FRANÇOIS BONNET, LUCIE DELAPORTE, ROMARIC GODIN ET ANTTON ROUGET, Médiapart, 28 novembre 2020
Les Marches pour les libertés, qui se sont tenues samedi 28 novembre dans 70 villes, ont donné lieu à des mobilisations inattendues et spectaculaires. À Paris, plus de 100 000 personnes (200 000 selon les organisateurs) ont défilé pour dénoncer les violences policières et « la dérive liberticide » d’un pouvoir accusé d’instrumentaliser le confinement pour passer en force. Récit et témoignages.
C’est l’événement que redoutait le gouvernement. Les Marches pour les libertés, qui se sont tenues ce samedi 28 novembre dans 70 villes en France à l’appel du collectif « Stop loi sécurité globale », ont donné lieu à des mobilisations inattendues et spectaculaires. Rien à voir avec les quelques milliers de participants, samedi 21 au Trocadéro, à Paris.
Cette fois, ce sont des dizaines de milliers de personnes (sans doute plus de 200 000 dans tout le pays, 500 000 selon les organisateurs, 133 000 selon le ministère de l’intérieur) qui ont pris la rue pour protester contre « la dérive autoritaire et liberticide du gouvernement », selon un manifestant croisé à Paris.
Il n’était plus guère question du seul article 24 de la loi dite « sécurité globale », article qui vise à empêcher de filmer et diffuser les interventions de policiers. Il était encore moins question de mobilisations pouvant apparaître comme petitement corporatistes, celles de journalistes empêchés d’exercer leur métier. Ces derniers étaient massivement minoritaires dans les foules denses de manifestants.
Samedi, les citoyens se sont enfin déconfinés pour défendre leurs droits fondamentaux : liberté d’expression, liberté d’information, liberté de manifester, droit à la sécurité donc à un contrôle public de la force publique. Ce sont des colères et des refus divers qui se sont agrégés : contre les violences policières et l’impunité organisée, contre le préfet de police de Paris Didier Lallemant et son ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, contre un pouvoir accusé d’utiliser la crise sanitaire et le confinement pour s’en prendre aux droits fondamentaux.
À Paris, la diversité des manifestants, leur jeunesse aussi, témoignait de ces inquiétudes multiples : journalistes, syndicalistes, « gilets jaunes », étudiants et lycéens, militants politiques, une centaine d’élus d’Île-de-France, mais aussi le Comité Adama et d’autres collectifs contre les violences policières et d’innombrables associations de défense des droits humains. Ces Marches pour les libertés étaient d’ailleurs appelées par une coordination de plus de 70 syndicats et collectifs .
Dès 14 heures, alors que des milliers de manifestants affluent place de la République, Philippe, 47 ans, salarié dans une société de conseil à Ivry-sur-Seine, explique que lui est venu pour « la liberté de la presse ». « Je suis contre l’article 24 qui porte atteinte à la liberté de la presse et à la transparence. Ça me choque énormément : la presse, c’est un des fondamentaux de notre démocratie. »
Philippe n’était pas au Trocadéro samedi dernier car il « n’en avait pas trop entendu parler » : « Là j’ai vu que la manifestation était interdite par le préfet de police puis autorisée. Et puis il y a eu ce qu’il s’est passé ici en début de semaine avec les migrants et un journaliste qui a été frappé. Le journalisme est une profession qui doit être protégée. »
À quelques mètres, Mohamed, sans-papier de 32 ans, est présent avec quelques dizaines de membres du collectif des sans-papiers Paris XXe. Eux sont venus protester contre l’évacuation violente des migrants, lundi. « Des gens qui sont dans la rue, depuis deux ou trois ans pour certains d’entre eux, ont été chassés et frappés par la police. On ne peut pas faire ça. On a fait des manifestations, la dernière le 17 octobre à Paris, et l’État ne propose aucune solution. »
D’autres sont là encore sous le choc du scandale Michel Zecler, ce producteur de musique sauvagement tabassé et traité de « sale nègre » par quatre policiers. Sans les images vidéo révélées par le site Loopsider, images vues 13 millions de fois, Michel Zecler serait probablement incarcéré pour outrage et rébellion à agent de la force publique.
