PAULINE GRAULLE, médiapart, 9 avril 2020
Pendant que le pouvoir s’embourbe dans la gestion de la crise sanitaire, la gauche et les écologistes s’essayent à prendre de la hauteur. Pour l’instant, dans leurs couloirs respectifs, le PS, La France insoumise, le PCF, Génération·s et les Verts profitent de ce temps suspendu du confinement pour réfléchir à « l’après ». Entendre : le monde de l’après-coronavirus, mais aussi celui de l’après-Macron.
Nul ne sait quand et comment s’achèvera ce moment aussi inédit que vertigineux. L’après-confinement se résumera-t-il à une succession de catastrophes économiques, sociales, et démocratiques ? Quel chemin Emmanuel Macron prendra-t-il : inflexion sociale, retour du « business as usual », ou mise en place d’une cure d’austérité sans précédent ?
Partout, les auditions, brainstormings et autres conférences ont fleuri sur les réseaux sociaux. Qu’elles soient appelées « conf’ du confinement » chez les hamonistes, « l’An 01 » chez les soutiens de Ruffin, le « monde d’après » chez les socialistes ou « relever le défi de la crise » chez les communistes, toutes ces opérations poursuivent les mêmes objectifs : refaire le monde à l’aune du Covid-19, et affiner les doctrines dans la perspective d’une accession au pouvoir, jugée de moins en moins hypothétique au vu des errances gouvernementales actuelles.
La semaine dernière, le climatologue Jean Jouzel et l’économiste de l’OFCE Xavier Timbeau inauguraient une série d’interventions, par écrans interposés, devant une soixantaine de cadres du bureau national et fédéral du PS. Isabelle This-Saint-Jean, secrétaire nationale en charge des études, affirme qu’elle a en tête un programme « pour quatre mois » où des chercheurs, notamment ceux de la « nouvelle génération », livreront leurs analyses économiques, scientifiques, environnementales ou sociologiques.
« Ces gens doivent nous aider à réfléchir à un New Deal ou à un plan Marshall, dit la socialiste. Il faut qu’on soit concrets. Combien de milliards sur les nouvelles mobilités ? Quelles énergies renouvelables voulons-nous pousser ? Qu’est-ce qui est vraiment d’utilité sociale ? » « Ça ne se voit pas forcément, mais ça bosse ! », ajoute cette universitaire qui souligne au passage que ce travail de réflexion poursuit celui entrepris depuis plusieurs mois au sein du parti à la rose.
À La France insoumise aussi, on se retrousse les manches. Le député François Ruffin reçoit virtuellement, chaque soir, dans sa cuisine amiénoise, des experts, activistes, gilets jaunes ou associatifs. Les membres de « l’espace programme » du mouvement de Jean-Luc Mélenchon ont été invités à enrichir « l’Avenir en commun » à la lumière de la crise sanitaire.
Chez Europe Écologie-Les Verts (EELV), ce sont les quinze commissions thématiques du parti qui planchent sur l’avenir. Leurs conclusions ont été présentées lors du conseil fédéral des 4 et 5 avril. Dans quelques jours, des rencontres virtuelles devraient se tenir avec des organisations rassemblant syndicats (CFDT, CGT) et associations (Attac, Oxfam, Fondation Abbé-Pierre) pour « traduire toutes nos idées et enrichir notre projet politique », explique Julien Bayou, secrétaire national des Verts. « Ça fait des années qu’on dit la même chose, les événements nous donnent raison, on ne va pas faire semblant de réfléchir à ce qu’on sait déjà », grince néanmoins un écologiste, peu convaincu de la nécessité de mettre en place de tels raouts.
Surtout qu’avant de penser l’après, l’opposition à Macron entend d’abord peser sur ce présent qui s’étire. « Pour l’instant, on doit voir sans attendre comment ne pas laisser le gouvernement gérer la crise tout seul », souligne Julien Bayou. « C’est super de s’occuper de l’après, abonde le député socialiste des Landes, Boris Vallaud. Mais le présent est aussi saisissant : le versement des allocations et des minima sociaux, le décrochage scolaire, les enfants qui ne mangent pas à leur faim, car il n’y a plus de cantine… Dans ce moment d’arrêt de l’économie, on doit aussi réfléchir à quelles activités doivent repartir. »
Jean-Luc Mélenchon, lui, résume le tout d’une formule : « Le monde d’après, je voudrais qu’il commence dès maintenant. » D’où une petite frénésie d’actions sur le front parlementaire : propositions de loi, mise en place des commissions d’enquête sur l’action gouvernementale…
Dans le fond, la gauche et les écologistes sont persuadés que la crise sanitaire donne raison à leur offre politique : validation de leur critique d’une mondialisation débridée, de leur aspiration à un État plus interventionniste – voire planificateur – contre la loi du marché, mais aussi du retour à des services publics forts pour réduire les inégalités. La crise entérinerait enfin la nécessité de prévenir les grands désordres du monde, via la mise en place d’une politique écologique de grande ampleur.
