Sergio Ferrari 1er mars 2018
Cette édition du FSM – convoquée dans le cadre d’une situation brésilienne et internationale complexe – « exprime la ferme volonté des mouvements et des organisations de ne pas perdre leur voix et leur espace de résistance », affirme la journaliste et militante féministe Rita Freire, animatrice de moyens de communication au service des acteurs sociaux. Elle a fondé CIRANDA International, après le 1er FSM de 2001, et anime le Forum mondial des médias libres. Freire a présidé le Conseil tuteur de l’entreprise brésilienne de communication (fonction dont elle fut destituée par le gouvernement Temer) et elle est actuellement l’une des animatrices responsables du travail d’information sur la session du FSM 2018, à Salvador de Bahia. Fine analyste du processus initié à Porto Alegre, elle continue d’affirmer l’imprescriptible « nécessité de l’unité dans la diversité » pour aspirer à des victoires sociales.
Q : En 2018, le Forum social mondial revient au Brésil, après plusieurs années où il ne s’était pas tenu dans le pays qui le vit naître. Quelle signification aura ce retour pour les organisations et les mouvements sociaux brésiliens ?
Rita Freire : Le retour à la maison peut faciliter le rapprochement de secteurs qui veulent continuer la lutte malgré une situation complexe.
Le secrétariat du FSM, qui facilitait auparavant le fonctionnement du Conseil international, a été transféré du Brésil au Maroc et est confronté à des difficultés. Nous ne pouvons pas non plus oublier que le rapport du Forum avec l’Etat brésilien a été totalement entravé par l’arrivée d’un gouvernement illégitime, dirigé par Michel Temer et résultant d’un coup d’Etat juridico-médiatico-parlementaire.
Raison pour laquelle tenir un FSM dans le cadre de ces conditions, indépendamment de son ampleur, est un fait extraordinaire, fruit d’une société civile convaincue qu’elle doit protéger ses espaces d’expression et de résistance. Il est clair que, par le passé, le FSM a vécu des moments plus favorables pour trouver des appuis nationaux et internationaux. Mais il faut rappeler que ce processus du FSM a vu le jour pour affirmer des principes ayant un sens particulier dans des moments de tempête comme ceux d’aujourd’hui. Pour les organisations de l’Etat de Bahia, le désir d’être protagonistes d’un Forum dédié à la résistance a une valeur particulière.
Q : La situation latino-américaine vit à nouveau une étape marquée par les reculs sociaux. Dans quelle mesure la rencontre de Salvador de Bahia peut-elle apporter une aide dans cette conjoncture si complexe ?
Depuis les coups d’Etat survenus au Honduras (en 2009) et au Paraguay (en 2012), est en cours un processus de démantèlement des démocraties. Au moyen de coups, « durs » ou « mous », par le biais de décisions juridiques anormales, par l’imposition de réformes anti-sociales, etc. Toute cette réalité sera un des grands thèmes débattus au FSM. Ces reculs, évidents sur notre continent, sont accompagnés par des moyens de communication qui criminalisent la gauche et les mouvements sociaux. Il est nécessaire de former la conscience sociale au contrôle des médias et de susciter la méfiance populaire envers l’information facile, imposée, martelée. La production de haine contre la politique et le mépris de la démocratie ne sont pas des choses innocentes. À titre d’exemple, il est significatif d’observer, en Argentine, avec le gouvernement Macri, le démantèlement de la loi sur les médias qui commençait à démocratiser ce secteur. Au Brésil, après la destitution de Dilma Rousseff, le premier acte du nouveau gouvernement a consisté à s’attaquer au modèle participatif des médias publics, à savoir l’Entreprise Brésilienne de Communication (EBC). Il existe une relation étroite entre l’information et la conscience. Une relation tout aussi étroite qu’avec les violences politiques d’aujourd’hui qui reproduisent le récit dictatorial du siècle passé. Cette connexion doit aussi être comprise en écoutant les voix qui évoqueront ces histoires récentes (les cas de Santiago Maldonado et Milagros Salas, en Argentine, et de Berta Cáceres, au Honduras) lors du FSM de Salvador de Bahia. Je suis convaincue qu’il ne s’agit que d’une question de temps pour les mouvements qui protestent et qui se mobilisent contre ces reculs et ces violences. Mépriser ces voix ou les réprimer est une méthode à courte vue de la droite. Salvador de Bahia sera fondamental pour la fermentation de cette conscience et de cette force collective.
