Franck Gaudichaud, 13 février 2020, Entre les lignes
Au cours des cinq premières années du 21e siècle, l’Amérique latine a connu une vague de défaites électorales des partisans du néolibéralisme, jusqu’alors « invincibles », en même temps qu’un des plus conséquents processus de remplacement (bien que relatif) des groupes dirigeants que l’histoire de la région ait connu. Lors d’une brève séquence qui s’est accélérée entre 2002 et 2006, le Venezuela, le Brésil, l’Argentine, la Bolivie, l’Uruguay, l’Équateur, le Nicaragua et El Salvador, ont été dirigés par des partis et des présidents qui se déclaraient anti-néolibéraux. C’est ainsi que pendant la première décennie du 21e siècle, on a assisté au déploiement d’un grand nombre de gouvernements aux tonalités progressistes, du jamais vu depuis les années 1930 et 1940 du siècle précédent.
Ces gouvernements ont réussi à établir un certain degré d’hégémonie qui leur a permis de se maintenir au pouvoir pendant un cycle temporel étonnamment long, entre dix et près de vingt ans, et de mener trois processus constituants, réussir plusieurs réélections présidentielles, obtenant y compris le remplacement du titulaire de l’exécutif par un autre dirigeant issu du même parti (sauf pour les cas de la Bolivie et du Nicaragua). Toutefois, ces dernières années, pour de multiples raisons qui seront analysées dans cet ouvrage, ce processus est entré dans une phase d’épuisement – parfois désignée par l’expression « fin de cycle » – qui s’est tout d’abord manifestée par la défaite électorale de Cristina Kirchner en Argentine en 2015, par le coup d’État institutionnel au Brésil en 2016, avec l’échec du référendum pour la réélection d’Evo Morales en Bolivie la même année, ou encore au travers de la victoire serrée de Lenín Moreno en Équateur en 2017 et son affrontement presque immédiat avec Rafael Correa. Cette nouvelle étape a, de plus, pris une forme explosive et dramatique tant dans la crise vénézuélienne depuis 2014 qu’avec la vague répressive qui saigne le Nicaragua de Daniel Ortega, à partir de 2018.
Dans le but de rendre compte de manière globale de la montée, de la consolidation et de la crise de ces expériences politiques « progressistes », ce livre vise à fournir des clés de lecture critique pour relever les défis analytiques liés à deux éléments transcendants qui lui confèrent une valeur dépassant y compris la dimension latino-américaine : leur historicité et leur politicité, c’est-à-dire leur portée temporelle rétrospective et leur perspective à partir de la densité politique et de la composition interne qui les caractérisent. L’historicité du cycle progressiste est évidente à court terme car elle constitue un chapitre significatif de l’histoire du temps présent – que nous pouvons dénommer provisoirement comme « les deux décennies du progressisme latino-américain » -, marqué par la ligne de tension néolibéralisme-anti-néolibéralisme-post-néolibéralisme, par la discontinuité introduite par les gouvernements, leur discours et leurs pratiques, et par rapport au cycle néolibéral précédent.
C’est pourquoi l’expression « changement d’époque » pour désigner ces vingt années peut se justifier. Cependant – et cela questionne précisément la caractérisation de sa politicité – la portée de ce changement n’est pas aussi évidente au sens de « faire époque », ce qui, comme le suggérait Gramsci, implique une rupture profonde et durable, une différence qualitative qui différencie un changement d’une transformation, dépassant ainsi le niveau strictement politique pour se consolider au niveau structurel et culturel. À cet égard, les gouvernements qui se sont proclamés post-néolibéraux, voire « révolutionnaires », ont été évalués selon ce critère, à la fois par leur droite et par leur gauche, soit comme allant trop loin soit comme restant en deçà de leurs proclamations et aspirations. L’historiographie des prochaines décennies, en appréciant ces phénomènes selon un impact que nous ne pouvons pas encore mesurer pleinement, nous permettra d’estimer la portée réelle de ces deux décennies progressistes à moyen et long terme.
