Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau, Aude Rabaud ont récemment publié, Du racisme d’État en France ?, Ed. Le Bord de l’Eau, 2020
Les mobilisations antiracistes et contre les violences policières surgies après le confinement ont donné une grande visibilité à des termes ou expressions jusque-là cantonnés dans certains espaces. « Racisé-e-s », « privilège blanc », « blanchité »… « Racisme d’État » fait partie de ces expressions qui ont acquis une nouvelle visibilité, alors que le terme est utilisé depuis de longues années. Comment en retracer la genèse ?
Nous n’avons pas travaillé spécifiquement sur la circulation de la notion dans les espaces militants, et nous nous sommes concentrés sur les espaces socio-académiques et médiatiques. De nombreuses traces attestent cependant de l’ancienneté et de certaines continuités d’usages de cette catégorie dans divers espaces et réseaux militants depuis au moins les années 1980, notamment pour dénoncer les politiques d’immigration et de ségrégation dans les banlieues ainsi que leur traitement policier. Dans la presse nationale, notre enquête met en évidence que l’expression « racisme d’État » est en usage déjà dans les années 1980. On la retrouve également assez tôt dans des ouvrages aux frontières entre les champs de la connaissance, de l’éducation et de la politique. A titre d’exemple, dans Le racisme expliqué à ma fille, sorti en 1993, l’écrivain Tahar Ben Jelloun parle de « racisme d’État » pour désigner la colonisation ― ce qui, notons-le, est un usage historiographique peu courant. Cette historicité doit nous conduire à interroger les effets de contexte et de période sur la portée symbolique de l’expression, et ainsi de lire autrement la polémique récente : ce qui est nouveau et saillant aujourd’hui, ce n’est pas la notion ni ses usages, mais ses contre-usages à visée polémique pour dénoncer certains mouvements antiracistes.
La généalogie médiatique montre que les premiers contre-usages viennent d’abord de la droite (presse classée à droite et représentants politiques de l’UMP). Au départ, il s’agit de répondre à l’accusation de « racisme d’État » qui a visé Nicolas Sarkozy, dans une séquence (2007-2010) qui va grosso modo de la mise en place du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale au « discours de Grenoble », discours incriminant à la fois « cinquante années d’immigration » et les populations dites « Roms ». A partir de 2016, alors que la droite n’est plus aux affaires, ces contre-usages se stabilisent en ciblant systématiquement des initiatives qui utilisent le dispositif de réunion dit en « non-mixité » (« Paroles non-blanches » à l’université Paris 8, « Nuit Debout », « camps d’été décoloniaux », etc.). Ces polémiques font alors de la notion « racisme d’État » un symbole ― parmi d’autres ― d’un « nouvel anti-racisme » présenté comme « raciste » sous prétexte qu’il emploie le concept de (rapport social de) race et ses catégories analytiques (« blanc.he », « racisation », etc.). Ainsi, de notion critique, relativement admise, l’expression « racisme d’État » est devenue 35 ans plus tard un marqueur de division entre certains mouvements portés par les racisé-e-s, qui en revendiquent un usage politique, et celles et ceux qui portent une contre-offensive face à cet antiracisme dit politique. La trajectoire de ce mot incite à voir dans ces attaques une sorte de « droitisation » du rapport de force autour de ces questions, ou plus précisément la diffusion d’un discours de la défense de l’État et d’un certain ordre national (qui se présente comme « républicain »).
Les polarisations actuelles peuvent schématiquement se résumer à un face-à-face entre :
-Un antiracisme institutionnalisé, officiel, s’adossant à une conception morale et individuelle du racisme, et qui lutte contre le racisme en privilégiant l’incrimination des idéologies, la judiciarisation et la pénalisation des discours et actes racistes, pensés comme relevant largement de la responsabilité individuelle de leurs auteurs et en aucun cas des pouvoirs publics ;
-Un antiracisme politique et critique qui interroge la dimension structurelle et institutionnelle du racisme et le définit en tant que système d’oppression articulé à d’autres systèmes d’oppression – en particulier au capitalisme, au colonialisme et au sexisme –, et cherche à le combattre en prenant au sérieux les témoignages des personnes racisées et les conséquences concrètes que le racisme a sur leurs existences.
Vous vous attachez aux circulations de l’expression « racisme d’État » dans différents espaces, journalistiques, universitaires… Quelles sont les dimensions les plus saillantes des controverses qui traversent ces différents espaces quant à la reconnaissance et la définition de « racisme d’État » ?