Dans les médias où il s’expose aussi souvent que possible, le leader des Insoumis ne manque plus une occasion de clamer qu’il se voit « confirmé dans [ses] thèses » par le bouleversement actuel – à savoir, que « le productivisme néolibéral est dangereux pour l’humanité » et que « le rejet massif [de ce système économique] va venir ».
L’eurodéputé Yannick Jadot estime de même que « la voie écologiste est la seule légitime » face au « modèle néolibéral ». Les communistes jugent que leur doctrine, bientôt centenaire, n’est autre que la voie du renouveau : « La pandémie démontre que le capitalisme a fragilisé l’Union européenne et les règles de notre pays, notamment notre modèle de santé », dit ainsi Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. Chez Génération·s, on considère que la proposition de revenu universel portée par Benoît Hamon pendant la campagne de 2017, et que le gouvernement espagnol réfléchit à mettre en place, trouve enfin l’écho qu’elle mérite.
Même les socialistes voient aujourd’hui midi à leur porte. Certes, les odes à la révolution, fût-elle de velours, s’avèrent plus complexes à porter pour ceux qui furent aux manettes de 2012 à 2017 et qui n’ont pas inversé la tendance de sous-financement de l’hôpital public ou de la recherche. L’ancienne ministre de la santé du quinquennat de François Hollande, Marisol Touraine, a par ailleurs été pointée du doigt pour être en partie responsable de la pénurie de masques.
Reste qu’au sein du PS, les événements paraissent corroborer la nouvelle ligne, plus écologiste et plus sociale, mise en œuvre par le premier secrétaire Olivier Faure. Une ligne étrennée en fanfare par un inventaire critique (et fort décrié en interne) du quinquennat Hollande l’an dernier. Puis matérialisée par le choix de faire d’un petit nouveau en politique, Raphaël Glucksmann, la figure de proue d’une liste rassembleuse aux élections européennes de 2019.
Une « recomposition » accélérée ?
Il faut enfin compter avec le retour d’un ancien insider devenu outsider : Arnaud Montebourg. L’ex-ministre du redressement productif sous Jean-Marc Ayrault, puis débarqué de Bercy sous Manuel Valls, aujourd’hui entrepreneur a, ces derniers jours, multiplié les apparitions médiatiques. Après avoir répondu au Figaro la semaine dernière pour jurer que « la mondialisation est terminée », mais aussi à Ouest-France, il a accordé une longue interview à Libération le 8 avril.
Le chantre de la « démondialisation » et du « made in France » – qui dit ne plus savoir ce que le mot « gauche » signifie – voit à son tour ses thèses confortées : « Nous avons besoin d’inventer une nouvelle puissance publique, capable de nous conduire dans les crises et les transitions. Une reconstruction majeure se présente devant nous. Il s’agit d’une reconquête de notre souveraineté au sens large : alimentaire, technique, numérique, énergétique », explique celui qui pourrait se placer comme un recours possible.
Le matois Mélenchon a en tout cas décerné un bon point à l’ancien socialiste : « Passionnante interview d’Arnaud Montebourg. Je note la convergence des préoccupations, parfois au mot près ! », a-t-il tweeté. Julien Bayou a, de même, apprécié.
La stratégie politique qui fait son grand retour après trois semaines de mise en sourdine : de ce côté-là aussi, la crise pourrait avoir un effet catalyseur. « L’épidémie chamboule notre timing », reconnaît Julien Bayou qui avait méticuleusement préparé « l’opération 2022 » : les municipales, puis les régionales, la présidentielle, enfin. Le beau canevas s’est fracassé sur le mur du virus. « J’ai toujours dit qu’il n’y avait pas de raccourcis, mais là, on n’a pas d’autre choix que d’accélérer », convient l’élu Verts à la région Île-de-France.
Certes, personne ne veut faire de plans sur la comète pour la prochaine présidentielle. Mais on y pense beaucoup quand même. « Ce serait obscène d’en parler publiquement vu le contexte, mais il y a des discussions entre partis », confie une députée de gauche. « Oui, les états-majors et les parlementaires se parlent », dit pudiquement un autre. « On prend des nouvelles, on se demande comme ça va », élude d’un rire Fabien Roussel qui, depuis des mois, tente de rapprocher les Insoumis, écologistes, hamonistes, socialistes et communistes.
Les frères ennemis de la gauche avaient déjà commencé à faire des pas les uns vers les autres lors de la campagne pour le premier tour des élections municipales (voir ici ou là). À lire la profusion de littérature politique qui a vu le jour ces dernières semaines – les 11 propositions d’urgence de La France insoumise du 20 mars, et ses 25 propositions pour sortir de la crise au niveau européen du 26 mars, la « contribution » du PCF du 31 mars, mais aussi le courrier d’Olivier Faure à Emmanuel Macron daté du 22 mars ou le document des Verts de ce début avril –, force est de constater qu’ils convergent de plus en plus sur le fond.