Sara, 25 ans, explique que choquée par cette affaire, c’est la première fois qu’elle choisit de se mobiliser. « Combien de Michel sans vidéos ?, demande-t-elle. C’est pour ça que la loi ne doit pas passer. Faut stopper la dérive. »
« On a quand même un problème avec notre préfet à Paris »
Jean-Pierre, 56 ans, est lui aussi venu parce que l’affaire Michel et l’évacuation des migrants, lundi à République, lui ont ouvert les yeux, dit-il. « Les policiers ne sont pas des gens biens. Je me suis excusé sur les réseaux sociaux parce que je les avais défendus pendant les gilets jaunes. En fait, on ne peut pas les laisser faire sans contrôle. C’est pour ça que l’article 24 est important et qu’il faut dire stop. Macron fait tomber la France dans un État policier. »
Pour Catherine, 69 ans, qui marche sous une banderole de la FSU, « il y a des exactions de la police qui vont avoir des conséquences extrêmement graves sur la manière dont la jeunesse de ce pays se construit. Comment fait-on société sur la base de règles communes quand ceux qui sont en charge de les faire respecter ne les respectent pas eux-mêmes ? »
Catherine dit simplement son « ras-le-bol de ce gouvernement ». « La crise du Covid est un moyen pour lui d’accélérer les réformes les pires. Aujourd’hui, il y a du monde, de toutes les générations, malgré la tentative d’interdire la manifestation et la crainte que cela peut provoquer chez certaines personnes. »
Sous le soleil rasant et dans une mer de pancartes et de slogans, la marche vers la place de la Bastille commence. Certains devront attendre plus de deux heures avant de quitter la place de la République, quand la tête de cortège aura depuis longtemps atteint le point d’arrivée. Car la foule est immense. Plus de 100 000 personnes, à coup sûr, 150 000, selon l’estimation donnée par Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, ou l’avocat Arié Alimi, membre de la Ligue des droits de l’homme, 200 000 selon le collectif des organisateurs, et 46 000, selon le ministère de l’intérieur.
À 16 h 45, des échauffourées éclatent près de la place de la Bastille, lorsque plusieurs centaines de membres des Black Blocs attaquent une agence bancaire et répliquent à des charges policières et aux premiers tirs de lacrymogènes. Un dispositif policier massif a été déployé tout au long du parcours.
Dans une lettre adressée à tous les policiers avant la manifestation parisienne, le préfet de police de Paris Didier Lallement leur demandait de tenir « la ligne républicaine jusqu’au bout », sans préciser ce dont il s’agit… Le préfet assure que « dévier de la ligne républicaine qui nous sert de guide, cette ligne qui a éclairé les pas de nos anciens dans les ténèbres de l’histoire, c’est renier ce que nous sommes, c’est ébranler le pacte de confiance qui nous unit à nos concitoyens, c’est perdre le sens de notre mission ».
En écho à ces mots, Murielle, 50 ans, fait un tout autre récit qui explique sa présence. Elle dit avoir découvert la violence de la police contre les gilets jaunes début 2019. « La presse, de manière générale, n’a pas fait son travail. Ce que j’ai vu est effroyable, des violences policières orchestrées à chaque manifestation. Ils ont théorisé le contact direct entre les forces de l’ordre et les manifestants. J’ai perçu le glissement autoritaire du pays. On me répondait que j’étais excessive. Mais voilà, nous y sommes. Si la France lâche sur la liberté d’expression, c’est fini, on doit absolument se battre. »
Au fil du cortège, de nombreuses colères se croisent. Julie, 21 ans, étudiante, est venue pour dire son ras-le-bol. Pas de cours, pas d’avenir et pas de libertés maintenant. Elle a le sentiment d’une descente vers le fascisme et veut arrêter cela avec la manifestation. Elle dit « ne pas vouloir de ce monde-là ».
Marc, gilet jaune, est mobilisé depuis le 17 novembre 2018 et n’entend pas rentrer à la maison. « Enfin une vraie mobilisation contre les violences policières. Sans la possibilité de filmer, on n’aurait pas connu les blessés des gilets jaunes », se félicite-t-il, convaincu que Macron veut un régime autoritaire et que les gilets jaunes se battent contre cela.
Plus loin, Amina, 29 ans, est venue avec des copains de Drancy. Pour elle, c’est l’évidence, les violences policières, elle y est confrontée depuis qu’elle est toute petite, comme tous les jeunes de banlieue. « Si on ne peut plus filmer, s’ils peuvent être toujours armés, alors on ne se sentira plus en sécurité », dit-elle.