Les controverses sur le « juste » usage de la notion de racisme d’État sont d’abord structurées par la question de la norme juridique. Deux arguments s’entremêlent : l’absence de lois raciales dans la France contemporaine, et le caractère incommensurable de la situation actuelle avec des expériences historiques telle que l’Allemagne nazie ou l’Afrique du Sud de l’apartheid. Par extension, l’absence de lois raciales et l’existence de lois antiracistes sont tenues par certains acteurs comme la preuve que « l’État n’est pas raciste ». Il ne fait pas de doute pour nous qu’il n’y a pas de commune mesure entre des régimes expressément racistes ― que nous proposons, après d’autres, d’appeler États (ou régimes) racistes ― et des processus institutionnels matériels et symboliques, plus diffus, de production et de reproduction du racisme, que pointent les usages critiques des notions de racisme d’État (mais aussi de racisme institutionnel, systémique, etc.). Quoi qu’il en soit, le débat est nettement obstrué par ce tropisme juridico-historique. D’où, a contrario, la fréquente insistance des promoteurs de la notion de racisme d’État sur les formes de continuité historique ou de transfert (d’imaginaire, d’organisation, de politiques ou d’acteurs étatiques) avec le régime vichyste, la colonisation voire l’esclavage.
Dans tous les cas, il faut souligner les points aveugles ou les limites de ce tropisme juridico-historique : la réduction de l’État au droit ; la réduction du racisme à une intentionnalité et à un attribut des personnes ; enfin, en conséquence, la réduction de la responsabilité des institutions dans la production du racisme à des régimes particuliers et leurs personnalités monstrueuses. Car derrière cette controverse sur les mots se joue un élément crucial, qui clive de longue date les espaces militant et académique : la définition même du racisme. Selon que l’on met l’accent sur l’un ou l’autre pôle ― racisme individuel versus institutionnel ou collectif, interactionnel versus structurel, intentionnel versus effectif, idéologique versus matériel… ― la question du rôle de l’État dans la (re)production du racisme est plus ou moins centrale ou au contraire marginale.
Un autre registre argumentaire est fortement présent dans les controverses, concernant cette fois la stratégie antiraciste : c’est l’opposition entre, d’un côté, l’aveuglement aux catégories-problèmes de la race, et de l’autre, leur usage pour dénoncer, nommer ou mesurer. Les tenants de la première position invoquent « l’universalisme » pour disqualifier leurs adversaires en faisant comme s’ils étaient « différentialistes », « particularistes », « communautaristes » ou « racistes ». Les stratégies de mise en polémique sont ainsi principalement organisées autour de l’incrimination du recours à un lexique de « la race » (« racisé.e », « blanchité », etc.) par certains collectifs et/ou chercheurs, ainsi que du recours à certains outils historiques des luttes sociales utilisés par les minoritaires pour s’exprimer sur leur expérience (typiquement : les espaces dits en « non-mixité »). Derrière la question de la légitimité, se joue donc une lutte pour la représentation publique du problème et pour l’accaparement de la parole publique sur le sujet : qui a le droit de prendre la parole ? qui a légitimité à dire ce qui est ou non raciste, ce qu’est ou non le racisme ? On remarquera ainsi que le discours sur une supposée « indigénisation » de l’université (qui reprend du Parti des Indigènes de la République la notion d’« indigène » pour la retourner sur un mode contre-critique) est obsédé par l’argument de la séparation et l’opposition scientificité versus militantisme, et donc sur les frontières institutionnelles garantissant le monopole de la parole légitime. Or, une notion telle que « racisme d’État » se caractérise par des circulations et des usages qui, précisément, brouillent ces frontières.
Des débats existent sur la pertinence de la notion de racisme d’État, parfois mis en concurrence avec celle de « racisme institutionnel ». Quelles sont les différences entre les deux et que révèle cette controverse entre ces expressions ?
De notre point de vue, il n’y a pas concurrence : on observe plutôt une cohabitation, des jeux de substitution, de chevauchement… Il y a de façon générale dans la littérature socio-académique comme dans le débat public un grand flou et un certain déficit de conceptualisation de ces notions. Les définitions données de l’une ou l’autre notion ― lorsqu’il y en a ! ― sont le plus souvent équivalentes, comme si ces notions étaient simplement interchangeables. De sorte que, dans le débat, l’option discursive pour « racisme systémique » ou plutôt « racisme d’État » peut sembler n’être qu’une question d’intensification ou au contraire d’atténuation critique, autrement dit de stratégie de politisation.
Nous pensons que cette situation n’est pas satisfaisante. Notre ouvrage se veut être un plaidoyer pour ouvrir le débat, à l’instar du numéro de 2016 de la revue Migrations sociétés sur la question du « racisme institutionnel ». Il y a lieu de débroussailler les distinctions et articulations possibles, au-delà de ce qui est commun à ces notions ― c’est-à-dire l’idée générale que l’État, son histoire, ses institutions, ses politiques, ses dispositifs, ses acteurs et leur fonctionnement… participent de manière décisive dans la (re)production du racisme. Et ceci, quand bien même l’État développe dans le même temps des formes de discours et d’actions antiracistes. Il y a une série de points aveugles souvent communs à ces notions : à quelle(s) condition(s) peut-on qualifier une situation ou une production de systémique, d’institutionnelle, etc. ? quelle(s) dimension(s) de l’État vise-t-on lorsqu’on parle de « racisme d’État » ? Nous pensons que la notion de racisme d’État peut être heuristique pour penser le racisme, y compris dans le contexte français contemporain, mais à condition d’avoir une lecture plus fine des différentes facettes de la réalité étatique et institutionnelle. Autrement dit, une lecture qui dépasse l’image-totem unitaire de « l’État » qu’en ont forgé une partie des théories critiques et des sciences politiques. A partir de là, le travail théorique reste à poursuivre sur l’articulation possible de ces notions de racisme d’État-institutionnel-systémique-structurel…
Vous vous attachez à trois dimensions institutionnelles du racisme. Pouvez-vous revenir sur les enjeux qui concernent la police, l’école et les politiques migratoires, qui selon vous autorisent la mise en débat de l’hypothèse d’un racisme d’État ? D’autres institutions ne sont-elles pas susceptibles également de contribuer à étayer cette hypothèse ?
