Forum social mondial : « Résister c’est créer ; résister c’est transformer »

lundi 12 mars 2018par Gustave Massiah

Le Forum social mondial qui s’ouvre à Bahia ce mardi 13 mars 2018 a choisi pour mot d’ordre : « résister c’est créer ; résister c’est transformer ». Le texte ci-dessous vise à mettre en perspective cette stratégie.

Résister résolument

Le mouvement altermondialiste naît de la contestation du néolibéralisme, une phase de la mondialisation capitaliste qui s’impose à la fin des années 1970. Le mouvement altermondialiste a déjà connu plusieurs phases : à la fin des années 1970, les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel ; à partir de 1989 les mobilisations contre les guerres, notamment en Irak, et contre un nouveau système institutionnel mondial autour de la Banque Mondiale, du FMI et surtout de la mise en place de l’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. A partir de 2000, les Forums sociaux mondiaux.

A partir de 2008, nous sommes entré·e·s dans une nouvelle période qui nécessite une réinvention du mouvement altermondialiste et du processus des Forums sociaux mondiaux. Après 2008 et la crise financière et du néolibéralisme, les mouvements sont engagés dans une période d’insurrections en 2011. Dès 2013, commencent les contre-révolutions. Les mouvements sociaux sont sur la défensive par rapport à des moments de répression, des coups d’état et des guerres. Dans cette situation, les résistances deviennent déterminantes dans les stratégies des mouvements sociaux.

A partir de 2008, la crise financière met en évidence une crise du néo-libéralisme et une rupture dans le développement du capitalisme avec deux issues possibles. Un renouvellement du capitalisme par la marchandisation du vivant et de la nature, le numérique et les biotechnologies ; la privatisation et la financiarisation. Ou alors une sortie du mode de production capitaliste en tant que mode de production dominant. Cette sortie du capitalisme dominant ne correspondra pas forcément à un mode de production plus juste ; le dépassement du capitalisme ne débouche pas automatiquement vers un « socialisme » et peut donner naissance à des sociétés inégalitaires et oppressives.

Dès 2011, les réponses des peuples à la crise du capitalisme se déclinent sous la forme des insurrections populaires qui peuvent être qualifiées de révolutionnaires. Ce sont des dizaines de mouvements populaires qui mettent dans des dizaines de pays des millions de personnes dans les rues. Rappelons les printemps arabes à partir de Tunis et du Caire ; les indigné·e·s en Europe du Sud, les occupy à Londres et New York, les étudiant·e·s chilien·ne·s, le parc Taksim à Istanbul, les carrés rouges au Québec, les parapluies à Hong Kong, les « gens ordinaires » à New Delhi, … On retrouve partout les mêmes mots d’ordre : le refus de la pauvreté et des inégalités, le rejet des discriminations, les libertés et le refus des répressions, la revendication d’une démocratie à réinventer, l’urgence écologique. Et partout, un nouvel enjeu, le refus de la corruption, le rejet de la fusion des classes politiques et des classes financières qui annule l’autonomie du politique et entraîne la méfiance des peuples par rapport aux instances du politique.

Dès 2013, commencent les contre révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups-d’état. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Les résistances sociales, démocratiques, politiques, idéologiques s’imposent.

Résister, c’est créer et créer c’est résister

Pour créer, il faut résister. En partant des résistances, on peut les mettre en perspective dans un projet. Les résistances définissent les refus et ouvrent les pistes des alternatives nécessaires et possibles. La lisibilité d’un projet alternatif se dessine à travers les refus.

Les résistances ouvrent le champ des possibles. La radicalité des luttes est portée par leur singularité. Chaque lutte porte des dépassements. Elle révèle des horizons inattendus au départ. Nous l’avons bien vu à Bahia avec la radicalité des mouvements de femmes, les mouvements des peuples traditionnels et plus spécifiquement des mouvements noirs des afro-descendants, les mouvements culturels et notamment les mouvements hip-hop. La convergence des mouvements ne se fait pas par la réduction de leur radicalité pour les rendre compatibles. Elle se traduit dans l’invention de nouvelles approches. Par exemple l’intersectionnalité dans la convergence des mouvements sociaux, des mouvements de femmes, des mouvements des afro-descendants. De même le refus générationnel de l’uniformisation du monde par la domination économique.

Résister, c’est créer ; créer c’est résister. Cette approche qui relie la résistance et la création définit l’approche stratégique. La stratégie se définit et se construit dans l’articulation entre la réponse à l’urgence et la mise en œuvre d’un projet alternatif. Il faut répondre à l’urgence par des propositions qui répondent aux situations de manière immédiate. Mais l’urgence ne suffit pas à changer les situations ; il faut articuler les actions d’urgence avec des propositions alternatives, avec un projet.

