Aymeric Elluin, Sébastien Fontenelle, BASTA, 11 septembre 2021
La France est un gros exportateur de matériel militaire. Et elle arme des régimes qui bafouent ouvertement les droits humains. Le livre “Ventes d’armes, une honte française” dresse un tableau accablant de cette « performance ». Extrait.
Le 16 octobre 2018, quelques jours donc après la déflagration de l’assassinat de Jamal Khashoggi, Amnesty International France publie un rapport [1] accablant, démontrant que des armes vendues par la France se trouvent « au cœur de la répression » sanglante de l’opposition égyptienne, et demande, une nouvelle fois, que le gouvernement français respecte enfin les obligations juridiques qui lui interdisent de livrer des équipements militaires à des pays où existe « un risque substantiel que ces armes puissent être utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains ».
Ce dense document rappelle d’abord qu’en sus des avions de combat et des navires de guerre qui lui ont été vendus en 2015, la France a également fourni à l’Égypte, depuis 2012, « des équipements de sécurité plus classiques, dont des véhicules blindés, qui ont joué un rôle direct et bien visible dans les violentes opérations de répression » menées par les autorités de ce pays.
Sur la base des observations directes effectuées sur le terrain en 2013 et après avoir analysé plusieurs dizaines d’heures de vidéo, plusieurs centaines de photos et de très nombreux autres supports visuels fournis par des organisations de défense des droits humains ou recueillis par des médias, Amnesty affirme avoir réuni de très nombreux éléments prouvant que les forces de sécurité égyptiennes ont eu recours, entre 2012 et 2015, pour écraser l’opposition, à des blindés de type MIDS et Sherpa fournis par la France.
Certaines de ces vidéos montrent notamment des policiers égyptiens tirant à balles réelles sur des manifestant·es depuis le couvert de ces blindés légers fabriqués par Renault Trucks Défense (RTD), dont plus de deux cents exemplaires auraient été livrés à l’Égypte, explique l’ONG, qui ajoute que « le manque de transparence et d’exhaustivité des informations communiquées par le gouvernement » français empêche de chiffrer leur nombre plus précisément.
Le rapport apporte des détails : le 14 août 2013, par exemple, des Sherpa ont été déployés un peu partout dans les rues de la capitale égyptienne par les forces de sécurité. Ce jour-là, près de mille manifestant·es ont été tué·es : jamais, dans l’histoire égyptienne moderne, la répression n’avait fait autant de victimes en une seule journée.
Interpellées par Amnesty International, qui leur demande des explications sur cette « utilisation abusive, flagrante et généralisée » de matériels vendus par Paris, les autorités françaises – qui refusent toujours de préciser le volume et la nature exacts de leurs ventes d’armes à l’Égypte – répondent qu’elles n’ont « autorisé l’exportation de matériel militaire à destination de l’armée égyptienne que dans le cadre de la “lutte contre le terrorisme” dans le Sinaï, et non pour des opérations de maintien de l’ordre ».
Problème : la France, parfaitement informée de l’usage qui en était ainsi fait, a continué de livrer des véhicules blindés à la police égyptienne au moins jusqu’en 2014, et à « autoriser des licences à l’exportation de blindés, de pièces et de composants connexes jusqu’en 2017, bien après que des informations crédibles relatives à leur utilisation abusive » contre des manifestant·es avaient été produites.
Pire : « La France a également poursuivi ses livraisons après que les États membres de l’Union européenne eurent convenu, dans les conclusions publiées en août 2013 par le Conseil des affaires étrangères de l’UE et réaffirmées en février 2014, de suspendre les licences d’exportation vers l’Égypte de matériels utilisés à des fins de répression interne. »
Plus encore : la France, selon le même glaçant principe d’irresponsabilité, vend désormais des avions de combat Rafale à l’Égypte, dont l’armée de l’air a, selon Amnesty, « déjà mené à plusieurs reprises des attaques » aériennes « illégales ».
L’ONG demande donc que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles « la France a continué de livrer des véhicules blindés à l’Égypte alors que cela lui est clairement interdit au regard de ses obligations internationales et européennes », et exhorte le gouvernement français à « cesser tout transfert vers ce pays de matériels susceptibles de servir à la répression interne, y compris des véhicules blindés, des armes légères, des équipements à létalité réduite et leurs munitions, utilisés pour assurer le maintien de l’ordre lors de manifestations et dans les lieux de détention ».