Nous aurions bien entendu pu prendre d’autres exemples d’institutions ou domaines : les politiques urbaines, le travail social, la médecine et la santé, etc. Nous avons fait le choix de trois secteurs ou espaces institutionnels qui sont au cœur des arguments militants employant la notion de racisme d’État : les politiques migratoires, la police, l’école. Il s’agit pour nous de tester l’hypothèse d’un racisme d’État, en montrant, principalement à partir d’une synthèse de la littérature, ce que nous savons du rôle de l’institution dans le fonctionnement du racisme au sein de ces espaces.
Cet examen conduit à montrer qu’il est parfaitement légitime, au regard des connaissances accumulées, de pointer le rôle de l’État ― son imaginaire, ses politiques, son fonctionnement, les normes et outils qu’il diffuse, etc. ― dans la (re)production du racisme. Toutes ces institutions et/ou politiques contribuent à la production systémique d’un ordre racial. Ceci dit, les modalités de contribution de chaque institution ne sont pas les mêmes, car chacune a ses spécificités qu’il faut prendre en compte : elles ne poursuivent pas les mêmes « programmes institutionnels », peuvent avoir des dynamiques et des histoires différentes ; les conditions internes de travail et la structuration des collectifs de travail diffèrent, etc. Néanmoins, chacun à sa façon, ces différents espaces institutionnels contribuent puissamment à produire du « Nous » versus des « Eux », donc à instaurer et entretenir des frontières matérielles et symboliques, internes à la société française, qui sont de fait presque toujours articulées à un ordre racial des statuts et des places.
On peut discuter pour savoir si cela est plus subtil dans le cadre scolaire que dans le rapport de la police avec les populations ou dans la construction juridico-administrative des statuts d’étrangers et d’immigrés ou de migrants, mais d’une part, il est notable qu’aucun de ces domaines n’échappe à la responsabilité de produire du racisme ; d’autre part, l’analyse davantage systémique ou structurelle du rôle de l’État impliquerait d’avoir une lecture elle-même articulée de la contribution respective de ces divers segments ― ce que l’ouvrage ne fait pas, cela reste de l’ordre programmatique. Il reste que l’ouvrage ne tranche pas la question conceptuelle, autrement dit il ne prend pas d’option pour savoir dans quelle mesure il s’agirait plutôt de racisme d’État, de racisme institutionnel, etc.
Vous soulignez les croisements dans l’émergence de la notion de racisme d’État des contributions des champs militant et scientifique/intellectuel. Comment aujourd’hui envisager de renforcer les collaborations entre ces différents espaces pour résister ensemble au racisme ?
La circulation d’une notion telle que racisme d’État permet d’observer un grand brouillage, des porosités importantes et fécondes, des emprunts. La question du racisme policier a historiquement été d’abord posée par des collectifs militants, dans les années 1970-80 au moins, donc par les acteurs des luttes politiques, notamment les « jeunes immigrés » dans les banlieues. Le travail de Karim Taharount[1], par exemple, le montre clairement. Les sciences sociales n’arrivent qu’après ― et elles s’en soucient d’ailleurs tardivement, sauf quelques travaux pionniers. Il en va de même pour l’école.
La question d’éventuelles alliances ou collaborations entre espaces académique et militant est épineuse, car elle met en scène des séparations instituées qui font débat et, du même coup, hiérarchisent les formes de savoirs : le « savoir académique » a le privilège de labelliser après-coup le « savoir militant », ou à l’inverse il a le pouvoir de maintenir, dans l’ombre des institutions, des savoirs assujettis. Ceci dit, sur ce plan également, notre collectif d’auteur.e.s peut diverger : dans nos positions sociales et professionnelles, dans nos points de vue et nos expériences, dans nos manières de faire de la recherche ou dans nos engagements militants. Il n’y a pas de voie unique ou de forme typique pour penser et éventuellement réaliser les coopérations entre recherche, luttes et pratiques sociales.
Il reste que nous sommes tous quatre dans une position sociale qui nous protège de l’expérience directe du racisme, contrairement à un grand nombre d’acteurs et actrices racisé.e.s des luttes politiques, et que cela est un élément clé à prendre en compte et à négocier, pour penser la manière dont nous pouvons contribuer à poser et peut-être faire avancer ces questions.
Notes
[1] Karim Taharount, « On est chez nous ». Histoire des tentatives d’organisation politique de l’immigration politique et des quartiers populaires (1981-1988), Éditions Solnitsata, 2017.