« On ne veut pas de cette loi Sécurité globale qui va attaquer notre droit de manifester en donnant carte blanche aux policiers », disent-ils. Eux deux sont venus en couple et avec un enfant en poussette, chose bien rare désormais… « Oui, on a peur, mais c’est important pour nous de montrer qu’on peut manifester en famille. Plein d’amis y ont renoncé, ce n’est pas normal. Ce pouvoir essaie d’effrayer les gens et ça réduit la mobilisation. »
Ça pousse et ça se presse sur le boulevard menant à la Bastille. Et place de la République, on piétine toujours. Le camion sono de la CGT pousse le son, lui, pour égayer les manifestants de son slogan préféré : « Lallement ne fait pas la loi à Paris, et ce depuis 1944 »… À 17 h 30, quelques affrontements ont lieu en bordure de la place de la Bastille – feux allumés, charges policières, jets de projectiles pris dans un chantier –, sans que la situation ne dégénère plus.
Dans le cortège, les discussions se poursuivent. Oui, il y a les violences policières, les menaces sur les droits fondamentaux. Mais c’est tout un climat installé par le pouvoir, son comportement qui sont pointés avec différents mots, et puis cette crise sanitaire qui ruine les projets, les envies et le débat public.
Ismaël, 18 ans, est étudiant en cinéma à Nanterre. Aujourd’hui, c’est un ras-le-bol plus général qu’il est venu exprimer. Confiné depuis un mois, il n’arrive pas à suivre ses cours en ligne. « Je suis obligé de travailler pour payer mon loyer, c’est vraiment compliqué, raconte-t-il. Macron nous dit : “Oui, c’est dur d’avoir 20 ans en 2020”, mais il fait quoi pour nous ? Il nous a lâché 150 euros, mais qu’est-ce qu’on va faire avec ça ? En tant qu’étudiant, j’ai vraiment l’impression d’être arrivé au mauvais endroit au mauvais moment. »
Sensibilisé depuis longtemps à la question des violences policières, il précise qu’il ne se reconnaît pas dans les slogans anti-policiers entendus çà et là. « Ces gens reçoivent des ordres. Il y a une hiérarchie. On a quand même un problème avec notre préfet à Paris. »
Abel, fonctionnaire, 32 ans, porte une pancarte « Justice pour Adama » d’un côté et « Justice pour Michel » de l’autre. « Peut-être que plus de gens s’en rendent compte parce que ça touche des personnes moins marginalisées, mais la violence et le racisme dans la police, ce n’est pas nouveau ! » Il juge complètement « ubuesque que le gouvernement fasse passer une telle loi en plein confinement ». « Quand la France compte 9 millions de pauvres, je crois que la priorité n’est pas de faire passer une loi pour flouter les policiers en intervention. »
Il ajoute que certains n’ont pas voulu ou pu le suivre aujourd’hui dans la manifestation. « C’est quand même une période très compliquée pour beaucoup. Ils doivent faire face à tellement de problèmes déjà dans leur quotidien et certains ont vraiment peur de manifester maintenant. »
Mélodie, étudiante de 18 ans, explique avoir beaucoup hésité à venir à cause de la répression mais aussi de la crise sanitaire. Elle trouve étrange d’être confinée pour se retrouver là dans un tel rassemblement. Armand, étudiant lui aussi, en veut surtout à Macron « de faire passer cette loi en profitant du Covid ». « Cette loi, notre génération va beaucoup plus en souffrir que du Covid », ajoute-t-il.
Sana, 29 ans, se présente comme « libraire au chômage » mais surtout militante à l’Assemblée anti-raciste du XXe, un collectif d’associations. La surveillance généralisée mais aussi le sentiment d’avoir une police en roue libre l’inquiètent particulièrement. « Aujourd’hui, on essaie de nous faire croire que les images de violence sont le problème. Mais le problème, ce sont ces violences que maintenant tout le monde peut voir. »
Stéphanie est lycéenne. Elle est venue avec un groupe de copains « parce que manifester, c’est un droit fondamental et que les policiers ne devraient pas être au-dessus des lois ». À côté d’elle, un groupe brandit deux pancartes qui résument assez bien l’ambiance générale : « 2020, l’odyssée de l’État policier » et « Moins de keufs, plus de teufs ».
Avec des mobilisations tout aussi importantes et inédites depuis des années dans des villes en région, voilà Emmanuel Macron et son gouvernement placés au pied du mur. De nouveaux rassemblements et manifestations sont annoncés pour samedi prochain. « Pour une fois, on est tous d’accord sur l’essentiel. C’est rare et ça montre combien ce pouvoir est mauvais », se réjouissait un manifestant enfin parvenu à la Bastille. À l’Élysée, désormais, de le faire mentir.