Cette supplication sera, pour une fois, suivie d’un – petit – effet : au mois de janvier 2019, Emmanuel Macron, en visite officielle au Caire, dira, lors d’une conférence de presse, que les armes françaises ne doivent pas être utilisées pour le maintien de l’ordre. Mais il n’ira tout de même pas jusqu’à décider de ne plus en vendre à l’Égypte, où les atteintes aux droits humains perdureront après ce fugace rappel…
L’avertissement des avocats
En 2018 toujours, deux organisations non gouvernementales, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et Amnesty International France, demandent à un cabinet d’avocats parisien – Ancile Avocats – un avis relatif aux ventes d’armes de la France à deux des pays les plus actifs de la coalition dirigée par Riyad au Yémen : l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis.
Le volumineux rapport rédigé par ces juristes se révèle – sans surprise – accablant, comme l’explique Amnesty International France dans un long communiqué. Il pointe d’abord l’opacité constante de ces transactions, puis rappelle que la France s’est engagée, en ratifiant le TCA, à ne pas vendre d’armes à des acheteurs susceptibles de les utiliser pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire.
Or, de telles violations ont été, selon l’ONU, perpétrées au Yémen « de façon généralisée et systématique », depuis le début du conflit, par la coalition emmenée par les Saoudiens, qui a bombardé de nombreuses cibles civiles – commerces, écoles, hôpitaux, marchés –, soumis les Yéménites à un blocus mortifère, et usé d’armes interdites par les conventions internationales, comme les bombes à sous-munitions.
Et il est « incontestable » que la France était informée de ces violations : elle pouvait d’autant moins les ignorer qu’elles ont conduit plusieurs de ses voisins européens à interrompre leurs livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite et à ses alliés. Pourtant, Paris a continué à livrer des armes et munitions à l’Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis et à assurer la maintenance de certains de ces équipements, notamment des chars Leclerc.
De la même façon : la France a continué à fournir « une assistance technique sur les Mirage 2000-9 émiriens utilisés dans le cadre du conflit ». Elle autorise également la vente de corvettes Gowind 2500 aux Émirats arabes unis et d’intercepteurs maritimes à l’Arabie Saoudite, alors même que ces bâtiments pourraient être affectés par leurs acheteurs au blocus naval des ports yéménites : ce faisant, estime l’ONG, Paris « contribue à la sanction collective imposée à la population civile yéménite ». Et cela, bien sûr, expose la France à des poursuites.
D’une part, explique le cabinet Ancile, sa responsabilité pourrait être engagée devant un tribunal administratif s’il était démontré que des armes ou des munitions vendues par des entreprises françaises avec l’aval du gouvernement après le déclenchement de la guerre au Yémen en mars 2015 ont effectivement servi à commettre ou à faciliter la perpétration de violations du droit international humanitaire, car cela établirait que le gouvernement français aurait intentionnellement aidé ou assisté un gouvernement étranger à commettre un fait internationalement illicite.
D’autre part, la responsabilité pénale des entreprises françaises ayant vendu ces armes pourrait être engagée : elles pourraient être poursuivies pour homicide involontaire et complicité de crimes de guerre. L’ACAT et Amnesty International France demandent donc au gouvernement français de suspendre ses livraisons d’armes et de technologies militaires à la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, « ainsi que tout soutien logistique et financier à ces livraisons ou toute aide aux opérations militaires de cette coalition, aussi longtemps qu’il existera un risque que ces armes puissent être utilisées pour commettre des violations graves du droit international au Yémen ».
Ces deux ONG réclament également que la France renforce son système de contrôle, qu’elle s’assure « jusqu’au moment de la livraison » que les acheteurs d’armes françaises respectent le droit international, et plus généralement qu’elle « mette fin à l’opacité » qui continue d’entourer ses exportations d’armements, en fournissant au Parlement des rapports annuels plus détaillés.
Bien évidemment, cet appel ne sera entendu ni par le gouvernement ni par les industriels de l’armement.
Aymeric Elluin, Sébastien Fontenelle
Aymeric Elluin est responsable « Armes et peine de mort » à Amnesty international France. Juriste en droit international public, il est titulaire d’un DESS en droit du désarmement et de la maîtrise des armements. En 2006, il rejoint Amnesty International France pour coordonner la campagne « Contrôlez les armes » visant à l’adoption d’un Traité sur le commerce des armes classiques (TCA). Depuis, il est chargé de promouvoir les recommandations de l’organisation en matière de droits humains et de droit international humanitaire, dans le domaine des transferts d’armes classiques.
Sébastien Fontenelle est journaliste indépendant et chroniqueur à Politis. Il est l’auteur d’une quinzaine d’essais dont Les briseurs de tabous (La Découverte, 2012), Les éditocrates 2 : le cauchemar continue (en collaboration, La Découverte, 2018) et Les empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie (Lux, 2020).