Une portée qui pourrait être comparée, mutatis mutandis, à l’impact des gouvernements progressistes ou nationaux-populaires latino-américains des années 1930 e t 1940, qui ont également été la conséquence d’une vague ou cycle de mobilisation collective et qui ont fonctionné comme une solution de compromis, comme un moyen de tempérer et de désamorcer le conflit social, ouvrant une époque de révolution passive qui s’est avérée assez réussie à court terme, mais s’est inexorablement épuisée à moyen terme. Car, au sein de cette inflexion hégémonique, est apparu un autre cycle de mobilisation et de conflit qui a commencé entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1950 et s’est achevé dans les années 1970, avec la vague des régimes militaires qui a écrasé les diverses expressions – national-populaires et socialistes révolutionnaires – de mouvements populaires construits et renforcés au cours d’au moins un demi-siècle d’histoire. L’hypothèse selon laquelle il existe des caractéristiques similaires dans la configuration de ces deux cycles historiques mérite d’être explorée de manière beaucoup plus approfondie et systématique. Sans aucun doute, une telle étude devra donner lieu à un exercice comparatif et à une analyse des cycles politiques de moyenne durée en Amérique latine.
Au-delà de sa portée historique, quant à sa politicité, l’expérience latino-américaine a proposé sa propre contribution au débat-processus de renouveau/reconfiguration des gauches au niveau mondial, près de trente ans après la chute du mur de Berlin. Malgré les différences et les spécificités qui seront exposées dans cet ouvrage, nous pouvons affirmer que l’Amérique latine du début du 21e siècle a été caractérisée par l’irruption d’un anti-néolibéralisme venu « d’en bas », qui a dérivé en projet progressiste mis en œuvre « par en haut », lequel s’est proclamé post-néolibéral, puis a été remis en question en raison de ses aspects populistes et a fini par être poussé dans ses retranchements par une combinaison de protestations surgies à sa gauche, ainsi que par la réaction restauratrice des droites néolibérales d’origine oligarchique.
La notion de progressisme est conceptuellement vaste et ambiguë, comme l’est le champ réel des expressions et des configurations de centre-gauche et national-populaires qui ont conquis le pouvoir d’État en Amérique latine. C’est ainsi que l’ont compris les dirigeants eux-mêmes en recherchant un dénominateur commun minimum, de même que les critiques, les opposants et les analystes qui ont tenté de mettre en évidence un modèle ou un format transversal dans cette expérience récente. C’est pourquoi, en devenant insaisissable mais omniprésent, le mot « progressiste » s’est peu à peu institué comme l’adjectif qualificatif par lequel les gouvernements ont été caractérisés par convention et il s’est donc transformé en mot-clé dans le lexique des débats en cours, aussi bien sur le terrain politique qu’académique.
Par ailleurs, en ce qui concerne les contenus qu’elle prétend désigner, la notion de progressisme a l’avantage de cibler certains aspects constitutifs des projets et des pratiques de ces gouvernements. En effet, cette notion appartient au langage par lequel, historiquement, dans la gauche marxiste, on a désigné les programmes et les forces sociales et politiques sociaux-démocrates, populistes ou national-populaires qui cherchaient à transformer et réformer le capitalisme en introduisant des doses d’intervention, de régulation étatique et de redistribution de la richesse : dans le cas latino-américain, avec un accent nettement développementiste et, parfois, anti-impérialiste. Ce projet, désormais présenté comme « néo-développementisme », se rattache à la notion de progrès et contribue à définir l’horizon et le caractère du modèle progressiste, ainsi que ceux des critiques qui, depuis des perspectives environnementalistes, éco-socialistes ou postcoloniales, remettent en cause les idées de progrès et de développement extractiviste tant dans leurs expressions des siècles passés que dans leur prolongement au 21e siècle.
Il faut noter que, parallèlement au progressisme, un autre concept polémique – sur lequel nous ne nous arrêterons pas en raison de la complexité qu’il implique – a hanté le débat latino-américain : celui du populisme. Nous nous contenterons d’évoquer ici l’ambivalence (et souvent les mésusages) d’une notion utilisée par les droites pour remettre en cause, depuis des positions conservatrices ou réactionnaires, l’étatisme, l’assistancialisme-clientélisme ou l’autoritarisme, et parfois par les gauches d’opposition qui ont ajouté le manque de consistance anti-néolibérale et anticapitaliste, un interclassisme forcé qui en réalité abritait la continuité substantielle des divisions entre les classes et, en son sein, l’émergence de certains groupes, fractions ou bureaucraties qui occupaient des places cruciales dans les rapports de domination.