Q : La situation mondiale n’est pas meilleure que celle de l’Amérique latine…
Ce FSM a lieu en des temps de propagation d’un conservatisme quotidien, qui s’exprime par le machisme, le racisme, le sexisme, le mépris envers les migrants, la négation du caractère de Jérusalem (Al Qods) comme ville palestinienne, la montée de la peur par rapport à ce qui pourrait être un conflit nucléaire. Est en jeu quelque chose d’essentiel pour le FSM : le respect de la diversité des voix comme facteur de transformation. La possibilité des alternatives sera éliminée si les territoires et les cultures où se forment précisément ces alternatives sont menacés par des politiques restrictives, des disputes globales et des destructions environnementales. Raison pour laquelle, ces voix ont besoin d’occuper la scène des résistances mondiales. La session de Salvador de Bahia pourra apporter une contribution concrète aux mouvements populaires, aux peuples autochtones, aux organisations et aux réseaux de femmes noires, indigènes, quilombolas, LGBT, aux pauvres et aux démunis, qui se sont intégrés à l’effort de convoquer le Forum. L’identité afro-brésilienne des mouvements sociaux de Bahia donnera à cet espace un contact perceptible avec la résistance humaine, créative et transformatrice, modelée par la lutte contre l’esclavagisme. Le dialogue avec les organisations africaines qui viendront à Salvador de Bahia a déjà commencé. Les femmes veulent être entendues et travaillent pour participer à l’assemblée mondiale qui se tiendra dans le cadre du FSM. Les jeunes préparent un grand campement intercontinental…
Q : Juste au moment où prendra fin le FSM de Salvador de Bahia, débutera à Brasilia le Forum mondial alternatif de l’eau (17 au 22 mars). A-t-on réussi à connecter les initiatives de cette nature pour qu’elles n’apparaissent pas comme se faisant concurrence ?
Oui ! le Forum mondial alternatif de l’eau (FAMA) tiendra une réunion de lancement au FSM de Salvador de Bahía, d’où partira une délégation qui se rendra à Brasilia. Vu la proximité de ces deux dates, les agendas sont en train d’être élaborés et complétés. Nous avons une conviction indestructible : les luttes sociales ne peuvent être gagnées que par l’effort et l’ampleur des convergences, ce qui constitue une préoccupation commune de tous les mouvements et acteurs sociaux. C’est la vision présente et le constat historique. La mobilisation contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a fait obstacle et mis en déroute le sommet de Seattle en 1999, s’est ensuite prolongée par les grandes mobilisations qui convergèrent dans l’appel « Anti-Davos », présent dans la genèse et le concept même du Forum Social Mondial. Il est important de signaler que le récent Sommet des peuples (en décembre 2017), alternative à la conférence ministérielle de l’OMC à Buenos Aires, a confirmé dans son agenda 2018 la participation active de ses réseaux et de ses mouvements au FSM de Salvador de Bahia.
Je voudrais insister sur un aspect essentiel. Cette session de Salvador de Bahia, convoquée en peu de temps, avec de faibles ressources – nous n’avons à peine que l’appui de l’Université fédérale et de l’Etat de Bahia – dans une situation nationale et internationale complexe, peut compter sur la force, la conviction et l’enthousiasme des organisateurs. Nous pensons que ce FSM est possible et nécessaire. Et pour les nombreuses organisations et mouvements qui l’impulsent, cesser d’ouvrir l’espace du FSM à la résistance, ce serait renier ce que nous avons affirmé en 2001 à Porto Alegre.