C’est cette stratégie qu’a engagé le mouvement altermondialiste en réponse à la crise financière de 2008. Le Forum social mondial de Belém en est l’illustration. Le Forum a réaffirmé un programme d’urgence avec les propositions immédiates : le contrôle de la finance, la suppression des paradis fiscaux et judiciaires, la taxe sur les transactions financières, l’urgence climatique, la redistribution, … On retrouve ces mesures dans le programme de la commission des Nations des Nations Unies animée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen ; celle sur le Green New Deal. Ces proposition adoptées n’ont pas été appliquées et n’ont pas empêché le durcissement du néolibéralisme, ce qui nous rappelle que le New Deal décrété par Roosevelt en 1933 n’a été appliqué qu’en 1945 après la deuxième guerre mondiale.

Mais, à Belém, un ensemble de mouvements, les femmes, les paysan·ne·s, les écologistes et les peuples indigènes, surtout amazoniens, ont pris la parole pour affirmer : s’il s’agit d’une remise en cause des rapports entre l’espèce humaine et la Nature, il ne s’agit pas d’une simple crise du néolibéralisme, ni même du capitalisme, il s’agit d’une crise de civilisation celle qui dès 1492 a défini certains fondements de la science contemporaine dans l’exploitation illimitée de la Nature et de la planète. C’est de là que date la définition d’un projet alternatif, celui de la transition sociale, écologique, démocratique, y compris politique et géopolitique. Cette transition s’appuie sur de nouvelles notions et de nouveaux concepts : les biens communs, la propriété sociale, le buen vivir, la démocratisation radicale de la démocratie, …

Cette démarche renouvelle la notion de transition qui n’est pas la conception d’une démarche progressive et réformiste ; elle inclut la nécessité de ruptures et de révolutions. Elle remet toutefois en cause l’idée du « grand soir » résumé par la prise du pouvoir d’État ; tout devient possible après et avant, tout est récupérable et même récupéré. L’hypothèse est que les rapports sociaux de dépassement du capitalisme préexistent dans les sociétés actuelles, comme les rapports sociaux capitalistes se sont construits dans la société féodale. Quels sont alors les rapports sociaux du dépassement qui cherchent à émerger dans les sociétés actuelles. Il y a donc une liaison dialectique et complexe entre rupture et continuité, ce qui donne une nouvelle approche théorique aux pratiques alternatives qui complètent les luttes et l’élaboration théorique dans l’invention d’un nouveau monde.

Résister c’est transformer

Résister, c’est lutter pied à pied ; c’est aussi montrer que des progrès sont possibles à travers les nouvelles pratiques et les nouvelles politiques, même partielles. Il s’agit alors de contester la prétention du capitalisme à se présenter comme le seul porteur du progrès et de la modernité.

Le capitalisme se présente comme porteur de modernité et de modernisation et rejette toutes celles et tous ceux qui le contestent comme tenants de l’immobilisme et du refus du changement. Et c’est vrai que les changements imposés par le capitalisme sont porteurs de régression sociale. Mais on ne peut pas se contenter de dire : il ne faut rien changer parce que ce sera pire, même si c’est très probable que les changements entraîneront une situation dégradée pour les travailleur·euse·s et les couches populaires. Le capitalisme est porteur d’une modernisation, mais comme l’avait déjà pointé Gramsci, c’est une modernisation régressive. Le mouvement altermondialiste l’a expérimenté dès le début du néolibéralisme avec Mme Tatcher, surnommée Madame TINA avec son affirmation « There Is No Alternative ». C’est à cette agression que le mouvement altermondialiste a répondu en affirmant qu’il y a des alternatives meilleures, « Un autre monde est possible ».

La bataille porte sur le contrôle des modernisations et sur la définition d’une modernité progressiste en opposition à la modernité régressive. Nous voyons comment le capitalisme se modernise par le contrôle du numérique et des biotechnologies. Mais la bataille est en cours ; ce sont les grandes entreprises qui pillent et détournent les progrès possibles. Les collectifs de logiciels libres, les lanceur·euse·s d’alerte, les porteur·euse·s de la santé publique, l’urgence climatique, la biodiversité, l’extractivisme et dans tant d’autres domaines, les affrontements ne font que commencer. Elle oppose clairement deux conceptions de la modernité, celle de la marchandisation et de la financiarisation d’un côté et celle du respect de la Nature et du développement des droits fondamentaux individuels et collectifs de l’autre.

C’est ce débat qui a commencé à Bahia sur les urgences écologiques, sur le travail et la quatrième révolution industrielle, sur l’emploi, sur la protection sociale universelle, sur la santé, sur l’eau, sur la terre, sur le logement, sur le climat, sur la culture, …

Qui porte la transformation ?