De EELV à La France insoumise, en passant par le PCF, Génération·s et même le PS, tous réclament une planification sanitaire plus forte, des renationalisations – pérennes ou « temporaires » pour le PS –, des entreprises stratégiques (de production des masques, des tests ou des médicaments), une relocalisation à l’échelon national ou européen de certaines activités. Sans oublier de « massifs » plans de relance économique et écologique, la fin du Pacte européen de stabilité et du « totem » des 3 %, et, pour La France insoumise et les Verts, l’annulation ou le gel de la dette des États détenue par la Banque Centrale européenne… Les organisations demandent encore à l’unisson le rétablissement de l’ISF, la suppression des réformes des retraites et de l’assurance-chômage dont on voit mal comment le gouvernement pourrait les faire aboutir dans le contexte post-traumatique qui s’annonce.
Le Covid-19 pourrait-il hâter les dynamiques de rassemblement ? « Même s’il faut rester hyper prudent, la crise rend possible quelque chose », glisse Boris Vallaud. « Tout cela devrait théoriquement créer un électrochoc pour ouvrir une voie commune qui ne sera ni le repli nationaliste, ni une réponse ultralibérale avec la casse du code du travail et une précarisation accrue, mais une voie écologiste et de gauche, basée sur la résilience, la sobriété et la solidarité », espère Alain Coulombel, porte-parole d’EELV qui compte sur le mouvement social pour lever les réticences au sein de formations aujourd’hui concurrentes.
De manière subtile, mais notable, le discours de La France insoumise s’est récemment arrondi vis-à-vis des partenaires potentiels. De nouvelles expressions, comme « gouvernement de salut commun », ont fait leur apparition dans le bréviaire mélenchonien. L’ancien candidat à la présidentielle a aussi annoncé qu’il remettrait son programme « en débat ».
Avec une magnanimité teintée d’une pointe d’ironie, le député de Marseille a encore salué, sur RTL, lundi, « l’évolution » de son concurrent putatif pour 2022 : « Yannick Jadot, je trouve qu’il évolue bien en ce moment : il se met à parler de nationalisation, il comprend ce que veut dire la planification, notamment la planification écologique après avoir dit le contraire… Mais maintenant il faut qu’il comprenne la place particulière du partage de la richesse entre le capital et le travail. »
Le député insoumis du Nord, Adrien Quatennens, pourtant fervent partisan d’une autonomisation de La France insoumise vis-à-vis de la gauche « traditionnelle », évoque, de manière encore sibylline, une possible « recomposition pour la suite ». Il jette un œil curieux du côté de La République en marche où cinquante parlementaires semblent amorcer un début de sécession : un texte lancé par Matthieu Orphelin, proche de Nicolas Hulot, et baptisé « Préparons le jour d’après » est, entre les lignes, très critique du pouvoir.
Le coordinateur de La France insoumise cite surtout l’appel, intitulé lui aussi « Plus jamais ça, préparons le jour d’après », publié le 27 mars par dix-huit responsables associatifs dont Aurélie Trouvé d’Attac, Philippe Martinez de la CGT, mais aussi Cécile Duflot, directrice d’Oxfam et proche de la direction actuelle d’EELV. « Ce texte semble déboucher sur une perspective qui pourrait ressembler à la “fédération populaire” qu’on appelait de nos vœux il y a quelques mois, veut croire Adrien Quatennens. Même s’il manque des choses sur les questions démocratiques et institutionnelles et sur l’Union européenne, je le signe des deux mains. Nous sommes partants pour créer un “comité” avec des partis politiques, mais aussi des personnes issues de la société civile, il ne faut pas perdre de temps. »
De son côté, Yannick Jadot n’exclut pas une possible union. Même si, dans son esprit, elle devrait toutefois ressembler davantage au Conseil national de la Résistance – qui regroupait, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des gens de gauche et de droite –, qu’au Front populaire. En attendant, il demande au gouvernement d’organiser aussi rapidement que possible un « Grenelle du monde d’après », soit « une grande négociation associant toutes les forces vives de notre pays, collectivités, entreprises, syndicats, associations, État ».
« L’enjeu, c’est que le monde d’après ne ressemble pas à celui d’avant », souligne l’écologiste Eva Sas. De quoi faire imaginer l’émergence d’une nouvelle force commune d’ici 2022 ? Reste à en définir le périmètre. Mais au sein de chaque parti, beaucoup espèrent que cette période inouïe fera voler en éclats les guerres et points de clivage habituels. À moins qu’à gauche aussi, le séisme du coronavirus s’achève par le retour des vieux réflexes et du « business as usual ».