Les critiques quant à l’hypothèse et aux pratiques progressistes, parfois remises en cause sous la bannière de « populistes », se sont intensifiées à partir du moment où, dès 2013, les effets de la crise économique mondiale de 2008 se sont fait sentir et où, par conséquent, les gouvernements ont cessé de disposer des ressources nécessaires pour assurer tant l’accumulation du capital que la redistribution partielle des richesses. D’en bas et à gauche du progressisme, s’écartant parfois des périmètres des alliances et des coalitions mises en place par les gouvernements, ou bien affirmant une indépendance jamais abandonnée, ont émergé diverses expériences de luttes sociales, de mobilisations et de protestations collectives qui, sans réussir à articuler une alternative radicale cohérente et en se maintenant souvent dispersées ou sporadiques, ont néanmoins montré des fissures et des ruptures sur le flanc gauche de l’hégémonie progressiste.
Cependant, dans le contexte d’une crise qui devenait organique, ce sont les droites latino-américaines qui ont profité de la conjoncture pour reprendre l’initiative politique qu’elles avaient perdue au milieu des années 2000. Une récupération relative qui montre très rapidement ses limites, non seulement parce qu’elle n’a pas réussi à s’étendre et à se généraliser, mais aussi parce que, tant au Brésil qu’en Argentine, le projet restaurateur des élites néolibérales et des vieilles oligarchies s’est présenté de manière brutale, sans détours, ni velléités de construction de consensus, montrant l’avidité et le cynisme dans l’exercice du gouvernement, ainsi que l’inefficacité des formules économiques.
Dans le scénario actuel, ouvert sur de multiples dénouements, il faut reconnaître que le progressisme, malgré son incontestable crise et ses reflux évidents, n’est pas mort : il n’a non seulement pas terminé dans les poubelles de l’histoire, mais il continue à être une option légitime aux yeux de grandes majorités comme alternative à la droitisation sur le terrain de la dispute pour le pouvoir d’État. En parallèle, les gauches sociales ou anticapitalistes, les mouvements populaires et les organisations en lutte se maintiennent sur le terrain respectable et indispensable ais encore limité e la résistance, peinant à se constituer comme pôles d’accumulation et d’expansion de forces alternatives. C’est pourquoi, en dépit de ses défaites, de sa crise et de l’avancée inexorable de la fin du cycle historique et politique au cours duquel se manifestait une hégémonie progressiste certaine au plan régional, la formule progressiste est encore largement revendiquée en Amérique latine, parfois avec pour prétention de modifier les limites ou les erreurs du cycle précédent. Même si les textes qui ponctuent cet ouvrage ont été écrits avant, une démonstration de cette résilience des progressismes saute aux yeux avec l’élection récente de Manuel López Obrador au Mexique (qui incarne une sorte de « progressif tardif » et une rupture dans l’histoire électorale du pays). Cela est aussi confirmé avec la très probable réélection de Evo Morales en Bolivie pour un quatrième mandat, en octobre prochain ou encore par le retour annoncé au pouvoir de Cristina Kirchner, mais cette fois-ci comme vice-présidente et en alliance avec les secteurs péronistes conservateurs. Ces constats ne remettent en aucun cas, selon nous, l’analyse sur la fin de l’âge d’or de l’hégémonie progressiste et nationale-populaire, mais confirment plutôt la zone de turbulences et d’instabilités dans laquelle l’Amérique latine est entrée.
Avec ce livre, notre objectif principal est avant tout rétrospectif et vise à proposer un premier bilan d’histoire du temps présent plutôt que de s’aventurer dans diverses conjectures autour de la changeante situation de la vie politique immédiate du sous-continent. Les trois chapitres qui composent cet ouvrage visent à offrir un panorama pluriel, critique et, en même temps, précis de ces processus. Chacun d’eux aborde une dimension fondamentale qui inclut la perspective historique et vise à caractériser le moment politique transcendantal qu’a connu l’Amérique latine au cours des dernières deux décennies.