Les mouvements sociaux et citoyens sont confrontés à la définition de leur stratégie, à la nature des bases sociales et des alliances. Les sociétés sont en mutation. Le nouveau se construit à travers l’ancien. Dans les porteur·euse·s de la transformation, se redéfinissent les rapports entre les mouvements, les classes sociales et les peuples. Les luttes de classes restent déterminantes ; mais les classes sociales et les rapports entre les classes sociales changent. Rappelons-nous que lors de la révolution de 1789, aucune des deux classes principales, la paysannerie et l’aristocratie, ne l’a emporté ; ce sont des classes issues du processus, la bourgeoisie et la classe ouvrière qui se sont dégagées.

La classe ouvrière et la paysannerie d’un côté, la bourgeoisie de l’autre restent déterminantes. Mais de nouvelles classes sont déjà présentes. Du côté des classes dominantes, les « compétents » cherchent à s’imposer dans la bourgeoisie financière et ne se contentent pas de leur position de servants des actionnaires. Ils doivent aussi tenir compte de la masse des diplômé·e·s dont beaucoup sont des diplômé·e·s-chômeur·euse·s. De l’autre côté, les classes populaires sont d’abord confrontées à la précarité. Le précariat caractérise un statut social. Les travailleur·euse·s encore stables sont confronté·e·s au nouveau management déstabilisateur dans les entreprises. Les scolarisé·e·s précaires cherchent leur positionnement. Les discriminé·e·s et les racisé·e·s sont cantonné·e·s dans les quartiers populaires. Les migrant·e·s et les réfugié·e·s forment une masse flottante, la nouvelle classe laborieuse et dangereuse.

Les peuples s’adaptent aux différentes situations et à la définition des identités multiples. Ces peuples expérimentent au niveau local la démocratie de proximité et la liaison aux territoires ; interrogent au niveau national le rapport entre l’État et le national ; expérimentent l’évolution culturelle et écologique des grandes régions du monde ; interpellent le rapport entre la planète et la mondialisation.

Les mouvements sociaux et citoyens sont confrontés à la nécessaire redéfinition du politique et du pouvoir. Ils sont les acteurs directs de la résistance et des pratiques alternatives pour la construction d’un autre monde possible. Chacun des mouvements doit définir sa stratégie par rapport à la nouvelle situation. Chaque mouvement définit dans sa stratégie une dimension internationale, en réponse à la mondialisation dominante, celle de de la phase néolibérale du capitalisme. Le mouvement altermondialiste se construit à partir de la stratégie des mouvements et de la dimension internationale de cette stratégie.

Résister, créer et transformer

Il nous faut revenir à la situation pour prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions. Actuellement nous vivons plusieurs contre-révolutions conservatrices : la contre-révolution néolibérale, celle des anciennes dictatures, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste. Elle rappelle que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre-révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau continue de progresser et émerge sous de nouvelles formes.

La droite et l’extrême droite ont mené une bataille pour l’hégémonie culturelle, dès la fin des années 1970, contre les droits fondamentaux et particulièrement contre l’égalité, contre la solidarité, pour les idéologies sécuritaires, pour la disqualification amplifiée après 1989 des projets progressistes. Elles ont mené les offensives sur le travail par la précarisation généralisée ; contre l’État social par la marchandisation et la privatisation et la corruption généralisée des classes politiques ; sur la subordination du numérique à la logique de la financiarisation. Cette montée en puissance des droites et des extrêmes droites ne s’est pas imposée sans résistances. Les peuples n’ont pas désarmé et l’affrontement devient de plus en plus violent.

Rappelons cette citation de Gramsci, peu avant sa mort en 1937 : « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Les monstres sont là ; interrogeons-nous sur le vieux monde et le nouveau monde.

Le durcissement des contradictions et des tensions sociales explique le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. Temer et Trump en sont les visages grimaçants. Prenons l’exemple d’un électeur de l’Alabama, blanc, classe moyenne, il regarde autour de lui, que voit-il ? Les indiens sont toujours là ; les noirs refusent la ségrégation, les latinos deviennent majoritaires, les femmes veulent la moitié du pouvoir. Le monde qu’il imaginait n’existe déjà plus. Il se réfugie dans la violence, il prend son fusil et tire !

Et le nouveau monde ? Quels sont les changements profonds qui construisent le nouveau monde et qui préfigurent les contradictions de l’avenir. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours, des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des États met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, celle qui repose l’idée d’un temps fini. Le numérique renouvelle le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; il ne s’agit pas d’une crise migratoire mais d’une révolution démographique mondiale.

Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent.

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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.

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