. Outre une présence importante dans le réseau national des pharmacies, des commerces de bijoux liés aux grands bazars syriens, de vêtements des usines de confection de Damas et d’Alep, d’électronique importée des Emirats, les Syriens peuplèrent un quartier central de la capitale. De là, ils contribuèrent fortement à la définition du territoire circulatoire cosmopolite euro-méditerranéen qui drainait, à partir des ports de Burgas et Varna, les transmigrants commerçants ukrainiens, russes, géorgiens et moyen-orientaux, surtout afghans. Laissées en déshérence par le régime socialiste, qui construisait les grands immeubles sociaux modernes des périphéries, les maisons populaires des années 1930 de ce quartier furent rénovées par les entrepreneurs syriens pour abriter commerces et ateliers, et loger leurs propriétaires. C’est là que trouvèrent refuge des familles bulgares chassées de leurs logements en périphérie par les spéculateurs dans les années 2000. C’est dire que la construction sociale de l’étranger, de l’immigré Arabe, fut toute autre que celle prévalant en Europe de l’Ouest : elle est en quelque sorte inversée.
Des familles d’Alep, de Damas et d’autres villes syriennes liées à celles installées à Sofia, Plovdiv, Sliven, retrouvèrent lors de l’exode actuel leurs proches, implantés, qui facilitèrent l’accès à la « voie discrète » du poor to poor vers l’Europe de l’Ouest. De la même façon les Afghans suggérèrent cette image positive de l’étranger Arabe lors de la guerre du Kosovo : très tôt dans les années 2000 ils rejoignirent les albanophones de Macédoine, à Tetovo, et d’Albanie dans leur lutte contre les Serbes, épaulés par l’aide et la sympathie des Bulgares. Quant à eux, les Albanais entretenaient un courant migratoire historique avec l’Italie et participaient au déploiement du territoire circulatoire cosmopolite précité. La route était tracée pour des circulations discrètes des exodes moyen-orientaux, surtout syriens et afghans, agrégés aux circulants du poor to poor, récents inventeurs de cette topique transnationale. Le territoire circulatoire cosmopolite euro-méditerranéen exerçait intensément sa fonction « buvard ».…
Pénétration des circuits criminels
Les cosmopolitismes multiples, dont le ciment faisant lien commun est, avant les religions et les nationalités, la pauvreté des clients comme des circulants, caractéristiques de ce territoire circulatoire offrent par ailleurs des opportunités aux milieux criminels russes-turcs et italiens, en mutation d’organisations de type familiales vers des contours entrepreneuriaux transnationaux assistés d’employés Géorgiens et Albanais. La mondialisation par le bas, du poor to poor, héberge ici un segment de la mondialisation criminelle. La Mer Noire et les frontières albano-italienne et franco-espagnole déploient des régions qui facilitent les trafics de femmes et de drogues en instituant des porosités transfrontalières. D’importants revenus des trafics illicites d’héroïne et de morphine sont « blanchis » lors des achats massifs de produits hors taxes et hors contingentement, dans les Emirats : les pertes admises pour le blanchiment de ces sommes sont environ de 30%, permettant autant de bénéfices aux plus habiles circulants du poor to poor.