Dans le premier chapitre, nous proposons une périodisation des relations complexes entre luttes de classe, progressismes, gauches et mouvements populaires depuis les années 1990 jusqu’à nos jours. Nous y insistons en premier lieu sur l’urgence plébéienne, sur les mouvements et les résistances qui ont fissuré l’hégémonie néolibérale et le consensus de Washington. Ce chapitre montre ensuite la montée des gouvernements progressistes, de centre-gauche ou nationaux populaires et anti-impérialistes à partir de 1998-1999 et de l’élection de Hugo Chávez. La seconde moitié des années 2000 apparaît alors comme un « âge » d’institutionnalisation-bureaucratisation des progressismes, de l’expérience bolivarienne et d’une redistribution partielle des recettes d’exportation dans le cadre de diverses formes de capitalisme d’État. Enfin, nous insistons sur le reflux politique, les dérives autoritaires et la répression des dissidences, la formation de nouvelles castes au pouvoir, les tensions avec les mouvements populaires, la corruption (et son instrumentalisation) et le retour des droites, à partir de 2013. Une période « en tension », également caractérisée par de nouvelles dynamiques de lutte et d’actions collectives, provenant tant des secteurs conservateurs de la société que des mouvements sociaux antagonistes et émancipateurs.
Dans le deuxième chapitre, nous analysons l’économie politique de la gauche progressiste latino-américaine, reliant, de façon complexe, les rythmes de l’accumulation capitaliste et la crise dans la région, avec la dynamique internationale du marché mondial et les caprices géopolitiques des impérialismes étasunien et chinois au 21e siècle. Ce chapitre examine la montée, la consolidation et, enfin, la crise du néolibéralisme en Amérique latine au cours des années 1980 et 1990, l’essor des matières premières et le renforcement électoral des progressismes entre 2003 et 2011, et les répercussions économiques et politiques de la dernière crise mondiale capitaliste – la grande récession de 2008 – qui a commencé à sérieusement affecter l’Amérique latine en 2012. Nous y expliquons la relation dialectique entre les temporalités politiques et économiques de l’Amérique latine pendant les dernières décennies, en insistant sur les ruptures et la continuité de la politique économique de la région au cours des différentes phases des gouvernements évoqués.
Dans le troisième chapitre, nous analysons le débat qui s’est ouvert dans l’intellectualité latino-américaine de gauche, concernant cette étape historique et sa caractérisation. Nous proposons une présentation des coordonnées générales du débat et nous récapitulons les principaux arguments des différentes positions nationales-populaires, « populistes », anticapitalistes, autonomistes-libertaires, écologistes et post-coloniales. En arrière-plan, nous signalons une tension théorico-politique, aux antipodes du débat, entre une tendance hégémoniste et une autre autonomiste, entre d’une part la défense de l’initiative d’en haut, depuis l’État, à partir d’alliances pluriclassistes et au moyen de réformes limitées et dosées et, d’autre part, la critique de cette orientation stratégique, mettant l’accent sur la défense de l’auto-organisation populaire, sur l’initiative de celles et ceux d’en bas et sur la nécessité d’une stratégie radicale antisystémique.
Pour finir, cet ouvrage propose certains éléments de conclusion qui cherchent à classer et à résumer les principales idées exposées et à ouvrir une fenêtre sur l’avenir.
Nous espérons que cette lecture stimulera l’analyse et le bilan critique des expériences sociopolitiques qui ont bouleversé l’ordre néolibéral en Amérique latine et ont représenté un tournant historique, dont nous vivons les conséquences encore aujourd’hui et sur lesquelles nous devons réfléchir en termes stratégiques si nous voulons anticiper et co-construire des futurs souhaitables et émancipateurs pour Notre Amérique.
Traduction de l’espagnol : Cathy Ferré
Franck Gaudichaud, Jeffery R Webber, Massimo Modonesi : Fin de partie ? Amérique latine : Les expériences progressistes dans l’impasse (1998-2019) Editions Syllepse, Paris 2019